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I •
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SOUVENIRS
DE LA
BARONNE DU MONTET
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de repro-
duction et de traduction en France et dans tous les pajs étrangers,
j compris la Suède et la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la
librairie) en novembre 1904.
PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET G", 8, RUE GARANCIÈRE. — 4445.
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Ai.KXANDRiNK UK LA HOrTlTl K H K DE SAINTMARS
HAHONNF DU MON! ET
1785.- 1866
SOUVENIKS''------'^--''-
DE LA
BARONNE DU MONTET
II
1785-1866
Avec un portrait en héliogravure
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C^ IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE OARANGIÈRE — 6*
1904
Tout droits réstrvét
PRÉFACE
Les souvenirs que Ton va lire ont été légués à mon père,
le comte de laBoutetière(l). Ancien officier de cavalerie,
il avait repris du service en 1870, et commandait au siège
de Paris le 3* bataillon des mobiles de la Vendée. Décoré
de la Légion d'honneur pour sa vaillante conduite à la
bataille de Champigny, où il fut grièvement blessé, mon
père mourut en 1881 des suites de ses blessures; cette fin
prématurée Ta seule empêché de donner suite à l'intention
que je lui ai toujours connue de publier les Mémoires de
sa tante,^ la baronne du Montet. Je suis donc certain de
remplir un de ses désirs en les présentant aujourd'hui au
public; peut-être aussi de ne pas aller à l'encontre des
volontés de l'auteur, bien que la modestie de Mme du
Montet prétendît que ses Mémoires ne méritaient que
l'oubli et le dédain, « comme les feuilles mortes d'une
saison passée », et qu'elle ait écrit dans un jour d'épi-
gramme qu'un de ses neveux les déchirerait pour en faire
des bourres à fusil.
Marie-Henriette-Radegonde-AIexandrine Prévost de la
(1) M. de la Boutetière était aussi un savant; il est l'auteur de plusieurs
ouvrages historiques sur le Poitou et la Vendée.
5377:^3
":A: :^i^'tï^pî^Ii5-Rè•^I'^'S^ï^o^ ^^ montet
Boutetière de Saint-Mars, baronne de Fisson du Montet,
était née à Luçon, le 30 janvier 1785, d'une des plus
anciennes et des plus distinguées familles de la Vendée.
Son père, Jean-François Prévost de la Boutetière de
Saint-Mars, était capitaine de cavalerie au régiment d'Or-
léans et chevalier de Saint-Louis. Sa mère, Adélaïde-
Paule-Françoise comtesse de la Fare(l), était fille du mar-
quis delà Fare, maréchal de camp, et sœur de Mgr de la
Fare, évoque de Nancy, qui, pendant la Révolution, fut
agent de Louis XVIII à la cour de Vienne et devint sous
la Restauration archevêque de Sens et cardinal.
A Tâge de six ans, Alexandrine suivit ses parents dans
l'émigration. Sa mère a laissé le récit des misères qu'elle
éprouva (2), et Alexandrine, devenue Mme du Montet, se
rappelait avec un serrement de cœur la poignante tristesse
des soirées d'exil, dans cette Allemagne où les tracasse-
ries et la persécution furent le seul accueil fait aux
émigrés.
En 1796, grâce à la protection de son oncle Tévéque de
la Fare, l'arcliiduchesse Marie- Anne, sœur de l'empereur
François II, abbesse du chapitre noble des chanoinesses
de Prague (3), voulut bien se charger de son éducation.
Alexandrine et sa sœur Henriette entrèrent donc au cou-
vent de la Visitation à Vienne, où pendant les six années
(|u'elles y ont passées cette généreuse princesse ne cessa
(1) Chanoiaesse du chapitre des dames comtesses de l'Argeiitière en
Lyonnais.
(2) Mémoires de Mme la comtesse de la BouTSTièRE de Saint-Mabs. An-
gers, imp. Lacliëze et Doibeau, 1844.
(3) Le chapitre insigne de Marie-Thérèse du Haradchin de Prague est
le premier des quatre grands chapitres d'Autriche ; Tabbesse doit apparte-
nir & la maison impériale.
PRÉFACE III
de les combler des témoip^nages de sa bonto et de sa bien-
veillance. C'est à cette époque qu'Alexandrine nouait en
Autriche tant d'amitiés aussi solides que distinguées, tout
en recueillant les fruits d'une éducation parfaite. La supé-
rieure, lisons-nous dans les Mémoires de la comtesse de
la Boutetière, « était Française, avait été élevée à Saint-
Cyr comme moi, elle avait accueilli beaucoup de reli-
gieuses françaises de son ordre... ».
En 1801, le temps des plus dures épreuves étant passé
pour les émigrés, Alexandrine put regagner la France
avec ses parents. Les terres de la famille étaient vendues,
le château brûlé, les promenades d'agrément arrachées;
mais les exilés revovaient le sol natal, et Mme de la Bou-
têtière disait qu'elle n'avait à l'étranger trouvé que des
peines.
Neuf années plus tard, le 20 décembre 1810, Alexandrine
de la Boutetière reprenait la route de Vienne, ce cher
Vienne qu'elle appela toujours la ville de sa jeunesse et
de son bonheur ; elle allait y épouser le baron du Montet
dont elle fait dans ses souvenirs le plus brillant portrait.
Joseph, baron deFisson du Montet, était fils du premier
président du parlement de Nancy. D'une famille dévouée
depuis des siècles aux princes de la maison de Lorraine,
il suivit ses parents en émigration à Vienne. Admis à
l'école des Cadets, puis officier dans l'armée autrichienne,
Joseph du Montet avait pour lui les plus rares qualités
morales et physiques. Sa bravoure jointe à sa grande
jeunesse, à la distinction de sa tournure, et à la plus char-
mante figure du monde, fit l'admiration de ses camarades,
Plusieurs fois blessé, il s'était signalé à différentes reprises
IV SOUVENIRS DE LA BARONNE DU MONTET
par son sang-froid et son courage. Lieutenant en premier
à vingt-trois ans, capitaine deux ans plus tard, il obtint
ensuite le commandement du régiment de S. A. I. Tarchi-
duc Charles, avec le grade de lieutenant-colonel. Ses
actions d'éclat lui avaient valu la croix de chevalier de
Tordre de Marie-Thérèse, qui n'est conférée que pour faits
\ de guerre, et sur prouves de noblesse paternelle et mater-
nelle. Mais ses blessures et les fatigues de la campagne
de 1809 avaient altéré sa santé au point d'interrompre ses
services militaires. Chambellan de l'empereur d'Autriche
et décoré de l'ordre de Saint-Louis, il fut à différentes
reprises chargé de missions importantes.
De son côté, la baronne du Montet sut se faire à Vienne
de hautes et puissantes amitiés. Nommée dame de l'ordre
de la Croix-Etoiléc et dame du palais de l'impératrice
d'Autriche, elle était très appréciée dans cette brillante
cour, où elle retrouva toutes ses amies d'enfance du cou-
vent de la Visitation. Sa naissance et ses relations lui
ouvraient toutes les portes; son amabilité, sa grâce, le
charme de ses manières lui gagnèrent tous les cœurs.
C'est la période la plus intéressante de la vie de Mme du
Montet; sous ses yeux se déroulent les événements les
plus importants de cette époque si agitée, elle assiste à
toutes les fêtes de Vienne, et voit de près bien des per-
sonnages illustres, autant de précieux souvenirs qu'elle
évoquera plus tard pour ses petits-neveux.
Pourtant, malgré leur situation dans la haute société
viennoise, ni elle, ni son mari n'oubliaient la France. Cette
France « qu'on quitte avec douleur, et où l'on veut reve-
nir mourir ». En 1824, ils firent leurs adieux à l'Autriche
PRÉFACE V
pour se fixer à Nancy, pays d'origine de M. du Montet.
C'est dans cette charmante ville, « qui n'était plus qu'une
jolie bourgeoise après avoir été une grande dame », selon
l'expression de Mme du Montet, qu'elle habita pendant
quarante-deux ans au milieu des siens, dans un cercle
d'amitié, d'estime et de respect. D'une piété solide en
même temps que femme du monde accomplie, elle garda
jusqu'au dernier jour la vivacité de son esprit et, comme
elle le préconise elle-même, ce beau système do sévérité
noble, d'indulgence souriante et de gaieté gracieuse
qu'une femme doit pratiquer dans ses dernières années.
Sa conversation était agréable et sérieuse; comme dans
ses écrits, l'on y trouvait sous des dehors enjoués autant
de sagesse que de pénétration, voire d'expérience. Son
salon toujours ouvert était très recherché : ses causeries
charmantes, sa distinction, son affabilité y retenaient une
société choisie. Une notabilité parisienne ou viennoise
traversait-elle Nancy, sa première visite était pour Mme du
Montet, qui, instruite sur tout, avait le don de faire valoir
chacun.
Mais une grande douleur vint déchirer ce cœur si sen-
sible, le baron du Montet mourut à Nancy en 1841. D'une
union si tendre il n'était pas né d'enfants ; leur cœur en
adopta. Jamais neveux ne furent plus choyés que ceux de
la baronne du Montet; les enfants de sa sœur, la marquise
de Villevielle, restés orphelins très jeunes, trouvèrent en
elle une seconde mère ; ceux de son frère, le colonel de la
Boutetière, furent l'objet de sa constante sollicitude et
gardent de sa mémoire le plus respectueux souvenir. Elle
s'est éteinte à Nancy le 16 janvier 1866, âgée de quatre-
VI SOUVENIRS DE LA BARONNE DU MONTET
vingt-un-anSj entourée de l'affectueuse reconnaissance de
ses neveux et des regrets de ses nombreux amis.
Sur la fin de ses jours, elle a réuni, à la demande des
siens, « les petites feuilles de ses souvenirs », pages au
charme vieillot, écrites sans prétention, au hasard de sa
mémoire, pour noter une anecdote, croquer un portrait,
raconter un souvenir intéressant de sa vie si mouve-
mentée. Loin de sa modestie l'idée d'être une femme
auteur, et sans doute elle n'avait pas prévu que la grâce
délicate de ses pages dépasserait le cercle étroit de la
famille. Le lecteur reprochera-t-il à un arrière-neveu de
n'avoir pas pensé de même?
Comte de lx Boutetière.
Château de Faymoreau- Vendée, 13 septembre 1904.
MES PETITES FEUILLES DÉTACHÉES
Si votis imaginez donner à mes pauvres petites feuilles déta-
chées d'autre intention que celle d'une causerie intime de
famille, d'une conversation sans conséquence, sans prémédita-
tion, de bons petits radotages même, si vous voulez^ vous serez
dans V erreur.
Dans la première jeunesse^ on aime à entendre raconter; le
monde est si nouveau alors I Plus tard on écoute avec distrac-
tion ou indifférence^ souvent même avec impatience; l'intérêt
du moment absorbe tout, le courant emporte^ on est entré à
pleines voiles dans la vie. Dans la vieillesse on aime conter;
toute la vie est dans le passé, et l'on est jaloux de l'avenir.
Ayez pitié et indulgence! laisse z-moi mes derniers sourires,
ceux d'autrefois; je n'en ai plus aujourd'hui; laissez quelques
larmes tomber, hélas ! comme la froide rosée d'automne sur les
feuilles jaunies que le premier souffle du vent d'hiver va déta-
cher de l'arbre. . . Elles deviennent rares, ces larmes, et se tari-
ront bientôt pour toujours I laissez mes souvenirs, quel qu'eti
soit l'objet, jeter leurs dernières vacillantes et inutiles lueurs;
ils sont prêts à s'éteindre pour ne se raviver jamais!. . .
Si dans un moment d'ennui ou de souffrance, un de mes petits-
neveux ou arrière-petites-nièces trouve ce livre dans l'ombre et
la poussière où on Vaura relégué; s'il distrait ou console un
VIII SOUVENIRS DE LA BARONNE DU MONTET
instant un cœur fatigué, une imagination malade, j'aurai sur-
vécu à la mort. En vérité, ce pauvre livre parlera après moi,
comme je parle de mon vivant, sans étude, sans fiel et avec
l'abandon d'une bomie jaserie.
Baronne du MONTET.
SOUVENIRS
DE LA
BARONNE DU MONTET
MESDAMES LES ARCHIDUCHESSES MARIE-CLÉMENTINE
ET AMÉLIE EN 1 795
Émîgrée à l'âge de cinq ans, mes souvenirs sont souvent
étrangers à ma patrie.
J'avais dix ans et ma sœur onze lorsque notre oncle, M. de
Ja Fare, ancien évoque de Nancy, nous présenta à Vienne à
Mmes les archiduchesses Clémentine et Amélie : la première
était déjà fiancée au prince de Galabre, prince royal de Naples ;
c'est la mère de Mme la duchesse de Berry (1); la seconde est
morte à peine âgée de vingt ans. Mme l'archiduchesse Clé-
mentine, depuis princesse royale de Naples, était très mar-
quée de la petite vérole, mais elle avait un véritable port de
reine. Mme l'archiduchesse Amélie était petite; elle avait un
air doux et souffrant. Les deux princesses s'amusèrent de
notre vivacité et de la naïveté de nos réponses; elles nous
demandèrent plusieurs fois à mon oncle et nous comblèrent
de bontés. Après avoir dîné chez la comtesse Philippine de
Dombasle, fille de la grande maîtresse, nous passions chez
Mmes les archiduchesses; nous y étions respectueuses, nous
(1) L'archiduchesse Marie-Clémentine, fille de l'empereur Léopold II,
épousa le 25 juin 1797 son cousin, François- Janvier- Joseph, prince royal
de Naples, qui devint, en 1825, roi des Deux-Siciles sous le nom de
François I*'. La princesse Marie-Clémentine mourut peu de temps après
son moriage, en 1801. (Éd.)
i
:-jf.'.'.' ......•••• SOUVENIRS
y arrivions avec une joie d'enfant qui leur inspirait une
aimable bienveillance. Ces jeunes princesses menaient une
vie fort triste. Mme Clémentine, fiancée depuis longtemps au
frère de sa belle-sœur (4), avait beaucoup à souffrir des bizar-
reries de l'humeur de Timpératrice; les circonstances poli-
tiques s'opposaient à son départ pour Naples. Le portrait en
cire du prince, son futur époux, était en buste de grandeur
naturelle sur une console; il était excessivement blond, blanc
et couleur de rose. Elle s'amusait de notre étonnement à la
vue d'un portrait si semblable à la réalité; nous ne pouvions
en détacher nos yeux. Les deux jeunes princesses passaient
quelquefois leurs belles mains dans nos longs cheveux et
s'amusaient à les relever d'une manière pittoresque. 11 y avait
un piano dans le salon; nous osâmes un jour supplier
Mme l'archiduchesse Amélie d'en jouer; elle sourit d'une
demande si contraire à l'étiquette, mais elle s'approcha de
l'instrument, et en tira quelques accords tristes et doux
comme elle; ses mains étaient d'une beauté ravissante.
Mme l'archiduchesse Clémentine devait recevoir une pré-
sentation un après-dtner; ses femmes entrèrent pour l'habil-
ler; elle voulut bien permettre que nous assistions à sa
toilette, ce qui nous causa une joie extrême. Ses femmes se
rangèrent en demi-cercle derrière elle; on lui présenta une
robe à gaze blanche, à bouquets de fleurs de pensées satinés
et appliqués, qu'elle passa rapidement; jamais je n'ai vu une
toilette se faire plus vite. La belle taille de la princesse, sa
grâce majestueuse étaient sa plus noble et constante parure.
Mme l'archiduchesse Clémentine a gardé les tailles longues
jusqu'à son mariage.
A cinq heures, les deux battants d'une grande porte s'ou-
vraient, et deux laquais posaient au milieu du salon une
petite table sur laquelle se trouvaient des glaces, des oranges,
des biscuits et quelques sucreries; les princesses seules s'en
approchaient : elles prenaient fort peu de chose, mais les
(1) L'empereur François II, frère de Tarchiduchesse Marie-Clémentine,
avait épousé en seconde noces une princesse de Naples. Il eut d'eUe treize
enfants. (Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET *'• "3*"
bonbons et les oranges nous étaient aussitôt donnés; enfin,
pour mettre le comble à nos petites prospérités, les princesses
voulurent bien permettre que Mme Philippine de Dombasle
nous conduisît à Schœnbrunr un jour qu'elles devaient y
diriger leur promenade.
Mmes les archiduchesses étaient dans une antique berline
avec Mme la comtesse de Dombasle, leur grande maîtresse;
nous suivions dans une voiture de la cour avec Mme Philip-
pine; tous les archiducs attendaient leurs augustes sœurs à
Schœnbrunn, ce qui nous intimida d'abord beaucoup. Quoique
bien jeune encore, l'archiduc Charles était déjà à cette époque
l'idole de l'armée et l'espérance de la monarchie autri-
chienne (1). — Les autres princes étaient accompagnés par
leur vieux gouverneur, le vénérable baron de Hager : sa
figure était couvertes d'honorables cicatrices. Le costume des
archiducs paraîtrait bien plaisant aujourd'hui : ils étaient
vêtus d'habits de taffetas richement brodés; ils étaient frisés
à Toiseau royal; portaient des bourses, des chapeaux à claque,
et de longues épées.
C'était au mois de niai 1795. La plus aimable et la plus
fraternelle intimité régnait entre les jeunes princes et Mmes
les archiduchesses. Le plus jeune des archiducs, l'archiduc
Hudolph, depuis cardinal et archevêque d'Olmutz, avait grande
envie de courir et de galoper avec nous; je vois encore en sou-
venir cette petite figure si gaie, si franche, si pompeusement
parée.
On nous fit voir la ménagerie : oh ! que celte journée fut
belle!.. Songez que nous avions dix et onze ans; que nous
avions déjà bien souffert de toutes les rigueurs et de toutes
les privations de l'émigration, de ses humiliations môme. Il
faut pourtant qu'en toute vérité je vous dise que nous ne
fûmes pas éblouies de ce changement de situation. Nous avions
un grand fond de dignité naturelle, de la timidité sans gau-
cherie et sans sottise.
(1) L'archiduc Charles allait commander, en 1796, les troupes impériales
sur le Rhin. {Éd.)
- A
'4- ••• • SOUVENIRS
VISITR d'adieu de MADAME L' ARCHIDUCHESSE CLÉMENTINE
Mme rarchiduchesse Clémentine, mère de Mme la duchesse
de Berry, vint faire sa visite d^adieu dans notre beau cou-
vent, à son départ pour Naples. Elle paraissait très satisfaite;
elle nous combla, ma sœur et moi, de marques de bienveil-
lance; elle entra au réfectoire; elle ne voulait pas que nous
quittions nos places, mais le respect et TafTection nous grou-
pèrent autour d'elle. Elle était vêtue d'une robe de soie grise,
avec un chapeau et des plumes de la même couleur. Elle
parla de son voyage et de l'Italie avec une satisfaction mar-
quée; cette princesse si éminemment distinguée échangeait,
hélas! une vie contrainte et monotone contre un avenir court,
agité, et bien malheureux!... Elle est morte de la poitrine, à
Palerme; elle n'a laissé qu'un enfant, la princesse Caroline
(Mme la duchesse de Berry).
LA CONFIRMATION
Mme l'archiduchesse Marie-Anne, sœur de l'empereur Fran-
çois II, abbesse du chapitre des dames chanoinesses de Prague,
fut notre noble bienfaitrice; elle se chargea de notre éduca-
tion et sa protection nous valutdes distinctions flatteuses dans
le monastère où nous fûmes élevées à ses frais; elle voulut
être notre marraine de confirmation, se tint près de nous
pendant la cérémonie, la main appuyée sur notre épaule; elle
posa elle-même le bandeau de satin blanc sur notre front;
elle voulut même ajouter ses propres noms, Marie-Anne, à
ceux que nous portions déjà. Ramenées dans la salle de com-
munauté après la cérémonie, qui avait été faite par notre
oncle, Mgr de la Fare, notre auguste marraine, assise sur un
fauteuil placé sur une estrade, nous fit venir auprès d'elle,
nous donna ses mains à baiser, et nous fit présent à chacune
d'une montre et d'une chaîne d'or.
Une telle journée ne s'efface ni du cœur, ni de la mémoire.
DE LA BARONNE DU MONTET 5
LES VISITES. — MADAME ROYALE
Les princesses entraient souvent dans le couvent. Les pen-
sionnaires mettaient alors la robe d'étamine noire à tratne ;
on nous donnait le voile et la collerette de batiste d'une
éblouissante blancheur, le collier et les manchettes de blonde
noire; une croix d'argent était suspendue à notre poitrine
par un ruban rose ou bleu, et sur notre épaule gauche bril-
lait un petit médaillon représentant saint Jean Népomucène,
entouré de pierres de Bohême ayant presque l'éclat du dia-
mant. Dans cette parure qui complétait le grand gala, nous
allions attendre les royales visites à la po^te d'entrée du
monastère; nous ôtions le gant blanc de la main droite, et
nous baisions la main aux princesses de la maison impériale
seulement. Quelques pensionnaires étaient choisies pour leur
faire cortège pendant tout le temps que durait la visite.
Filleules de Mme l'archiduchesse Marie-Anne, nous avions
habituellement cet honneur, ma sœur et moi; mais un jour, à
l'intérêt ordinaire de telles visites pour de jeunes pension-
naires, se joignit un sentiment qui ne peut s'exprimer. Les
portes du noble monastère s'ouvrirent, et une jeune prin-
cesse vêtue de noir, ayant la marche rapide, le parler bref
et brusque, une beauté céleste, des yeux bleus d'une gran-
deur et d'une expression uniques, des cheveux blonds cen-
drés superbes, une taille svelte et bien prise, le teint vif,
éclatant et beau, mais la peau un peu rude, traversa comme
un trait les vastes clottres^ s'assit un instant dans la salle,
jeta alternativement des regards doux, sévères et inquiets;
puis reprit sa marche rapide, s'élança dans les jardins comme
quelqu'un qui fuit, en fit le tour avec une précipitation sin-
gulière, parut quelquefois vouloir éviter des yeux inondés
de larmes qui s'attachaient sur elle. C'était Mme Royale de
France.
Mmes de Dombasle et de Chanclos, nommées successive-
ment grandes maîtresses de Mme Royale, eurent bientôt
changé ce qu'il y avait de trop prompt dans les manières et
(5 SOUVENIRS
l'expression de la jeune princesse. Elle prit, en arrivant à
Vienne, le deuil de ses augustes parents; on lui fit faire un
trousseau digne de son rang, car la royale orpheline avait
rejeté avec un noble dédain, à la frontière, celui que le Direc-
toire lui avait destiné. Traitée absolument et en tout comme
les archiduchesses, sœurs de l'Empereur; aimée et vénérée du
bon peuple viennois, elle inspira, dit-on, un sentiment plus
vif à l'archiduc Charles. Son respect pour une des volontés
de Louis XVI fixa la destinée de l'infortunée princesse : elle
^ épousa Mgr le duc d'Angoulême.
J Une seule personne sembla ne pas partager à la cour
/ de Vienne la touchante et vive sympathie qu'inspirait
I Mme Royale. L'impératrice (Marie-Thérèse de Bourbon, prin-
cesse de Naples et sœur de Marie-Amélie, depuis duchesse
' d'Orléans) manqua souvent d'égards pour la jeune princesse,
et jeta quelque amertume sur son séjour à Vienne, comme au
reste elle en avait jeté sur l'existence de ses deux belles-sœurs.
Mmes les archiduchesses Clémentine et Amélie. L'impéra-
trice, bizarre, ignorante et très mal élevée, éprouvait une
sorte de jalousie et de malaise devant des jeunes princesses
qui lui étaient fort supérieures par les rares qualités de leur
cœur et les agréments de leur esprit et de leur ftgure. Elle
était capricieuse, ses occupations futiles, et ses jeux souvent
vulgaires. Elle aimait les travestissements, et choisissait de
préférence les moins distingués.
Elle avait fait construire à Laxenbourg, charmante rési-
dence d'été, auprès de Vienne, un pavillon où elle avait voulu
que tout fût à rebours du bon sens : la cave se trouvait au
grenier; la cuisine dans le salon, etc. Tout y était renversé,
retourné, déplacé; ce pavillon, auquel elle avait donné le
nom du Caprice, a été fermé et abandonné à sa mort; on ne le
montre plus aux étrangers.
Cette princesse avait donné une preuve de meilleur goût
dans la construction du charmant château des chevaliers,
Ritter-Schloss, que Ton admire et que Ton admirera toujours
dans ce beau parc de Laxenbourg. Elle y avait réuni une
multitude d'objets anciens, curieux et authentiques, tous
DE LA BARONNE DU MONTET 7
adaptés aux mœurs et aux usages chevaleresques; c'est un
château délicieux.
Il faut encore que je vous dise que, lorsque Mme Royale
quitta Vienne, qui lui avait témoigné un si constant intérêt,
pour se rendre à Mitau, elle fut regrettée par le bon peuple
de la ville. La haute noblesse ne se montra ni moins sensible
ni moins hospitalière; les jeunes archiducs fondirent en larmes
à son départ; leur vénérable et vieux gouverneur, le baron de
Hager, partageait encore cette émotion en la racontant à sa
fille, notre chère Marie-Séraphine, religieuse à la Visitation,
et Tune de nos maîtresses les plus chéries.
J'ai vu plusieurs personnes douter et s'étonner niaisement
de ce que Mme la Dauphine eût été belle. Ces personnes ne
Tavoient vue qu'à son retour en France, âgée de près de
quarante ans, et après que des malheurs inouïs et des cha-
grins continuels avaient flétri sa jeunesse et sa beauté. J'ai
eu l'honneur de revoir Mme la duchesse d'Angoulôme à Paris,
en 4848; assurément je ne retrouvai plus en elle la fraîcheur
et la beauté de la jeune fiancée partie de Vienne en 4799; à
peine aurais-je pu la reconnaître; ses yeux, jadis si grands et
si beaux, semblaient fatigués et meurtris par les larmes; ils
étaient très rouges. Sa taille était assez agréable encore à
cette époque (4848); la princesse était très maigre; elle était
vêtue avec élégance et son expression était plus triste que
mécontente.
Ce changement me parut naturellement bien plus grand
six ans plus tard, de 4824 à 4830, où je la vis pour la der-
nière fois. Sa taille épaisse, ses traits grossis, sa démarche
plus brusque, ses paroles saccadées, et le son de sa voix assez
désagréable m'inspirèrent une sorte d'émotion pénible. Son
maintien avait perdu la dignité que je lui avais vue dans sa
première jeunesse; elle portait sans grâce de magnifiques
robes, dont il était facile de voir qu'elle ne s'occupait ni se
souciait le moins du monde. Des soucis amers froissaient et
indisposaient sans cesse cette âme si noble et si élevée : elle
avait immensément pardonné; on exigeait qu'elle oubliât!
Personne n'a conservé plus de grandeur dans le malheur.
8 SOUVENIRS
ni plus de simplicité dans Téclat de la fortune. Elle se levait
habituellement à six heures du matin, au château des Tuile-
ries. En hiver, on lui préparait son feu qu'elle allumait elle-
même; elle passait plusieurs heures seule et occupée de choses
sérieuses, avant que ses femmes entrassent dans sa chambre.
Elle aimait Villeneuve-l'Étang et y allait souvent; un de ses
plaisirs était d'y recevoir les nombreuses élèves des maisons
d'éducation qu'elle avait fondées; sa bienveillance avait bientôt
vaincu la timidité des enfants, qui se livraient, sous ses yeux,
à toute la joie et aux jeux de leur âge. La promenade se ter-
minait par un goûter dont Mme la Dauphine se plaisait à leur
faire les honneurs et dans lequel ils montraient un grand
appétit et une grande gaieté. Mais me voilà déjà bien loin de
mon couvent!... je vous ai fait sauter sur trente années :
revenons-y, je vous prie.
l'aigle du prince EUGÈNE DE SAVOIE
Le palais du Belvédère^ aujourd'hui palais impérial et
musée de tableaux et d'armes antiques, avait été habité par
le célèbre prince Eugène. J'y ai vu, quelques jours avant
d'entrer au couvent, au mois de mai 4795, un vieil aigle aux
ailes blanchies, un véritable aigle décrépit, qu'avait singuliè-
rement affectionné l'illustre guerrier... L'aigle du prince
Eugène est mort lorsque l'aigle de bronze de Napoléon a pris
son vol.
ESPIÈGLERIE DE l'eMPEREUR JOSEPH
Les murs qui séparaient le jardin du couvent du Belvédère
étaient déjà fort hauts autrefois ; cependant l'empereur Joseph,
méditant une malice, fit un jour observer à Mme de Fossières
qu'ils ne l'étaient pas assez. On ne lui répondit que par un
sourire d'incrédulité; quelques jours après, par une belle
soirée d'été, à la nuit tombante, et au moment où les pension-
DE LA BARONNE DU MONTET 9
naires revenaient de la petite chapelle du bois, en chantant
des cantiques, on aperçut, avec un grand effroi, quelques têtes
d'hommes, au-dessus des hautes charmilles qui garnissaient
les murs : aussitôt courses rapides vers la maison, grande
déroute, cris et terreur panique ! Mais la comtesse Schaff-
gotsch, veuve d'un comte de Brûhl, très belle et fervente
religieuse, ne s'en tint pas là; saisissant la seule arme qui se
trouvait sous sa main, un immense balai de jardinier, elle en
menaça les téméraires agresseurs : l'empereur Joseph, en
personne, était à leur tête, grimpé sur une de ces hautes
échelles qui servent à tailler les charmilles, et il ne se rappe-
lait jamais sans rire l'héroïque menace de la comtesse de
Schaffgotsch (1). Cette plaisanterie impériale fit exhausser
encore les murs déjà fort élevés.
L'empereur Joseph (2) témoigna toute sa vie la plus grande
considération à Mme de Fossières ; ses nombreuses réformes
n'atteignirent pas le couvent dont elle était supérieure; il
accueillit toutes ses demandes, écouta toujours ses avis, et
souvent ses réprimandes.
Il aimait à venir causer avec la religieuse française déjà
sur le déclin de l'âge, dont l'esprit élevé, les connaissances
rares et la conversation intéressante et spirituelle lui fai-
saient dire qu'il serait heureux d'avoir un ministre aussi
éclairé qu'elle. Mme de Fossières avait atteint un grand âge
sans avoir perdu aucune de ses facultés, lorsque nous entrâmes
au couvent; elle le quitta dans les dernières années de sa vie
pour aller établir une maison à Venise. Celle de Vienne, après
son départ, a perdu tout son lustre.
Marie-Thérèse avait une estime toute particulière pour
Mme de Fossières; on se rappelait lui avoir vu tenir pendant
une longue conversation son éventail de manière à ce que la
religieuse ne fût pas incommodée par le soleil.
(1) La comtesse de Scban'gotsch dont il est ici question était veuve
lorsqu'eHe se fît religieuse ; elle était grand*mère d'une de nos compagnes,
la comtesse de Brûbl, mariée au comte de Thun, seigneur d^ magnifique
château et seigneurie de^otschen sur TËibe.
(2) Joseph II est mort en 1790. (Éd.)
\
10 SOUVENIRS
Je suis fâchée d'avoir oublié une multitude d'anecdotes
caractéristiques sur cette grande souveraine et l'empereur
Joseph, son fils. Que je vous dise cependant, parce que cela
me revient à Tesprit et me paraît plaisant, qu'une dame
s'extasiait devant l'impératrice sur l'admirable discours qu'elle
avait tenu aux Hongrois^ lors de sa plus grande détresse, dis-
cours auquel les Hongrois répondirent par un sublime élan,
et en élevant leurs sabres : Moriamur pro noslro rege Maria-
Theresiaf (Mourons pour notre roi Marie-Thérèse!) et sur le
singulier et heureux à-propos qui avait fait jeter des cris plain-
tifs au jeune archiduc Joseph (depuis Tempereur Joseph II)
au moment le plus pathétique de cette harangue. L'impéra-
trice interrompit la dame en lui disant : « Ma chère, cela est
vrai, les gémissements de mon fils firent un très bon efi'et;
mais je suis obligée de vous avouer que je lui pinçai le der-
rière pour obtenir ce résultat. »
L.K PRINCESSE LOUISE DE CONDE
Mme la princesse Louise de Condé (1) habita momentanément
à deux reprises difi'érentes le monastère où je fus élevée. Elle
y arriva, la première fois, avec quelques femmes d'une condi-
tion obscure, qu'elle avait réunies pour fonder un ordre reli-
gieux. Une telle association ne pouvait durer longtemps : la
princesse se sépara d'une société si peu digne d'elle. Nous la
voyions souvent pendant son séjour dans l'intérieur du cou-
vent. Elle nous fit l'honneur de nous appeler plusieurs fois.
Son costume était d'une simplicité qui étonnait et affligeait.
Elle était revêtue d'une robe de grosse serge de laine noire,
son fichu était de toile ou de très grosse mousseline, et son
bonnet rond semblable à celui des tourières de couvent. Mais
son langage était aimable et ses manières très nobles sous ce
désagréable et très lourd accoutrement. Elle avait si peu de
(1) Cf. sur Louise de Condé ses Leitret intimes à M. de La Gervaisait,
publiées par Paul Viollet. Paris, Perrin.
DE LA BARONNE DU MONTET 11
moyens d'existence, à cette époque, qu'elle se défit de quelques
bijoux qui devaient lui être bien chers ; iî y avait, entre autres,
deux bagues contenant des cheveux de son illustre père.
Mme Louise revint à Vienne avec les religieux et religieuses
de la Trappe qui passèrent plusieurs mois dans les bâtiments
extérieurs du couvent, où on leur accorda une généreuse hos-
pitalité. Elle s'y était réunie à la communauté des femmes qui
suivaient la règle des frères errants de cet ordre. Elle l'obser-
vait dans toute sa sévérité : silence, jeûnes, austérités de tous
genres.
Nous la voyions souvent passer les yeux baissés, pâle, exté-
nuée de fatigues et de veilles; nous distinguions sa belle voix
dans les chants d'église. Elle quitta les Trappistes lorsqu'ils
partirent de Vienne pour la Russie.
C'était un étrange spectacle que cette communauté de reli-
gieux voyageurs, suivis d'une communauté de femmes et
d'une grande quantité d'enfants des deux sexes, séparés les
uns des autres, mais vêtus comme les religieux et les reli-
gieuses, que l'on soumettait à d'excessives austérités pour
leur âge. Il y en avait de bien jolis sous ce costume; il faut
même avouer que quelques-uns avaient de la fraîcheur et
semblaient jouir d'une bonne santé. Mme Louise, vaincue par
tant de souffrances, se sépara des Trappistes avec la jeune
Herminie de Rougé, que sa mère avait saintement et cruelle-
ment confiée à cette communauté errante. Celte jeune fille
délicate fut au moment de succomber. Elle entra aux Salé-
siennes et devint notre compagne; cette pauvre petite reli-
gieuse était âgée de treize à quatorze ans. Elle ne put ni
vaincre sa timidité, ni développer sa mémoire. Elle avait une
si grande habitude du silence que, malgré nos tendres et tou-
chantes sollicitudes, nous ne pûmes jamais lui faire proférer
que des monosyllabes. Elle était d'une bonté et d'une douceur
angéliques, appliquée, obéissante. On voulut lui faire appren-
dre à danser, par ses compagnes, pour la dégourdir un peu;
la soumission de la docile créature fut mise à cette plaisante
épreuve : elle tombait tout d'une pièce, et nous ne pûmes
jamais la faire sauter qu'à pieds joints. Mme de Rougé en fut
iS SOUVENIRS
alarmée, Herminie sortit du couvent; elle est morte carmélite
en France ! Pauvre Herminie l
LE DUC DE BERRY
Nous vîmes pendant notre séjour au couvent Mgr le duc de
Berry, qui nous fit l'honneur de nous faire demander au par-
loir, avec Laurette de Montboissier. Le jeune prince était
accompagné^ autant que je puis m'en rappeler, par M. de la
Ferronnays et par Mlles de Montboissier, sœurs de Laurette,
(Pauline, Albertine, Léonille et Eugénie), cette dernière sur-
tout très jolie et très coquette. Le duc de Berry, flatté, amusé,
entraîné par cette société et celle de quelques Polonaises char-
mantes, se fit à Vienne une réputation d'étourderie et de légè-
reté que sa conduite justifia quelquefois. Mon oncle de la Fare
lui adressa souvent des réprimandes assez sévères qui furent
toujours reçues avec bienveillance, affection et promesses de
s'amender.
J'ai entendu mon oncle raconter plusieurs traits du jeune
prince qui montraient bien la droiture de son cœur.
Mgr le duc de Berry lui dit un jour à Gand, en iSio : « Je
me suis trompé, j'ai fait des fautes, je désire vivement réparer
mes erreurs. » Cette loyauté d'expressions et de sentiments
faisait tout espérer pour l'avenir; mais le poignard d'une
faction était entre l'avenir et le noble prince.
PORTRAITS ET SOUVENIRS. — MA SOEUR. — ENCORE UN MOT
SUR l'archiduchesse MARIE-ANNE, NOTRE bienfaitrice
Nous sortîmes du couvent au mois de mai i80i. Nous étions
fort enfants, quoique nous eussions seize et dix-sept ans. Hen-
riette, ma sœur bien-aimée, était belle : on était frappé de sa
ressemblance avec les portraits de Mme de Maintenon. Elle
avait les cheveux brun foncé, d'une finesse extraordinaire, la
tête petite et d'un admirable ovale, un nez légèrement aquilin
])£ LA BARONNE DU MONTET iS
d'une forme parfaite^ une très petite bouche, des dents su-
perbes, des fossettes qui donnaient à sa physionomie une
finesse pleine de grâce. Ses yeux n'étaient pas grands; ils
étaient pers ou d'un vert très foncé, paraissant presque noirs,
car ils n'étaient ni bruns ni bleus; ils avaient des jets de
lumière qui étincelaient; ils riaient, disait-on, longtemps avant
elle. Ma sœur avait de l'esprit, mais elle l'avait paresseux;
elle dessinait et travaillait avec une adresse infinie; sa taille
était superbe, et ses épaules auraient pu servir de modèle au
plus habile statuaire ; elles étaient d'une blancheur éblouissante.
Oui, ma sœur chérie était belle^ et d'une beauté noble, noble
comme son âme élevée, noble comme son cœur (i).
J étais jolie, ma mère me Va dit; elle était assez difficile pour
ses enfants, pour qu'il me soit permis de le croire. J'étais plus
petite que ma sœur; mes traits n'avaient ni la même noblesse
ni la même expression ; mes yeux, d'un véritable bleu d'azur,
étaient grands, mes cheveux châtain clair, ma bouche assez
grande, fraîche et vermeille, mes dents charmantes, mon men-
ton rond avec une fossette. J'étais incomparablement blanche;
l'expression de ma physionomie était celle de la gaieté naïve
de l'innocence. J'étais très timide, j'avais l'instinct de la fuite;
mon premier mouvement était de me sauver; j'avais l'imagi-
nation vive, et, c'est chose si commune que d'avoir ce qu'on
appelle si légèrement de l'esprit, et l'on m'a dit si souvent
que j'en avais, que je puis, je crois, vous le répéter sans va-
nité. < Ma petite Alexandrine, me dit un jour ma mère, tu as
plus d'esprit que tu n'en as l'air. »
Mais il faut que je me donne le plaisir tout entier de faire
mon portrait; je promets ensuite de parler de moi le moins
possible. J'avais un charme^ pardonnez, je vous en prie, cet
aveu, mes chers neveux et nièces, auxquels j'adresse ces jase-
ries. Vous riez parce que je suis vieille, et que suivant l'usage
(i) Ma sœur a épousé en 1806 le comte de Villcvielle; elle a été môre
de Charles, de Clolilde et d'Hedwige de Villevielle. Hedwige, dont la figure
est ravissante, est celui de ses enfants qui lui ressemble le plus. Hedwige
est plus belle que sa mère encore : c*est une de ces rares figures où la
noblesse, la finesse et la régularité sont sans égales ; figure du moyen
âge, que l'on ne devrait regarder qu'à, travers une ogive.
14 SOUVENIRS
immémorial de la jeunesse, vous oubliez que ce qui est vieux
aujourd'hui a été jeune il y a peu de temps. Revenons à ce
charme qui vous étonne : c'était un rire unique, disait-on ; un
rire naïf et mélodieux, bon, gracieux, qu'un poète italien, l'abbé
Bondi (1), appelait un riie de colombe, rire qui allait au cœur des
vieillards et leur faisait du bien ; il est arrivé souvent qu'au
milieu d'expansions de joie bruyante dans des soirées très
intimes, le rire général cessait tout d'un coup; on m'écoutait
rire, et comme je ne m'en apercevais pas d'abord, cela augmen-
tait l'hilarité.
Notre noble et généreuse protectrice, Mme l'archiduchesse
Marie-Anne, avait quitté le monde un an ou deux avant notre
sortie du couvent, mais sans pour cela cesser d'être notre
bienfaitrice; son grand maître, le comte de Grundermann,
venait exactement, par son ordre, payer notre pension.
Mme l'archiduchesse, entraînée par son exaltation religieuse et
par un directeur italien, l'abbé Bacanari, s'était retirée à Rome,
au grand déplaisir de son auguste famille. La princesse, effec-
tivement, avait toutes les facilités possibles pour faire son
salut à Prague dans le magniûque et sévère chapitre des cha-
noinesses dont elle était abbesse. Elle le quitta malheureuse-
ment pour s'associer à une communauté, ou plutôt à quelques
aventuriers et aventurières; elle languit à Rome dans cette
(1) Clément Bondi, né comme Virgile à Mantoue, semble avoir été ins-
piré par ce poète dans sa traduction de ÏEnéide en vers italiens ; cette
traduction est supérieure à celle d'Annibal Caro. Delille a semblé affec-
tionner les sujets traités par Bondi, car ce dernier avait fait un très joli
poème sur la Conversation avant le poète français ; mais le champ par-
couru par Bondi est plus vaste que celui dans lequel Delille s'est ren-
fermé. Le talent, le savoir, les vertus et Texlrême urbanité du poète ita-
lien le firent choisir par Tarchiduc Ferdinand, gouverneur de Milan, pour
diriger les études de ses enfants. Ses leçons ont fait de ces illustres élèves
des sujets très distingués. L'Impératrice morte en 1816, et dont on admi-
rait l'instruction, eut aussi pour maître de littérature et d'histoire l'abbé
Bondi : il est resté chez Mme l'archiduchesse Béatrix d'Esté, qui Ta atta-
ché à sa cour avec le titre de bibliothécaire. Bondi a fait plusieurs poèmes,
des sonnets, des cantates. Son talent se fait particulièrement remarquer
dans les sujets tendres et mélancoliques. Ses œuvres ont été imprimées
âi Pise dans les onzième et douzième volumes de la collection intitulée :
Pamasso degli Italiani viventi (Extrait de la Biographie des hommes vivants,
année 1816.) L'abbô Bondi devint un de mes aimables et excellents amis.
DE LA BARONNE DU MONTET 15
société si peu digne d'elle; elle fit des dettes pour la soutenir;
elle mourut de langueur et de chagrin. Telle fut la fin de notre
noble bienfaitrice, triste exemple, hélas! d'une bonté et d'une
faiblesse de caractère qui se trouvent trop souvent réunis, sur-
tout dans des personnes de haut rang.
LB COUVENT DES FRANCISCAINS A VIENNE. — MADAME ROYALE.
— MON ONCLE DE LA FARE. — MADAME l'aRCHIDU-
CHESSE ELISABETH
Mon oncle de la Fare, évéque de Nancy, était venu à Vienne
avec une lettre de recommandation de Tinfortunée reine
Marie-Antoinette. L'empereur lui avait assigné un logement
dans le couvent des Franciscains : les religieux le virent
arriver avec peine, mais ils le regrettèrent vivement lorsqu'il
les quitta. Mon oncle était le plus doux et le plus simple des
hommes, quoiqu'il eût prodigieusement d'esprit et une grande
science; il était gai, crédule à l'excès, il aimait le merveilleux;
il a passé longtemps à Vienne pour un rêveur politique, parce
qu'il n'avait jamais^ et à aucune époque, désespéré du retour
des Bourbons (1), pas même à l'époque du mariage de Napo-
léon avec Marie-Louise, qui semblait mettre le sceau à la
révolution et à l'usurpation. Il motivait son espérance par de
judicieux raisonnements^ mais comme il y ajoutait presque
toujours quelques prophéties^ dans lesquelles il avait une grande
confiance, il persuadait rarement. On recherchait sa conver-
sation douce, spirituelle; on écoutait avec un vif intérêt les
anecdotes qu'il contait avec une délicieuse bonhomie et
ce charme d'expression que donne l'habitude de la haute
société. J'avais vu mon oncle à Trêves, dans ma première
enfance : c'est dans le cloître des Franciscains, à Vienne, que
(1) Mgr de La Fare, qui représentait le roi à Vienne et avait pris une
part active aux négociations qui amenèrent la Restauration, fut nommé
archevêque de Sens, cardinal, duc et pair, chevalier-commandeur des
ordres du roi, aumônier de S. A. R. Mme la Dauphine, ministre d'État
et membre du conseil privé. Il est mort & Paris le 19 décembre 1829 et a
été inhumé dans la cathédrale de Sens. {Éd.)
16 SOUVENIRS
je le revis, avant d'entrer au couvent, et à ma sortie du cou-
vent. La chambre qu'il occupait était la dernière d'un long,
sombre et humide corridor; elle était voûtée et fort triste :
les murs étaient peints en gris foncé, et les meubles plus que
simples; mais lorsque quelque incommodité forçait mon oncle
à rester chez lui, cette cellule se remplissait d'une société bril-
lante, tant en émigrés de marque que d'hommes de distinc-
tion de tous les pays, au grand déplaisir de son valet de
chambre Noël, le plus tyrannique et le plus impertinent de
tous les valets. Il lui est arrivé souvent d'enfermer son maître,
^ lorsqu'il lui prenait fantaisie d'aller se promener. Mon oncle
= était à cette époque ministre, ou, comme l'on disait alors,
^ agent du roi Louis XVIII^ ou plutôt du comte de Lille, près
de la cour de Vienne.
Mon oncle avait un bel et noble organe, et une grande élo-
quence lorsqu'il traitait de choses sérieuses; alors le prélat
effaçait l'homme de monde; il captivait, il entraînait. Je vous
parlerai trop souvent de mon oncle (votre grand-oncle), mes
chers, enfants, pour qu'il me soit possible de vous dissimuler
un défaut, qui lui a été aussi préjudiciable à lui-même qu'à sa
famille : il s'est constamment laissé dominer, soit par ses
gens, soit par quelque personne de sa société intime; et tant
que cet engouement durait, il était impossible de l'en distraire
et de le convaincre du tort, souvent réel, qu'on lui faisait. J'ai
parlé de ce valet de chambre Noël, qui exerçait sur lui une
incomparable tyrannie : on l'a vu, pendant qu'il coiffait son
maître, lui tirer la tête impérieusement sous son coup de
peigne pour l'empêcher de saluer une personne qui lui
déplaisait ou de lui répondre. Noël était de plus artificieux et
méchant; on a su qu'il avait osé écrire à Mitau des lettres
indignes contre son bienfaiteur. Mon oncle instruit, mais con-
vaincu trop tard de ses hideuses manœuvres, le renvoya avec
une riche gratification. Noël, qui était adonné à Tivrognerie,
se noya, peu de temps après, en passant sur une planche que
Ton avait jetée sur la Vienne.
Le cardinal nous raconta à Paris, en 1825, qu'un autre de
ses valets de chambre qu'il a gardé pendant plusieurs années.
DE LA BARONNE DU MONTET 17
lui faisant un jour la barbe, à Vienne, près d'une table où il y
avait une assez forte somme d'argent, fut saisi tout d'un coup
d'un tremblement convulsif, et unit par se précipiter à ses
pieds, lui demandant pardon de l'idée, terrible sans doute, qui
lui avait passé par l'esprit; mon oncle pardonna et^ de plus,
comme je viens de vous le dire, garda, plusieurs années
encore, le valet de chambre qui le servait indignement. Je ne
finirais pas, si je disais toutes les malheureuses influences qui
ont été exercées sur lui. Il en est, d'un rang élevé, qui lui ont
été bien funestes.
Mon oncle avait été destiné jeune à l'état ecclésiastique;
son grand-oncle le cardinal de Bernis le pourvut d'une
abbaye, presque au berceau. Il avait fait des études brillantes
et il eut des succès dans le monde. Sa vocation n'était pas
très prononcée pour l'état que l'ambition de sa famille lui
fit embrasser. Il hésita assez longtemps, mais fiait par se
résigner à une carrière qui devait le rendre, dans un temps
si difficile, une des lumières de l'Église de France et lui mériter
la pourpre romaine.
Pendant le séjour de Madame Royale à Vienne, mon oncle fut
exclusivement chargé des intérêts de celte jeune princesse; il
eut toute sa confiance; il négocia avec la cour de Vienne la
restitution de la dot de la reine Marie- Antoinette; il mit dans
cette réclamation un zèle qui lui aliéna la bienveillance qui
lui avait été témoignée jusque-là par le gouvernement autri-
chien; enfin, il traita du mariage de la princesse avec Mgr le
duc d'Angoulème. Je me rappelle très bien que, le jour du
départ de Madame Royale pour Mitau, mon oncle qui venait
de la conduire à sa voiture, et, je crois, jusqu'à la première
poste, vint au parloir de notre couvent, et nous dit que
Madame l'avait assuré de la manière la plus bienveillante
qu'elle n'oublierait jamais les services qu'il lui avait rendus^ et que,
si la Providence la ramenait un jour en France^ elle n'oublierait
pas non plus les deux petites nièces qu'il aimait. C'étaient ma sœur
et moi. Mme la Da'uphine a parfaitement oublié cette bienveil-
lance promise. J'ai eu l'honneur de voir Mme la duchesse
d'Angoulème, vingt ans après, à Paris, en 1818; mon oncle,
i
48 SOUVENIRS
alors archevêque de Sens et premier aumônier de celte prin-
cesse, me conduisit chez elle ; elle voulut bien se rappeler la
jeune pensionnaire de la Visitation; elle me fit, ainsi qu'à
mon mari, la plus gracieuse réception. « Je Tai vue pas plus
haute que cela », disait la princesse en donnant à son geste
une dimension qui effectivement marquait une bien petite fille. . .
Il faut vous dire que, pendant le temps que Madame Royale
habita Vienne avant son mariage, on lui avait assigné le palais
du Belvédère pour sa résidence d'été; ce jardin n'était séparé
du nôtre que par une haute muraille : la jeune princesse
entendait les éclats de joie de nos récréations; elle entrait
régulièrement une fois par semaine au couvent, collationnait
au milieu de nous, se laissait enlever quelques-uns de ses
beaux cheveux blonds, sans avoir l'air de le remarquer : il
est vrai que nous y mettions une adresse et une prudence
rares ! et quand un de ces longs et beaux cheveux avait pu
être saisi, avec quel attendrissement, quel bonheur, quel res-
pect il était conservé!
Ceux qui n'ont vu Mme Royale qu'en France ne peuvent se
faire une idée de la figure de cette princesse alors. Je vous ai
dit déjà qu'il me fut bien difficile de la reconnaître vingt-cinq
ans plus tard. A cette époque sa taille était belle, sans être
précisément élégante, mais ses yeux, ses yeux bleus d'azur, si
grands, si beaux) Sa magnifique chevelure blonde, l'angélique
expression de sa figure ne pouvaient s'oublier. Elle était mise
avec goût et dignité : elle avait une préférence marquée pour
la couleur bleu de ciel, qui lui allait à ravir.
C'était mon oncle qui présentait à la princesse toutes les
personnes qui avaient droit à cet honneur. Elle avait un jour
ie réception fixe pour les émigrés. Il faut l'avouer, quelques
pleureuses l'ennuyèrent de leurs éternels attendrissements.
Madame Royale les craignait et les évitait tant qu'elle pouvait.
Une chose aussi qui lui déplaisait avec raison était l'affecta-
tion qu'avaient quelques dames de province émigrées de se
présenter à elle, vêtues à la plus vieille mode, les cheveux
crêpés, les fichus de gaze bouffants. J'ai vu une fois à la Visi-
tation la jeune princesse s'élancer vers les jardins, pour
DE LA BARONNE DU MONTET 19
éviter une de ces pleureuses ainsi attifées. Ma mère, dont la
figure était si distinguée et si agréable, avait toujours une
mise noble, simple, mais de bon goût. Il faut, à ce sujet, que
je divague un peu pour vous raconter ce qui lui arriva à une
solennelle réception. Il y avait un jour de Tannée (en car-
naval), où tout notre beau couvent était en émoi : c'est que
les portes s'ouvraient à dix beures du matin et que les pen-
sionnaires, vêtues de blanc et avec recherche, avaient Tbon-
neur de recevoir les princesses impériales. Ce jour-là, tous
les parents des jeunes ûUes avaient le droit d'entrer à la suite
de la cour. C'était un beau jour : les princesses s'asseyaient
et derrière elles se groupaient une multitude d'hommes et de
femmes du plus haut rang, dont les yeux cherchaient avec
intérêt des enfants chéris. Alors commençait ce qu'on appe- ;
lait le bal; quatre-vingts jeunes personnes dansaient entre elles : \
d'abord un menuet, puis des écossaises,, des cosaques, des i
"^ anglaises, des contredansef françaises, etc. ; cela durait deux /
heures. Les princesses se levaient entre les danses et parlaient
avec bonté tantôt aux parents, tantôt aux enfants des per-
sonnes de leur connaissance.
Il arriva qu'un de ces jours solennels, Mme l'archiduchesse
Elisabeth, gouvernante du Tyrol, qui était la princesse du
monde la plus laide^ la plus rébarbative, la plus terrorisante,
la plus spirituelle, s'imagina de prendre en aversion la figure
d'une daa e française émigrée, Mme d'***, qui, n'ayant pas d'en-
fant au couvent, étaitvenuesimplementpar curiosité. Elle avait
été fort belle; elle portait la tête haute et elle était fagotée de
la manière dont je vous parlais tout à l'heure. Mme l'archidu-
chesse Elisabeth lui fit dire brutalement de s'en aller... La
pauvre religieuse chargée de cette commission était au
désespoir. J'ignore ce que fit Mme d'***; mais je sais bien que
ma mère, qui était auprès d'elle, s^enfuit vers nous, et se
cacha dans nos masses pour éviter un aussi mauvais compli-
ment, car personne n'était à l'abri des rudesses de la formi-
*dable archiduchesse, mais elle avait été aperçue et une per-
sonne de la suite de Mme Elisabeth vint dire à ma mère que
la princesse voulait lui parler. Elle en fut fort effrayée, comme
tO SOUVENIRS
VOUS pouvez penser, et éluda Tordre. Mais une seconde som-
mation plus impérieuse rendit sa retraite impossible : elle tra-
versa donc l'immense salle où déjà tous les yeux se portaient
sur elle et parut devant Tarchiduchesse avec cette dignité qui
lui était naturelle.
« Pourquoi vous cachez-vous, madame? — Pîirce que je
craignais d'avoir le malheur de déplaire à Votre Altesse Royale.
— Comment vous appelez-vous? — La comtesse de la Boute-
tière de Saint-Mars. — Vous me plaisez beaucoup. » Ma mère
s'inclina. « — Avez-vous des enfants ici? — Madame, j'ai mes
deux filles parmi ces jeunes personnes. — Allez les chercher,
je veux les voir. » Ma mère vint nous prendre par la main.
Nous avions bien peur; l'archiduchesse nous parla avec bonté,
dit à ma mère, du ton le plus rude, les choses les plus aimables
et les plus gracieuses et finit par ces mots : « Madame, ne vous
cachez plus, car vous êtes très bonne avoir et je suis charmée
d'avoir fait votre connaissance et celle de vos charmantes
filles. >
Cette archiduchesse était l'effroi de la cour lorsqu'elle y
venait, ce qui était assez rare. Elle était sœur de notre belle
reine Marie-Antoinette et de l'empereur Joseph. Un jour que
le prince, encore archiduc et roi dès Romains, lui avait baisé
la main avec dérision et en y laissant une humidité suspecte,
la princesse lui appliqua un vigoureux soufflet en lui disant :
« Rendons à César ce qui appartient à César. »
A l'époque du mariage de Madame Royale, mon oncle était
intimement lié avec la famille de Choisy, émigrée et fixée
à Vienne; il plaça Mlle Henriette de Choisy près de la jeune
princesse. Ce choix, dû uniquement à l'intervention de mon
oncle, et au crédit dont il jouissait auprès d'elle, surprit géné-
ralement, et fit éclater une clameur universelle contre lui;
la place était ambitionnée par tout ce que l'émigration avait
de plus illustre, et Mlle de Choisy, alors âgée de trente-six à
trente-huit ans, appartenait à une famille noble de Lorraine,
mais qui n'avait pas joui des honneurs de la cour avant la
Révolution.
Mais me voilà déjà bien loin. du cloître des franciscains et
DE LA BARONNE DU MONTET ii
de la cellule de mon oncle. Avant de la quitter tout à fait, je
vous dirai que cette modeste retraite avait reçu plusieurs fois
Mgr le duc d'Enghien et Mgr le duc de Berry pendant leurs
courts séjours à>'ienne/et que plusieurs fois même les deux
jeunes princes y avaient écouté^ avec une grande déférence^
les avis et même les douces réprimandes du prélat sous la sur-
veillance duquel les avaient placés momentanément leurs
augustes parents. Excellents jeunes princes, si vifs, mais si
bons^ si chevaleresques et si étourdis alors! mais si loyaux)
si braves ! et destinés hélas ) Tun et l'autre, à une un si ter-
rible et si prématurée!... Alors TEmpire et la Restauration
étaient encore dans les secrets de Dieu; qui eût pu prédire
la nuit de Vincennes et le poignard de l'Opéra? A propos de
prophéties, je n'ai pas oublié que Mme la comtesse de Plit-
tenberg-Wittem nous en montra une, imprimée en allemand;
il y était dit : Que vois-je? Charles ^ prends garde à un poignard!,».
On ne pensait alors qu'à Tarchiduc Charles^ Tidole de la
monarchie autrichienne.
Je ne vous parlerai pas de la carrière politique de mon
oncle, de son discours à l'ouverture des États généraux : ce
sont des choses connues; je vous dirai seulement qu'il avait
conservé l'air si jeune que Louis XVI le raya plusieurs fois
. de sa main, lorsqu'on le présentait à la nomination d'un
évéché vacant. Étonné de cette sévérité si peu motivée, l'an-
cien évêque d'Autun, chargé de la feuille des bénéûces, prit la
liberté d'en faire l'observation au roi : — « Il est trop jeune,
répondit brusquement Sa Majesté. » — Sire, l'abbé de la Fare
a trente-trois ans. — Oh! cela est différent. » Et il fut nommé à
i'évôché de Nancy, dont il a conservé le titre jusqu'à sa nomi-
nation à l'archevêché de Sens en 1817.
Mon oncle avait été camarade de collège» de séminaire et
de Sorbonne et ami de^Jëunesse' avec M. de Talleyrand. Ces
deux prélats ont suivi une route bien différente. J'ai vu M; de
JTalleyrand à Vienne, pendant le congrès de 1814. Nous
dînâmes chez lui un vendredi; il avait eu soin de faire servir
du maigre pour mon oncle, et le lui fit remarquer avec affec-
tation : on plaça^ par son ordre^ un énorme poisson devant
2S SOUVENIRS
son ancien confrère. M. de Talleyrand détestait qu'on l'appelât
Monseigneur (1), cela lui rappelait l'évoque; il fallait dire :
Mon prince, ou Monsieur r ambassadeur.
Je ne puis résister au désir de copier ici un portrait de ce
monstrueux apostat, fait par la jeune, charmante et spiri-
tuelle comtesse Isabelle Rzewuska, petite-ûUe de la princesse
Lubomirska, et extrait d'une de ses lettres à sa belle-sœur, la
comtesse Rosalie Rzewuska, en 1810, je crois.
« C'est un personnage unique, qui réunit les avantages de
l'ancien et du nouveau, et les péchés des anciens et des nou-
veaux; enfin, c'est un homme ancien et un homme nouveau.
Célèbre sans gloire, hardi sans courage, puissant sans indé-
pendance, il n'a de talents que ceux dont il a abusé; d'éclat,
que celui de ses crimes; de liens, que ceux qu'il a rompus
ou qu'il méprise; il est laid, mal tourné, pas jeune... enfin
il est 11 est de tous les états et il n'est d'aucun; c'est un
assemblage bizarre et monstrueux; en un mot, c'est Tal-
leyrand. »
LBS AMIS DE MON ONCLE DE LA FARE A VIENNE
EN AUTRICHE
Les amis de mon oncle de la Fare étaient : le maréchal comte
Ferraris; sa fille, aujourd'hui comtesse de. Zichy-Ferraris;
Mmes de Choisy, le vicomte de Beaufort^ la famille du comte
Uzewuski et l'intéressante et admirable famille du Montet.
Je vous parlerai plus tard et longuement de cette dernière
famille, qui est devenue la mienne. Toutes ces personnes,
excepté Mme Rzewuska, habitaient Nancy avant la Révolution.
Le maréchal Ferraris (2), d'une famille italienne d'antique
noblesse, était cependant bien lorrain; ses aïeux étaient au
(1) Quelques personnes croyaient devoir donner ce titre au prince
ambassadeur et ministre.
(2) Joseph, comte Ferraris, feld-marêchal, né le 20 avril 1726 à Luné-
ville, cadet en 1741, blessé à Czaslau et laissé pour mort, colonel en 1758,
général-major en 1761, gouverneur de Termonde en 1775, feldzeugmestre
en 1784, mort à Vienne le 1" avril 1814. (Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTKT 23
service des ducs de Lorraine depuis deux ou trois siècles (1).
Il était entré fort jeune au service d'Autriche, comme il était
d'usage dans cette province, où la noblesse avait de la peine
à se regarder comme française. Il servit avec distinction, et
épousa à Bruxelles une fille du duc d'Ursel, bossue, mor-
dante, hautaine, mais très spirituelle; il en eut une fille
unique, aujourd'hui comtesse de Zichy-Ferraris. La comtesse
Molly, car Tusage de la haute société à Vienne lui a presque
"^exclusivement conservé ce nom, a toujours joui d'une très
grande existence, et exercé constamment et longtemps avant
le mariage de sa fille cadette avec le prince de Metternich
une grande influence sur toute la société de Vienne; elle était
crainte et redoutée comme une puissance; le corps diploma-
tique rechercha son approbation et sollicita son admission
dans son brillant et élégant salon. Le commandeur llufTo,
ambassadeur de Naples à Vienne pendant le congrès, fut pro-
fondément blessé de n'avoir pas été admis aux jours où l'em-
pereur Alexandre venait souper chez la comtesse Zichy. Le
commandeur Rufîo était parfaitement aimable, véritablement
grand seigneur, et d'ailleurs un des habitués du salon de
Mme Zichy. La comtesse de Zichy-Ferraris est assurément une
noble femme, une grande dame dans toute l'acception de
Texpression; amie vraie, constante, discrète; cœur loyal sur
lequel on peut compter; esprit et sentiments élevés, délicats et
généreux. Elle joint à ces rares qualités une instruction très dis-
tinguée : on ne peut lui reprocher, ou plutôt on ne pouvait lui
reprocher (2), dans le moment le plus brillant de son existence
et de sa fortune, que des caprices de hauteur mal placés et des
adorations emphatiques, quelquefois assez peu motivées, pour
les héros et les héroïnes de la mode : Vélégance par excellence.
(1) Les familles de Ferraris, de Viscoati-Luaati, de Landrioni (Lan-
drioD) étaient venus s'établir en Lorraine, & la suite du duc Antoine,
après la bataille de Marignan, où il avait combattu avec François I*^
Le duc Antoine passa Thivcr de Tannée 1501 à Milan et en ramena
quatre jeunes gentilshommes des premières familles, comme pages.
(2) L'âge et des malheurs de famille ont effacé toutes les imperfections
de Mme la comtesse de Zichy-Forraris et laissent dans tout leur lustre
les qualités rares, les vertus et la piété éclairée qui la caractérisent.
24 SOUVENIRS
à laquelle on a donné plus tard le nom de crème, coterie imper-
tinente et maudite par la plus grande partie de la plus haute
société et réellement, en général, la plus distinguée. Les belles
qualités de la comtesse MoUy de Zichy-Ferraris eussent été
plus appréciées^ si elle eût eu plus de naturel et moins d'af-
fectation. Vienne est la ville du monde où l'on s'extasie le
plus rarement. On ne peut oublier cependant que la comtesse
Zichy a eu à Paris en i8i4 une suffocation d'admiration devant
TApollon du Belvédère.
Le maréchal est le plus excellent des hommes; mais la
maréchale a été l'effroi de mon enfance. La maréchale et
le maréchal, fidèles à leurs anciennes affections, avaient fixé
le vendredi de chaque semaine à Vienne pour réunir leurs
amis de France; mon oncle était celui auquel ils témoignaient
le plus d'égards; le vicomte de Beaufort, Mmes de Ghoisy et
M. de Mercy formaient cette réunion du vendredi.
Je vais vous faire les portraits de ces personnes que vous
retrouverez plus tard dans mes souvenirs : ce sera une con-
naissance déjà faite.
MESDAMES DE GHOIST
Le nom de la famille de Ghoisy est Hieronimus; l'anoblisse-
ment date dei572. La famille de Ghoisy, émigrée, se compo-
sait, lorsque j'entrai au couvent, de la vieille et respectable
marquise de Ghoisy, née d'Ourches; de sa fille aînée, la com-
tesse de Bouzet, que Ton a appelée plus tard la comtesse de
Champagne, et qui était la plus douce et la plus discrète des
femmes; de Mlle de Magneville et de sa sœur, Mlle Henriette
de Choisy. Mme de Bouzet avait un fils et une fille : Gharles et
l*auline de Bouzet, mes contemporains; leur père était resté
en France, et leur avait conservé une belle fortune. Gette
famille lorraine émigrée habitait un appartement fort simple,
dans la cour extérieure du beau couvent où j'ai été élevée.
Mon oncle, qui avait été lié avec elle à Nancy, avait conservé
un grand attachement pour ces dames, et cet attachement
DE LA BARONNE DU MONTET 2S
allait, il faut l'avouer, jusqu'à l'engouement. Cette maison
était devenue la sienne; il y mangeait et y recevait souvent; il
y donnait à diner, y écrivait ses lettres les plus importantes
et y initiait Mlle Henriette à tous les secrets royalistes de
l'époque, disait-on; il avait en elle une confiance illimitée. II
travaillait à un ouvrage politique et à la rédaction des
mémoires de M. Hue, dans un cabinet attenant au salon. Il
donnait des leçons de littérature et de poésie à Pauline, voire
même de latin! Enfin cette famille semblait être devenue
exclusivement la sienne; il y était respecté, aimé, adoré,
flatté; il était son ange tutélaire. Elle lui dut une grande partie
de sa considération à Vienne, et enfin il l'éleva singulière-
ment, et lui ouvrit, pour l'avenir, une voie d'illustration et
de fortune en plaçant Mlle Henriette de Choisy près de Mme la
duchesse d'Angouléme. Cette nomination étonna et blessa la
haute aristocratie émigrée, la famille de Choisy n'ayant
jamais eu ni pu avoir les honneurs de la cour^ quoiqu'elle ne
manquât ni d'ancienneté ni de très bonnes alliances dans sa
province. Le marquis de Choisy, seul et dernier rejeton de
cette famille, est le plus aimable vieillard du monde; il habite
Nancy, où il est justement considéré, et d'une inépuisable et
généreuse charité.
Lorsque nous arrivâmes à Vienne et avant d'entrer au
couvent^ mon oncle nous avait conduites chez ces dames, où
nous logeâmes et fûmes traitées pendant quelques jours
comme les enfants de la maison. Il nous avait enjoint
d'appeler Mlle Henriette petite maman; nous ne demandions
pas mieux, elle était si bonne et si aimable! Elle nous débar-
bouillait avec du lait, pour ôter le hâle que notre voyage
sur le Danube nous avait donné; elle présidait à notre petite
toilette avec tant de bienveillance! Mais elle eut, la veille de
notre entrée au couvent, une idée un peu singulière, et dont
je lui conserve une très légère rancune. Elle nous fit couper
nos longs cheveux, ces cheveux dans lesquels Mmes les archi-
duchesses avaient passé leurs belles mains; fit rouler ce qui
nous en restait en boudin, autour de notre cou; enfin, nous
fit coiffer en petits abbés, en petits abbés d'alors; bouclées.
26 SOUVENIRS
pommadées sur les oreilles, rien n'y manquait. Oh! ce fut un
vrai désespoir d'enfants! nous pleurions amèrement!... Mon
oncle, auquel on avait voulu faire une surprise agréable en
lui présentant deux pauvres petits séminaristes^ au lieu de ses
nièces; mon oncle fut stupéfait, et je vois encore sa mine cha-
grine, au milieu des rires étouffés que provoquaient, malgré
lui, nos bouffonnes physionomies... Mais le lendemain, ce fut
bien pire! Mmes les archiduchesses nous avaient déjà con-
duites une fois au couvent, en grande cérémonie; on nous y
avait donc vues jolies, bien parées, et avec nos beaux che-
veux, et il fallait y entrer maintenant avec des petites têtes
bien ridicules. Oh! ce fut un grand embarras, en effet, quand
nos augustes bienfaitrices, toutes nos nouvelles compagnes,
et les religieuses elles-mêmes ne purent tenir leur sérieux...
Mais enfin les cheveux repoussèrent, et je reviens à Mmes de
Choisy. La liaison si intime de mon oncle avec elles cessa
au retour de la famille royale en France. Non pas, cependant,
avec Mlle Charlotte de Choisy, qu'on appelait alors Mme de
Magnéville, qui est restée constamment amie parfaite et
dévouée, mais avec Mlle Henriette, devenue, peu après les
Cent jours, la femme du vicomte d'Agoult, premier écuyer de
Mme la dûcKésse d^Angoulôme «t en cette qualité dame
d atours de Mme la dauphine (1).
Mme la vicomtesse d'Agoult est une femme d'un solide
mérite. Mme la dauphine a trouvé en elle, dans toutes les cir-
constances, un dévouement toujours noble, délicat, sensible
et complet; une amie sûre, des conseils éclairés, je crois; cette
personne si dévouée est la seule consolation que la Providence
lui ait ménagée. Mme la vicomtesse d'Agoult a rempli tous
les devoirs de la touchante mission que le ciel lui a donnée.
C'est non seulement une personne d'un grand et noble carac-
tère, mais c'est encore une femme aimable, d'un esprit
(1) Il faut, hélas! quo l'iDgratitudc, tranchons le mot, soit un défaut
bien naturel, môme aux cœurs et aux âmes les plus élevés, puisque
Mme la vicomtesse d'Agoult, si parfaite sous tant d'autres rapports,
ainsi que sa famille, ont complètement oublié les immenses obligations-
qu'elles avaient à M. le cardinal de la Fare.
DE LA BARONNE DU MONTET 27
agréable, d'un jugement sûr, d'une discrétion et d'une pru-
dence sans pareille. Sa discrétion va jusqu'à la dissimulation;
sa réserve jusqu'à l'ingratitude. Lorsque Mlle Henriette de
Ghoisy quitta Vienne pour accompagner Madame Royale à
Mitau, il y eut, comme je vous l'ai déjà dit, un déchaînement
général parmi les émigrés. Les préventions les plus défavo-
rables la suivirent à Mitau. Cette petite cour était en proie à
mille intrigues : j'ai souvent ouï dire au comte de Saint-Priest
qui avait été près de Louis XVIII, à Mitau; que c'était lui qui
avait empêché le mariage de Mlle Henriette de Choisy avec le
vieux duc d'Aumont, père de Mlles d'Aumont, en représentant
au roi l'inégalité et l'inopportunité de cette union. M. de Saint-
Priest n'aimait pas Mlle de Choisy, et je pense qu'elle le lui
rendait bien. Je ne sais ce qui avait pu inspirer à M. de Saint-
Priest une si grande antipathie ; mais elle existait et il la mani-
festait encore longtemps après leur commun séjour à Mitau.
Mlles d'Aumont, disait-on, auraient été charmées de l'avoir
pour belle-mère et pleurèrent lorsque le roi défendit à leur
père de conclure ce mariage.
Mlle de Choisy a épousé en 1815 seulement M. le vicomte
d'Agoult, premier écuyer de Mme la duchesse d'Angoulôme;
elle avait alors plus de cinquante ans, ce qui n'empêchait pas
M. d'Agoult d'en paraître très passionnément amoureux, et
l'on assure qu'il l'était réellement; il pressait fort pour la
conclusion; la position de Mlle de Choisy près de Mme la
duchesse d'Angoulême exigeait qu'elle eût un titre. Mme la
vicomtesse Mathieu de Montmorency, qui avait très prudem-
ment imaginé de protéger Mme de Choisy, brusqua son con-
sentement; elle vint la chercher presque inopinément à
minuit et la conduisit à l'église où déjà Tattendaient M. d'Agoult
et les témoins : tout se passa mystérieusement et romanes-
quement et le lendemain, au déjeuner du roi, toutes les per-
sonnes qui y assistaient furent ébahies d'entendre^Louis XYUI
adresser la parole à Mme la vicomtesse d'Agoult, avec ce ton
haut et ferme qui lui était particulier.
— " Mme la vicomtesse d'Agoult a été parfaitement heureuse et
a rendu parfaitement heureuses aussi les dernières années
28 SOUVENIRS
de M. d'Agoult. C'était un homme de la vieille roche, loyal et
vrai chevalier. Sa jeunesse avait été bruyante et dissipée; sa
vieillesse a été calme et chrétienne.
A l'époque de la révolution de Juillet, Mme la vicomtesse
d'Agoult avait profité de l'absence momentanée de Mme la
dauphine, qui était malheureusement alors aux eaux de Vichy,
pour aller passer au couvent des dames de la congrégation
Notre-Dame, dite des Oiseaux, les tristes jours anniversaires
de la mort de son mari; son appartement aux Tuileries fut
forcé, envahi, pillé, dévasté; on ne lui laissa rien, absolument
rien; tous ses meubles furent brisés. Mais ce que cette noble
femme regretta le plus assurément, ce fut un portrait de
M. d'Agoult, d'une ressemblance parfaite; les manœuvres des
journées de Juillet l'avaient déchiré en mille pièces, ainsi
qu'un portrait de Bossuet.
J'ai beaucoup vu à Vienne, avant et après mon mariage,
l'excellente Mme de Magnéville (Mlle Charlotte de Choisy);
elle occupait depuis longtemps un appartement dans l'hôtel
du maréchal de Ferraris et semblait faire partie de la famille,
dont elle était aimée et vénérée. C'était une personne d'un
esprit sage et pourtant piquant, gaie et grave, sensible et
mesurée; elle avait encore de l'éclat, un teint éblouissant et
une grande dignité; elle ne s'était point mariée; on lui donna
le titre de dame à la Restauration. Mon oncle n'a jamais cessé
d'avoir en elle une amie vraie, dévouée; une parfaite amie
enfin. J'ai cru que l'ingratitude de sa famille pour lui l'avait
profondément affligée. Je l'ai vue à Vienne, avant sa rentrée
en France, pénétrée de douleur, lorsque nous apprîmes les
dangereuses maladies de mon oncle, dans les années 1816»
47 et 48. Mme de Choisy est morte à Paris, d'une attaque
d'apoplexie, peu de temps après avoir quitté Vienne. Elle a
donné en mourant à mon oncle de la Fare, alors archevêque
de Sens, premier aumônier de Mme la duchesse d'Angouléme,
une dernière marque de confiance en le nommant son léga-
taire universel. Cet héritage n'était qu'un fidéi-commis; mon
oncle a, selon les restrictions à lui connues, remis toute cette
fortune à Mlle Pauline, devenue Mme Dulau, qui a reçu ce bien-
DE LA BARONNE DU MONTET 89
fait de sa pauvre tante avec autant de froideur pour elle que
d'ingratitude pour lui.
SORTIE DU COUVENT 1801
Lorsque je sortis du couvent, les anciens et nobles usages
de la haute société avaient subi peu de changements encore;
cependant ils commençaient à se modifier; ils étaient si
mesurés et si minutieusement soumis aux lois de l'étiquette
autrefois, dans la haute noblesse à Vienne, que Ton disait
plaisamment que le printemps d'une grande dame consistait
en trois pots de giroflées jaunes. C'est qu'il ne leur était pas
permis de se montrer au Prater avant le 1" de mai, et qu'alors
on ne permettait pas aux femmes de sortir à pied pour se
promener. Tout est bien changé maintenant. La société polo-
naise et quelques brillants émigrés français^ tels que MM. de
Richelieu, Langeron et Roger de Damas, avaient heureuse-
ment commencé cette révolution; maïs dans l'es maisons res-
tées absolument allemandes, la roideur et l'étiquette étaient
restées invulnérables.
Je parlerai d'une maison où nous fûmes reçues avec la plus
aimable bienveillance, quoique Françaises .\ je souligne ces
mots, car, à cette époque, la Révolution qui avait succédé au
débordement de mœurs du siècle de Louis XV avait fait
de la France et des Français des objets de terreur et
d'aversion pour les Allemands en général. La princesse de
Qrosalcowitz, née princesse d'Esterhazy, grand'mère d'une
de nos jeunes compagnes (la comtesse Fanny de Forgacs),
nous reçut avec une touchante bonté. Cette maison avait
conservé toute la dignité de l'ancien temps; invitées avec
mon père et ma mère à dîner chez la princesse, il nous fallut
subir Tarrogance des suisses, qui ne pouvaient se résoudre
à laisser entrer des Français dans Thôtel de la princesse;
mais l'antichambre était très humble avec toutes les per-
sonnes admises chez elle, et la nombreuse livrée, les valets
de chambre et le nain, aussi indispensable alors dans une
30* SOUVENIRS
grande maison que le perroquet dans une cage dorée, se
courbaient profondément. Il y avait, en face du canapé de la
princesse, une double rangée de hauts tabourets, bien mais
durement rembourrés, sur lesquels s'asseyaient les jeunes
personnes en grand silence; la place sur le canapé, près de la
princesse, était successivement occupée par les personnes de
titres ou de dignités supérieurs (ainsi que cela se pratique
encore dans toutes les maisons de réception), et sans que cela
fasse aucune confusion, car toute la société se connaît et les
prétentions et les obstinations seraient un grand ridicule.
A cinq heures précises, l'indispensable et charmante néces-
sité de la promenade au Prater nous rendait toute notre
gaieté. La princesse ne sortait jamais : elle a passé un grand
nombre d'années sans sortir de ses nobles et magnifiques
appartements, toujours excessivement fardée et parée selon
l'usage de ce temps-là. Nous partions avec Fanny dans une
voiture élégante, attelée de quatre superbes chevaux hongrois,
accompagnées de la gouvernante bien parée, bien busquée et
surtout bien respectueuse avec son élève. Cette bonne per-
sonne nous disait un jour, à une de nos promenades et pour
nous donner une grande idée de la vertu de la princesse,
« que pendant quarante ans de sa vie, elle n'avait pas vu un
seul Français ». Cependant la princesse de Crosalcovitz était
petite-fille d'une Lunati-Visconti, grande famille italienne
arrivée depuis plus de deux siècles avec le duc Antoine de
Lorraine, et établie en Lorraine. Malgré cet éloignement si
grand alors jpour les Français, la langue française était la
seule reçue dans la haute société, qui la parlait et l'écrivait
avec une élégance, une correction et une pureté rares en
France même. Vous ne pouvez vous faire d'idée de l'élégance
avec laquelle les personnes de distinction parlaient alors la
langue française. Le comte de Chotek, les comtes de Wald-
stein, le comte de Wilzeck, les princes de Starhemberg, de Die-
trichstein, de Clary, tous les grands seigneurs, enfin, sans
exception, avaient les plus nobles manières; les femmes ne le
cédaient en rien aux hommes; elles étaient toutes vérita-
blement grandes dames, magnifiques et simples, fières et
DE LA BARONNE DU MONTET 31
bienveillantes; mais cette noble société est bien changée.
La comtesse de Merveldt, née comtesse Dietrichstein, me . ^
rçijContait un jour les changements qu'avaient subis déjà les
vieilles étiquettes et les usages depuis sa première jeunesse : ;
les fêtes étaient graves, les meubles somptueux, les pro-
menades réglées selon les saisons; les heures en étaient
fixées invariablement, ni n'avançaient, ni ne retardaient; les
deuils rigoureux, solennels, ne se prolongeaient jamais et
finissaient, on pouvait dire, à heure fixe. On était, toujours
parée, toujours en cérémonie, toujours en vue. Deux écuyers |
n'avaient d'autre fonction que de présenter la main gantée
d'un gant blanc à la princesse de Dietrichstein, sa mère, -
et à elle, lorsqu'elles descendaient pour monter en voilure,
aller à l'église, à la promenade ou faire des visites. Les pré-
sentations si importantes à la cour et dans le monde, le res-
pect pour les vieux parents et la soumission des belles-filles
pour leur belle-mère, étaient des lois pour cette haute société;
sans doute on s'y amusait moins qu'aujourd'hui, mais les
mœurs étaient sévères et la noblesse respectée.
Voici quelque chose de plus gai. J'étais un soir au spec-
tacle, à un ballet où dansaient la délicieuse Mlle Bigottini et
Duport; à côté de ma loge s'en trouvait une occupée par
deux vieux grands seigneurs autrichiens; ils étaient dans
l'admiration : ■ Eh bien! mon cher, s'écria plaisamment Tun
d'eux, au moment d'un entr'acte, vous rappelez-vous les bal-
lets de Novarre? — Ohl assurémentl — Et nos danseuses en
culottes de velours noir, avec des jarretières de velours
rouge! » Marie-Thérèse était fort sévère pour les costumes
des danseuses; les culottes de velours étaient d'ordonnance.
Le célèbre prince de Kaunitz, ministre de l'impératrice
Marie-Thérèse et de l'empereur Joseph H son fils, avait la
maison la plus noble, la plus somptueuse et la plus arrogam-
ment aristocratique. Cela n'est pas étonnant; mais ce qui
devait paraître fort étrange, c'était le singulier plaisir qu'il
se donnait les petits jours, ceux où il n'avait que ses parents
et ses familiers à sa table : deux de ses habitués disputaient,
pendant le dîner, sur les grandes qualités du prince. « La gêné-
32 SOUVENIRS
rosité, disait Tun, est la plus brillante des vertus de Son
Altesse. — Vous vous trompez, disait l'autre, c'est son cou-
rage, etc. » Toutes les petites et grandes vertus, tous les talents
vrais ou supposés du premier ministre étaient passés en revue,
chaudement attaqués et défendus par leurs champions res-
pectifs. Les flatteurs s'échaufi*aient; le prince de Kaunitz
riait aux éclats; on m^a assuré qu'il ne s'était jamais blasé ni
ennuyé de ce burlesque combat.
MYSTIFICATION
Je ne me rappelle plus à quelle époque le prince de Ligne
et le marquis de Bonnay imaginèrent de mystifier Mme Po-
tocka (Krayezin) (1). La comtesse Potocka professait un
grand attachement, un vifitàble cuite de cœur pour la
malheureuse famille royale de France; sa maison était le
rendez-vous de tous les émigrés de distinction. On eut soin,
quelques semaines avant le jour fixé pour cette très mau-
vaise plaisanterie^ de parler de la possibilité et de la proba-
bilité d'un voyage de Mgr le duc d'Angoulôme à Vienne; on
s'entretenait des difficultés de sa route; on suivait avec
intérêt l'itinéraire supposé de celle qu'il devait prendre, et
l'on parvint enfin à persuader à Mme Potocka et à sa société
que le prince pouvait arriver d'un moment à l'autre. Effec-
tivement M. de Bonnay, avec empressement et agitation,
vint annoncer à la comtesse que le duc d'Angoulême, qui ne
pouvait obtenir l'autorisation de rester à Vienne plus de vingt-
quatre heures, viendrait le soir même lui demander à souper.
La comtesse, transportée de joie et de reconnaissance, voulut
donner à la réception du jeune prince toute la solennité pos-
sible et toutes les marques du respect. Sa livrée était nom-
breuse et brillante; elle ne lui parut pas assez considérable:
(1) Krayezin, ce mot signifie écrivain ; le comte Potocki était grand
écrivain de la couronne, dignité du royaume de Pologne; la comtesse
Potocka, dont il est ici question, était une femme de la plus haute dis-
tinction.
DE LA BARONNE DU MONTET S3
ses parents, ses amis lui envoyèrent les leurs. Quarante la-
quais, portant des torches allumées, faisaient haie dans les
escaliers et dans les vastes antichambres ; ses beaux salons
étaient entièrement illuminés^ il y avait profusion de fleurs, et
une nombreuse et élégante société était réunie, lorsque le
prétendu duc d'Angoulème arriva : le prince de Ligne avait
choisi un jeune officier de son régiment, M. de Mussey, pour
remplir ce rôle. Il fut introduit par le prince de Ligne et le
marquis de Bonnay. M. de Mussey avait une figure et une
tournure distinguées; le prince de Lorraine lui avait prêté un
cordon bleu ( Il s'était exercé; il fit une entrée de prince, reçut
avec grâce et dignité les effusions de sensibilité, d'attendris-
sement et de respect de la comtesse. Mais il fut singulière
ment déconcerté en apercevant entre deux portes d'un salon
qu'il devait traverser pour se rendre à celui où la plus nom-
breuse société était réunie et devait lui être présentée un
émigré qu'il connaissait beaucoup, avec lequel il venait de se
brouiller et qui, ne jouissant pas d'une grande réputation,
n'avait pas, pour cette raison, été retenu chez Mme Potocka
chez laquelle il venait d'apprendre, au moment même, la pré-
tendue arrivée du prince. La figure de cet importun portait
l'empreinte du vif dépit qu'il éprouvait de ne pouvoir rester.
n jeta sur M. de Mussey un regard scrutateur, que celui-ci
prit pour le dénouement de la comédie; mais, à son grand
étonnement, se rangeant précipitamment contre la muraille, il
fit au prétendu prince une révérence si profonde, si humble^
si respectueuse qu'elle le rassura pleinement.
Introduit dans le principal salon où toute la société était
rangée en cercle, M. de Mussey en fit le tour, adressant à chaque
personne des paroles aimables et bienveillantes; il finit par se
persuader, nous a-t-il dit longtemps après, qu'il était réelle-
ment prince (1). Il reçut les confidences de plusieurs nobles
polonais, qui lui laissèrent entrevoir la possibilité de le placer
un jour sur le trône relevé de la Pologne. Il y eut parmi les
(1) Au souper, le prince G... présenta à boire à genoux au prétendu
duc d'Angoalôme, qui se hÀta de le relever.
84 SOUVENIRS
femmes des mouvements de vif enthousiasme et d'attendris-
sement, de la haute politique, des offres généreuses et cheva-
leresques de la part des grands seigneurs. Enfin, l'illusion fut
telle que le prince de Ligne et le marquis de Bonnay, se rou-
lant de rire sur un canapé, en voyant le succès de cette mau-
vaise plaisanterie, n'étonnèrent personne.
Elle eut des suites fâcheuses pour M. de Mussey. Le person-
nage que Mme Potocka n'avait pas engagé à rester à souper était
une espèce de flatteur et de commensal du baron de Thugut; il
dtnait chez lui, le lendemain de cette scène, et il n'eut rien de
plus pressé que déparier de l'arrivée du ducd'Angoulème. Thu-
gut l'écoutait en haussant les épaules. « Vous l'avez rêvé, mon
pauvre B... — Si j'ai rêvé, s'écria B... piqué, bien d'autres
ont rêvé avec moi I » Il raconta la brillante réception faite au
prince chez Mme Potocka; il -entra dans des détails qui ne
purent laisser aucun doute au ministre, d'autant que B...
assurait connaître beaucoup le jeune prince; il était bien sûr
que c'était lui qu'il avait vu. A Tinstant même des ordres ful-
minants sont expédiés au ministre de la police, à l'officier qui
la veille était de garde à la porte de la ville. M. de Thugut,
furieux, quitte la table, se rend en toute hâte chez l'empereur
pour le prévenir de cet incident. Le résultat de cette mauvaise
plaisanterie fut que M. de Mussey fut sévèrement réprimandé
et puni. M. de Thugut n'aimait pas les mystifications, et la
carrière militaire du jeune officier fut arrêtée pour toujours. Il
a épousé depuis une Polonaise riche et ruinée^ comme elles le
sont presque toutes.
LA HAUTE SOCIETE DE VIENNE
11 y avait alors dans la haute société de Vienne des hommes
et des femmes d'une amabilité bien distinguée et tout à fait
évanouie aujourd'hui : la vieille comtesse de PergeUjJa prin-
cesse de Lichnowski, la belle et ravissante comtesse de
Einski, depuis comtesse de Merveldt; la comtesse de Chotek,
née comtesse de Clary, et plusieurs autres que j'ai moins vues.
DE LÀ BARONNE DU MONTET 35
Le comte de Chotek, ministre et grand burgrave de Bohême,
était véritablement grand seigneur de ton, de manières et de
langage. Il avait passé quelques années à Paris, dans sa jeu-
nesse, dans la société la plus brillante et la plus spirituelle de
l'époque. Il était impossible de s'exprimer en français avec
plus d'élégance et de distinction, mais par une bizarrerie très
commune alors dans la grande noblesse autrichienne, ces
grands seigneurs, si véritablement seigneurs, et très hauts,
étaient presque tous amis de la Révolution française, haïs-
"saient les émigrés et la noblesse. Je crois que cela ne peut
s'expliquer que comme une suite de vieilles rancunes natio-
nales.
LA COMTESSE DE BRIONNE, PRINCESSE DE LORRAINE, ET SES
BELLES-FILLES, MADAME LA PRINCESSE DE VAUDÊMONT^
ET MADAME LA PRINCESSE DE LORRAINE (VEUVE DU
COLONEL POUTET ET DU COMTE DE COLLOREDO).
La comtesse de Brionne, que Ton appelait à Vienne la prin-
cesse de Lorraine, avait obtenu avec beaucoup de difficulté
la permission de venir s'y établir. La qualité de princesse de
Lorraine rendait l'étiquette difficile; on ne voulait lui accor-
der aucune distinction. Il y avait d'ailleurs alors à la cour, !
dans la haute société, ainsi que dans les autorités supérieures,
une méfiance pusillanime contre tous les Français en général,
et particulièrement contre ceux d'un très haut rang, que l'on
supposait infatués d'idées philosophiques et de préjugés
contre les mœurs simples de la famille impériale.
Mme de Brionne avait pris un appartement extérieur dans
notre beau* couvent; elle y recevait tous les soirs. Elle était
encore parfaitement belle, avec l'air le plus grand et le plus
imposant que j'aie jamais vu. Nous lui fûmes présentées : elle
était habituellement couchée sur une chaise longue; mais son
port de tète était si majestueux, son langage si éminemment
distingué, qu'il était impossible de ne pas en être frappé : c'est
une de ces nobles apparitions que Ton ne peut oublier. Mme la
86 SOUVENIRS
princesse de Lorraine traitait avec une extrême bonté M. du
Montet bien jeune alors, mais qui s'était déjà fait connaître
par de brillantes actions de valeur.
Mme la comtesse de Brionne, restée veuve très jeune^ et
dans tout l'éclat de sa beauté, avait conservé à la cour cor-
rompue de Louis XV une réputation sans tache, sans ombre.
Elle jouissait, comme tutrice des princes ses fils, de tous les
honneurs et privilèges de grand veneur. Louis XV, l'aper-
cevant un jour à sa fenêtre à Versailles, après lui avoir adressé
quelques paroles de galanterie, lui dit : t Par où va-t-on
chez vous, Madame? — Par la chapelle, Sire, » lui répondit-elle
avec une admirable présence d'esprit.
Le prince de Vaudémont ainsi que le prince de Lambesc,
ses fils, entrèrent au service d'Autriche pendant l'émigration.
Le prince de Vaudémont était d'une grosseur énorme; il
menait une vie étrange pour un homme de son rang. Il se
félicitait un jour, devant Mme sa mère, de la charmante
société qu'il avait le bonheur d'avoir à Szegedin, petite ville
de Hongrie, où il était en garnison. « Qui voyez-vous donc?
lui demanda-t-elle ? — L'apothicairesse », lui répondit le
prince avec une emphase comique. Il voulut continuer l'énu-
mération de cette bonne compagnie. — « Ah! mon fils! s'écria
avec effroi Mme de Brionne^ en répétant le mot apothicairesse^
l'apothicairesse 1 je n'en veux pas entendre davantage! »
Le prince de Vaudémont mourut peu de temps après, en
Hongrie; il n'avait jamais vécu avec sa femme, dont il était
séparé depuis très longtemps. J'ai rencontré Mme la princesse
de Vaudémont plusieurs années après, en 1825, au Palais-
Royal, chez le duc d'Orléans, et je n'ai pu sans sourire me
rappeler la bonne compagnie du prince son mari.
La conversation m'entraîne; je vous parlerai aussi, en anti-
cipant sur le temps, du prince de Lambesc, que l'on appelait
à Vienne le prince de Lorraine. Je Tai vu souvent après mon
mariage : c'était un homme fort grand, la tête haute, l'air très
noble; mais il paraissait assez dépourvu d'esprit. C'était,
lorsque je l'ai vu, un véritable caput mortuum de haut et puis-
sant seigneur. Il tenait à fort grand honneur alors de n'être
DE LA BARONNE DU MONTET 87
qu'Allemand, il affectait d'oublier le français, ce qui cependant
de l'empêchait pas d'être très obligeant pour les émigrés. Il
avait été marié, en Pologne, à une comtesse' Potocka, très
riche^ qui avait ambitionné le beau titre de princesse de Lor-
raine ; elle l'avait pris, depuis son mariage^ dans une extrême
aversion; ils se séparèrent promptement. Devenu veuf, et plu-
sieurs années après, le prince de Lorraine fut destiné à être
le dernier échelon de la bizarre, heureuse et malheureuse des-
tinée d'une femme intéressante (i)^ Mlle FoUiot de Crenneville,
veuve en premières noces d'un Français brave, mais très pau-
vre, colonel autrichien, M. Poutet, de Metz, frère de sa mère;
puis du comte de Colloredo, premier ministre, et enfin du
prince de Lorraine.
MES GRANDS-PâRBNTS DE LA FARB
Ma grand'mère de la Fare (2) épousa en Poitou mon grand-
père, M. le marquis de la Fare, alors en garnison en Poitou
avec son régiment. Quoique Mlle de Gazeau fût une riche
héritière, le mariage fut déterminé par une passion réci-
proque très vive et une sympathie qui se déclara dès la
première vue. Ma grand'mère était très grande, blonde; elle
avait les yeux bleus, le nez aquilin et long, la peau d'une
blancheur et d'une finesse extraordinaire, le port noble, le
langage très distingué. Son caractère était allier, fier, sus-
ceptible, irascible, mais noble. Sa conversation était souvent
charmante; elle racontait avec grâce. Sa sévérité pour ses
enfants alla souvent jusqu'à la dureté. Elle était très instruite,
aimait la poésie et la lecture, s'occupait continuellement, dor-
mait peu; elle avait l'imagination très vive, une grande
mémoire. Quoique Mme de la Fare ait toujours eu une
(4) Voir tn/rd, p. 467. (Éd.)
(2) Henriette de Gazeau de Champagne, mariée le 22 juillet 1748 à
Joseph-Louis-Dominique, marquis de la Fare-Yénéjan, maréchal de camp,
chevalier de Saint-Louis, était fille de Henri de Gazeau, marquis de
Champagne, baron des Villates, en Poitou, et de Marie de Bessay-Lusi-
gnan, dame du comté de Bessay, Gremault, etc. (Éd.
38 SOUVENIRS
conduite exemplaire, et une réputation sans nuage, son
ménage a été orageux : la jalousie de mon grand-père, ses
dépenses excessives, sa paresse et son peu d'ambition, joints
aux vivacités et aux prodigalités de ma grand'mère et leurs
constantes oppositions de vues, de projets et d'occupations,
ont fait de cette union une tempête conjugale. Ma grand'mère
m'a toujours traitée avec une atTection et une indulgence qui
m'ont vivement touchée; la vérité cependant me force à avouer
que c'était une redoutable grand'mère.
Mes grands'-parents de la Fare ont dévoré une véritable
fortune. Mon grand-père est mort au Pont-Saint-Esprit, en
Languedoc, à l'âge de soixante-douze ans, en 1791. Ma grand'-
mère,qui avait eu le bonheur, malgré ses opinions royalistes,
d'échapper aux horreurs de la Terreur, est morte à Bollène,
dans sa maison de campagne, à l'âge de quatre-vingt-dix-huit
ans, le 26 juillet 1824. Elle avait eu^ un an auparavant, la
satisfaction de voir son fils revêtu de la pourpre romaine.
MBS PARENTS
Mon père, Jean-François Prévost, comte de la Boutetière et
de Saint-Mars, était entré au service à l'âge de treize ans. Petit-
fils du marquis de Lenonnes, il était considéré comme devant
être l'héritier de cette maison. Excellent écuyer, brave jusqu'à
la témérité, vif jusqu'à l'emportement, mais gentilhomme
sans peur et sans reproche, il avait fait avec distinction la
guerre de Sept ans et obtenu la croix de Saint-Louis quand il
se maria.
Ma mère, Adélaïde-Paule-Françoise, comtesse de la Fare (1),
avait épousé mon père au château de Bessay en Poitou,
dans la même chapelle où elle avait été baptisée, étant née
(1) Adélaïde de la Fare, fille du marquis de la Fare^ maréchal des camps
et armées du roi et de Gabrielle Gazeau de Champagne, née le 30 sep-
tembre 1753, chanoiaesse et comtesse du chapitre de Goïsse-Largentière,
mariée en 1781 à Jeao-François Prévost, comte de la Boutetière et de
Saint-Mars, morte le 1«' juin 1823.
DE LÀ BARONNE DU MONTET 39
au château de Bessay^ qui alors appartenait à M. de Bessay,
frère de ma grand'mère de la Fare. Mon père est décédé à
la Boutetière, le 5 novembre 1804, trois ans après son retour
de l'émigration^ et ma mère le 1" juin 1823, à Bollène, chez
Mme de la Fare, sa mère, dans le Comtat.
LB MARIAGE DE MA SŒUR HENRIETTE
Ma sœur, Henriette-Hélène-Aimée (1), a épousé, à la Boute-
tière (2), le 15 juillet 1806, M. Louis de Pavée, comte de Ville-
vielle. Ce mariage a été fait et traité par ma grand'mère de
la Fare et ma tante Mme de Chaseaux^ sœur cadette de ma
mère, amies de M. de Villevielle. M. de Villevielle vint à la
Boutetière, où eut lieu l'entrevue : le mariage fut célébré à
l'église paroissiale de Sain^Philbert. Le comte de Chabot,
frère de M. Martial de Chabot qui avait épousé Mme Éléonore
Prévost de Saint-Mars, sœur de mon père, fut un des témoins
de ma sœur, comme ami et allié de notre famille.
Nos voisins furent tous invités au dîner donné ce jour-là,
par ma mère, dans nos tristes ruines de la Boutetière.
Ma sœur était parfaitement belle; elle était âgée de vingt et
un ans. Elle était vêtue, le jour de son mariage, d'une robe à
longue queue, de moire blanche, garnie d'une guirlande en
fleurs artificielles de lilas blanc. Elle avait sur la tête une
guirlande de fleurs également blanche, et à son cou un collier
de perles avec une agrafe en diamants. Elle faisait l'efl^et
d'une vision; je la contemplais avec admiration; les paysans
chantaient et tiraient des coups de fusil en signe de joie.
Le soir, un orage éclata sur nos ruines et, quelques jours
après, un météore d'une couleur sombre et bleuâtre en suivit
les tristes contours.
Ma sœur, son mari, ma mère et moi, nous quittâmes la
(4) Henriette Prévost de la Boutetière, née & Luçon le 24 février 1784,
mariée en 1806 à Louis de Pavée, comte de Villevielle, son cousin, morte
à Alais (Gard), le 21 décembre 1819.
(2) Le château de la Boutetière, située en Vendée, près Chantonnay.
40 SOUVENIRS
Boutetière au mois d'août suivant, pour nous rendre en Lan-
guedoc : M. et Mme de Villevielle dans leur terre et château
de Mirabel, dans les Gévennes, à six lieues de Montpellier.
A Poitiers, nous attendait ma grand'mère de la Fare, qui
venait de vendre à M. d'IIarambure le château de Méré, situé
en haut Poitou, héritage de sa cousine, la marquise d'Hargi-
court. Nous partîmes donc en poste pour le midi de la
France : dans la première voiture, ma grand'mère, moi et
ma femme de chambre; dans la seconde berline, ma mère,
ma sœur/M. de Villevielle; et sur le siège un valet de chambre
piémontais. Le laquais de ma grand'mère nous servait de
courrier; il était à cheval et précédait les voitures pour nous
commander des chevaux. Le vieux et riche coupé de ma
grand'mère, à vernis blanc et filets d'or, doublé intérieure-
ment de velours et de satin jaune et sur les portières duquel
on avait peint un nua^^^pour dissimuler les armoiries pendant
la Révolution; le siège de velours jaune, très élevé; mais sur-
tout la figure imposante de ma grand'mère donnaient à notre
voyage un aspect tout à fait ancien régime auquel ne nuisait
pas Ghavan, notre courrier, avec son habit gris blanc^ sa
veste jaune à longs pans et ses bottes fortes et les manchettes
de bottes. On nous entourait partout, mais partout aussi avec
des témoignages de respect. Il y avait quelquefois discussion
dans les villages et hameaux du Limousin et du Bourbonnais
à notre passage; les uns nous prenaient pour leurs évoques,
les autres pour l'Empereur! Les postes manquaient de che-
vaux, les routes étaient presque impraticables. Nous tra-
versâmes une partie de la France, Rufîec, La Rochefoucauld,
où le château nous intéressa vivement; Angoulême, Aubusson,
Saint-Léonard, Limoges, Guéret, Montiuçon, La Palisse,
Lyon, où nous passâmes quelques jours et où nous nous sépa-
râmes de M. et de Mme de Villevielle.
DE LA BARONNE DU MONTET 41
BOLLÈNE. 4806-1810
Nous arrivâmes à la fin d'août à Bollène^ chez ma grand'-
mère de la Fare, qui avait, en dehors de cette horrible petite
ville^ une vaste maison bien meublée, mais dans la plus
triste position du monde. Il y avait cependant du deuxième
étage de la maison une belle étendue de vue : les éternelles
neiges du mont Ventoux étincelaient sous le soleil de Pro-
vence. De ma fenêtre, j'apercevais cinq provinces : le Dau-
phiné, le Yivarais, la Provence, le Languedoc, le Comtat-
Venaissin, dans lequel nous nous trouvions, le pont Saint-
Esprit et ses vingt-sept arches et les plaines remplies de
mûriers et de tristes oliviers, de sombres mais rares cyprès
plus tristes encore.
La petite ville de Bollène avec ses hautes murailles créne-
lées et délabrées, la petite montagne desséchée, calcinée par
le soleil et les bises continuelles me parut triste à désespérer.
L'habitation, au reste distribuée noblement par mon grand-
oncle, le chevalier de la Fare, avait été choisie pour retraite
par ma grand'mère à la mort de son beau-frère; depuis la
Révolution seulement elle y régnait souverainement, tout en
regrettant nos beaux arbres, notre admirable verdure, nos
fraîches prairies et nos belles eaux de la Boutetière, car c'était
jouer de malheur que de tomber directement de la Vendée
dans cette fournaise de Bollène sans ombre, toujours tour-
mentée et ébranlée par la bise la plus furibonde. Je fmis par
m'y habituer. Ma tante de Chaseaux, sœur cadette de ma
mère, la plus aimable femme sans exception que j'ai rencon-
trée dans ma vie, habitait à trois lieues dans sa charmante
solitude de la Conseillère; mon cousin de la Fare, dans sa belle
terre de SaintrGeorges; le marquis de Bernis et sa femme (la
jeune princesse Armande de Rohan), à Saint-Marcel; comme
elle s'y ennuyait mortellement, elle venait souvent à Bollène.
Elle avait peu d'esprit, mais une figure si distinguée, une tour-
nure ravissante, un petit pied^ fabuleusement petit et char-
mant, une élégance noble, une mise délicieuse et d'un goût si
42 SOUVENIRS
parfait; d'ailleurs bonne personne, ne parlant que par petites
exclamations y toujours prête à se moquer, mais ne faisant jamais
les frais d'une moquerie et, comme tous les Rohan, parlant
presque toujours des Rohan, elle eût probablement été assez
ennuyeuse si elle n'eût pas été si agréable à voir, étant réelle-
ment un type incomparable de grâce aristocratique et fémi-
nine. M. de Bernis eût été, je crois, facilement jaloux; il n'avait
rien à redouter pour sa jeune femme quand elle était chez
Mme de la Fare, sa parente, aussi sévère que digne. Il avait
été séduit dans sa première jeunesse par une intrigante, plus
âgée que lui de plusieurs années. Elle prétendait avoir été
épousée; elle accusait je ne sais qui d'avoir arraché et sous-
trait son acte de mariage sur les registres de la paroisse; elle
se faisait appeler Mme de Bernis et elle présentait deux petits
enfants sous ce nom; elle eut Teffronterie de mettre opposi-
tion au mariage de M. de Bernis^ lors des publications reli-
gieuses et légales; il fut retardé de plusieurs mois par cet
étrange incident, qui ne découragea pas les Rohan ni la jeune
princesse. La vraie Mme de Bernis se persuadait que sa rivale
en voulait à sa vie et racontait là-dessus les histoires les plus
étranges et les plus invraisemblables. Elle passait son temps
à Saint-Marcel assez tristement : elle accouchait ou faisait
des fausses couches, sans que sa délicieuse taille en fût le
moins du monde altérée, et ce perpétuel état de grossesse
lui avait fait prendre l'habitude de recevoir sur sa chaise
longue et d'y prendre des poses charmantes. Le château de
Saint-Marcel ressemble à un hôtel de Paris; il est dans l'in-
térieur de la petite ville ou bourg de ce nom^mais la vue
de la terrasse est très belle. Le cardinal affectionnait beau-
coup cette habitation; il y avait fait de grandes dépenses
et avait acquis de mon grand-père la moitié de la seigneurie
dont il était co-seigneur avec lui ou avec son père. M. Aymé
de Bernis l'avait très noblement meublé à l'occasion de son
mariage avec Mlle de Rohan.
Nous avions d'autres voisinages encore à Bollène. M. des
Isnards, de l'illustre maison de Suze, habitait les restes du
magnifique château de ce nom, à trois heures de Bollène. C'est
DE LA BARONNE DU MONTET 43
le plus noble et pittoresque manoir que l'on puisse voir, dans
une position admirable et mélancolique ; un comte de Suze s'y
était retiré, je ne sais plus à quelle époque, avec une prin-
cessede la maison de Holstein qui avait conçu pour lui un at-
tachement romanesque. Mme des Isnards était très spirituelle.
Nous voyions aussi souvent M. et Mme de Tournon; cette
dernière était sœur de ma cousine de la Fare; c'était une
bonne et jolie femme, d'une physionomie heureuse, et dont
la fin a été terrible. Elle est morte jeune encore, brûlée par
un de ces accidents qui se renouvellent souvent.
M. de Rochegude habitait son château de Rochegude; il
venait quelquefois à Bollène, où son aménité et son caractère
franc et loyal le faisaient aimer.
M. et Mme de la Garde y venaient souvent aussi. Mme de la
Garde, veuve en premières noces de M. de Gordon (je crois)^
était très jeune et très belle. Au moment de la Terreur, M. de
Gordon fut arrêté à Lyon ; sa femme fut se jeter aux pieds
du féroce représentant du peuple; il la regarda quelques
instants, puis d'un air théâtral lui dit : t Tu es belle, mais la
République est plus belle que toi! > M. de Gordon fut guil-
lotiné!...
Parmi les personnes qui venaient voir ma grand'mère^ elle
affectionnait particulièrement M. et Mme de la Baume (née de
Yogûé), dont la douceur, les manières simples et distinguées
gagnaient tous les cœurs. Il nous venait aussi des visites du
Pont-Saint-Esprit, d'Orange et d'Avignon. Dans la petite ville
même de Bollène il y avait des ressources de société, quelques
hommes instruits, parmi lesquels en première ligne notre
aimable et excellent ami M. Valère de Gaillard. Il était jeune
alors, mais il est resté ce qu'il était, parfaitement bon, spiri-
tuel et naïf; c'est un caractère qui se rencontre rarement.
11 y avait à Bollène plusieurs familles nobles, qui s'y étaient
fixées depuis longtemps. Les Pontbriant, de Roches, de Ro
quard, de Calvière, de Gaillard, de Guielhermier, de Granet-
Lacurt, de Justamond, de Serre, de Faucher, etc., dont les
pères avaient tous servi en France, comme l'on disait encore
dans le Comtat-Venaissin, et avaient la plupart la croix de
44 SOUVENIRS
Saint- Louis. Mâgrand'mère avait une bonne maison; elle don-
nait souvent à dîner. On savait qu'elle aimait à faire sa partie
de whist; elle l'avait presque tous les soirs; on se résignait à
être grondéy mais sauf ces moments d'orages, sa conversation
était toujours intéressante, son langage d'une exquise poli-
tesse; elle était restée grande dame. Ma mère et ma tante de
Chaseaux étaient remarquablement aimables dans un genre
bien différent : ma mère si souvent silencieuse, froide, sérieuse,
se réveillait de cette langueur par des élans énergiques, vifs,
rapides^ imprévus; ma tante, toujours délicieusement causeuse,
avait une conversation plus distraite, toute de grâce, d'imagi-
nation et de poésie; elle était aimable avec tout le monde. J'ai
acquis à Bollène la certitude que l'on peut vivre sans ennui
dans une très petite, et il faut l'avouer, une très laide petite
ville; je n'aurais pas cru la chose possible.
Mme de Lamavon, née d'Anglegeau, nous arriva de Paris
après son mariage. Son mari habitait Bollène; elle eut le bon
esprit de s'y trouver bien et môme de s'y amuser. Elle était
franchement provinciale, et une élégante de petite ville mais
raisonnable, et en même temps sérieusement dévouée. Il y
avait à Bollène quelques ridicules, mais où n'y en a-t-il pas?
La saison des vers à soie n'était pas l'époque brillante de la
conversation; les coœns absorbaient tout notre intérêt; je le dis
sans rancune, quoique ces détails m'aient souvent bien ennuyée.
J'ai vu à Bollène de très vieilles dames qui n'avaient pas changé
de costume depuis soixante ans; mais quand j'y pense aujour-
d'hui je ne me moque plus que de moi-même, car les mêmes
modes sont revenues. Les longues tailles, les vieilles perses et
les gazes à grands ramages avec un liséré d'or ou d'argent,
le petit Saint-Esprit en diamants suspendu au cou par un
étroit velours noir, les manchettes et les mitaines complé-
taient les parures des jours de fête des grand'mères nobles de
Bollène. Il y avait bien quelque chose à redire à l'accent forte-
ment provençal... pécaïre! mais qu'importe I La reconnais-
sance est la vertu des bons cœurs; j'en ai conservé pour cette
petite ville où l'on se soumettait de si bonne grâce à la souve-
raineté de convention de ma grand'mère, et où l'on m'a tou-
DE LA BARONNE DU MONTET 45
jours lémoigQé tant d'intérêt et de bienveillance. Bollène ne
pouvait pas manquer d'ailleurs de marquer dans mes plus
tristes et doux souvenirs : ma grand-mère, ma mère, ma tante
y reposent; une même tombe les réunit.
AVIGNON, 1808-1809
Ma mère désira passer un hiver à Avignon; sa sœur ainée,
Mme Madeleine de la Fare, venait d'y rétablir une maison de
son ordre (l'Adoration perpétuelle du Très-Saint-Sacrement).
Nous passâmes quelques jours dans l'intérieur du couvent;
ma tante espérait que je pourrais y prendre le goût de la vie
religieuse... Mais tout en respectant profondément les per-
sonnes qui s'y dévouent, j'avoue que j'en ai rarement vu
d'assez parfaites pour me faire comprendre la nécessité de
ce mode de salut. — Le marquis de Forbin des Isnards nous
loua une partie de son logement, qui était très convenable.
Les anciens hôtels à Avignon sont généralement distribués
noblement. La société y était bienveillante et distinguée à cette
époque. M. et Mme de Forbin-Janson recevaient beaucoup de
monde. Le comte Palamède et sa première femme, Mlle de
Septeuil, habitaient avec eux. La société était restée très aris-
tocratique et sans mélange; presque tous les noms étaient
connus (1), les Gramont-Gaderousse(Mme de Gramont, née de
Vassé), Mmes de Bernis, de la Fare, de Tournon, des Isnards,
de Piolenc (née de Virieu), de Bausset, de Javon-Billioty,
d'Honorati, de Calvière (née de Saint-Priest), de Lépine, de
Raousset, de Liautaud, de Caumont, de Monteynard, de Sinetti,
de Montfaulcon, de Forbin des Isnards, de Pluvinel... Vous
ne vous doutez pas que je parle de la sœur de deux reines?
Mme de Pluvinel était née Glary, sœur des reines d'Espagne
et de Suède; son mari était un gentilhomme de Provence;
c'était un excellent ménage, sans ambition^ sans prétention.
(1) Il y avait encore à Avignon plusieurs familles qui étaient venues
d'Italie, pendant le séjour des Papes, les Gabrielli, Crisolii, Bernucelli, etc.
46 SOUVENIRS
M. de Pluvinel était resté fidèle aux vieilles modes monar-
chiques; il était coiffé à l'oiseau royal et poudré à blanc; sa
femme avait de très belles robes, cadeaux de ses royales
sœurs, qu'elle s'excusait presque de mettre; elle était simple et
jolie, petite et toute ronde, avec une sorte de dignité cepen-
dant; je n'ai vu personne faire plus de cérémonie pour passer
la première à une porte, sans aucune affectation ridicule.
Mme de Janson voulait qu'on s'amusât chez elle, par une
bonne raison : elle voulait s'amuser elle-même; elle donnait de
jolies fêtes> dont sa belle-fille, Mme Palamède, lui aidait à faire
les honneurs, froidement mais poliment. Cette société avait sa
coterie élégante et impertinente, ses intrigues, ses malices, ses
petites noirceurs même ; j'y fus traitée avec indulgence.
L'amitié si vive, si affectueuse que m'a témoignée Mme la
chanoinesse Alexandrine de Forbin ne s'effacera jamais de
mon cœur. Nos appartements n'étaient séparés que par une
porte, d'abord fermée, peu à peu ouverte par intervalles et
enûn constamment ouverte.
Le marquis de Forbin, père de Mme Alexandrine, du comte
Henri (qui a été député sous la Restauration), de Mme de Cor-
wasi et d'Amédée de Forbin, était un beau et saint vieillard.
Sa jeunesse avait été orageuse : il avait été philosophe, emporté
par des passions ardentes, environné de séductions; il était
riche et beau. Marié dans ces belles dispositions, il fut un mari
probablement peu fidèle ; sa femme était très pieuse, elle ne
cessait de prier pour sa conversion ; ses douces exhortations
n'avaient fait aucune impression. M. de Forbin se rendait un
jour à une pressante invitation : il fut surpris inopinément
par un de ces violents orages du Midi, suivis de torrents de
pluie et de coups de vent effroyables ; il se trouvait à peu de
distance d'une église, il n'eut que le temps de s'y précipiter
pour éviter la bourrasque. Un religieux prêchait; c'était un
homme simple dont les paroles n'étaient pas éloquentes, mais
persuasives. A l'instant même où le marquis de Forbin entrait
dans l'église, le religieux élevait la voix et citait un passage
de l'Écriture (je n'ai pas osé demander lequel). Cette parole
vint frapper le pécheur au cœur; terrassé comme saint Paul,
DE LA BARONNE DU MONTET 47
il fut obligé de s'appuyer contre un pilier de Téglise; il y était
encore abîmé dans ses réflexions, lorsque la foule se fut écou-
lée. Le religieux priait près de l'autel, le marquis de Forbin
s'approcha de l'homme de Dieu en fondant en larmes et com-
mença une confession générale... Il rentra chez lui entière-
ment changé... Vous comprendrez la joie de sa femme.
Mme Alexandrine de Forbin avait été élevée en Normandie
dans l'abbaye dont Mme de Belzunce, sa tante, était abbesse ;
elle s'y était intimement liée avec une de ses jeunes compa-
gnes, avec laquelle elle était restée en correspondance jusqu'à
la Révolution, avec Charlotte Gorday. Combien je regrettais
qu'elle eût été obligée de brûler ces précieuses lettres ! A en
juger par les lettres de ma chère et aimable amie, l'éducation
dans l'abbaye de Mme de Belzunce devait être très négligée,
< J'écris comme une cuisinière », me disait-elle souvent.
Hélas! cela était rigoureusement vrai^ mais quel excellent
cœurf quelle ardente piété, quelle charité et quelle fidèle
amitié t
Mme de Bausset, sa cousine (belle-sœur du cardinal), me
témoigna aussi beaucoup d'intérêt, mais ce n'était ni le cœur,
ni la franchise turbulente de Mme Alexandrine. Elle me par-
lait souvent des inconvénients d'épouser un veuf ayant des
enfants : M. de L. G. son beau-frère, chez lequel elle habitait,
était veuf d'une de ses sœurs; je savais qu'il avait parlé de
moi très obligeamment; elle cherchait à scruter mon cœur;
je m'en aperçus et lui lis confidence de mon mariage déjà
arrêté avec M. du Montet et retardé seulement par les cir-
constances politiques.
MON MARIAGE
J'ai épousé à Vienne, en Autriche, M. le baron du Montet,
chambellan de Sa Majesté l'empereur d'Autriche. M. du Mon-
tet était alors condamné à mort par Tempereur Napoléon,
comme Français au service étranger et ne pouvait venir chez
ma grand'mère de la Fare. Comme le projet en avait été fait
48 SOUVENIRS
avant la campagne de 4809, ma belle-mère vint me cherchera
Nancy, où ma mère me conduisit. Nous en partîmes le 18 no-
vembre 1810. Je fus reçue à Vienne par mon oncle de la Fare,
évèque de Nancy, qui avait fait mon mariage, étant très lié
avec la famille de M. du Montet. 11 me reçut avec une vive
affection. J'étais attendue chez M. le maréchal comte de
Ferraris, son ami, et je fus accueillie de la manière la plus
aimable par sa fille, la comtesse de Zichy.
Je fus mariée le 21 décembre 1810, par le prince-archevêque
de Vienne, comte de Hohenwart, dans la chapelle de son
palais; nos témoins furent le marquis de Beaufort, ami de
mon oncle, et M. de Besson^ ami de la famille de M. du Montet.
L'archevêque nous fit un discours très paternel : le respectable
prélat avait une amitié toute particulière pour mon mari, dont
la réputation toute chevaleresque, les nobles sentiments et la
valeur brillante avaient acquis Testime générale.
Je me mariai à neuf heures du soir; une voiture du maré-
chal, attelée de quatre chevaux superbes, me conduisit au
palais archiépiscopal; la nombreuse livrée de l'archevêque
nous attendait échelonnée sur l'escalier, avec des torches.
M. du Montet, toujours généreux, leur fit remettre 200 florins.
Le curé de la cathédrale de Saint-Etienne et plusieurs ecclé-
siastiques de la maison de l'archevêque assistaient à mon
mariage (1).
(1) Voici l'extrait d'une lettre que la comtesse Isabelle Rzewuska, depuis
comtesse de Waldstein, écrivait à sa belle-sœur, la comtesse Rosalie
Rzewuska,ncc princesse Lubomirska, en décembre 1810, à propos de mon
mariage :
« Vous vous étonnerez quand je vous dirai qui s'est marié, le 20 de ce
mois, dans la chapelle de TArchevôché, avec une gentille petite femme
qu'on lui a amenée de France. Un ûdèle, un proscrit, un homme qui
dans six mois se trouvera exposé à n'avoir ni feu ni lieu; quand un
usurpateur le poursuit, que son souverain l'abandonne, une femme
vient du milieu de ses ennemis pour s'associer à son sort, et com-
penser tant de malheurs. C'est le jeune et vaillant du Montet qui a
épousé Mlle de la Boutetiëre de Saint-Mars, la nièce de l'évoque de
Nancy. L'évéque arrange cela par lettres depuis deux ans. La dernière
guerre y avait mis obstacle; maintenant Mme du Montet a été cher-
cher la future, puisque le monsieur ne pouvait rentrer. Elles sont
arrivées & bon port, et les voilà mariés, amoureux, heureux et faisant
la joie de cette admirable famille. La jeune personne est charmante,.
DE LA BARONNE DU MONTET 49
PREMIÈRE ENTREVUS
Ma première entrevue avec M. du Montet se fit d'une ma-
nière singulière. Nous étions arrivées avec Mme du Montet, ma
future belle-mère, presque au terme de notre voyage et étions
attendues à dîner, pour ce même jour, 6 décembre, chez le
baron et la baronne de Bœsner (ma belle-sœur), lorsqu'à un
quart de lieue de Tavant-dernier relai de poste de Siegards-
kîrch une des roues de la voiture se brisa. Nous versâmes
très doucement, la route était superbe ; on releva un peu la
voiture dans laquelle nous restâmes, parce qu'il tombait un
petit brouillard assez froid; le domestique était allé en toute
hâte chercher des secours. Nous étions dans la position la
plus incommode, la voiture presque couchée d'un côté ; cela
ne dérangea pas du tout Mme du Montet, qui était très coura-
geuse et très gaie. « Si nous déjeunions, me ditrclle, pour pas-
ser le temps? — Déjeuner, madame!... déjeuner dans la posi-
tion où nous sommes! «.J'étais presque écrasée par sa femme
de chambre, qui n'avait pas de point d'appui sur le strapontin.
Déjeuner ainsi ! Pour toute réponse elle tira d'une des poches
de la voiture un morceau de viande froide et se mit à déjeuner
de bien bon appétit!... Des voyageurs, le général Brown et
un jeune homme qui était avec lui, apercevant cette voiture
élégante versée au milieu de la route, s'empressèrent de venir
nous offrir leurs services ; ils furent bien étonnés du sang-
froid de ma belle-mère ; ils allaient à Vienne et se chargèrent
d'un mot au crayon qui annonçait notre mésaventure et l'im-
possibilité où nous étions d'arriver avant le lendemain matin.
Ils s'acquittèrent très obligeamment de cette commission.
Vers neuf heures du soir, pendant que nous soupions à Sie-
gardskirch, j'entendis monter précipitamment l'escalier, t Ma-
sans être belle, douce, timide, aimable, enfin parfaite. Je suis enchantée
de ce mariage sous tous les rapports ; car il comble les désirs de tous
leurs entours; mais particulièrement, j'en suis bien aise pour l'inté-
ressant jeune homme. Cela fixera ses idées, son cœur, son existence ;
cela lui donnera plus de calme et détruira ce petit levain de morose
qui s'était glissé dans son imagination. »
50 SOUVENIRS
dame, dis-je à Mme du Montet, voilà votre fils. > Le cœur me
battait bien fort, c Non, assurément >, me répondit-elle, car
cette brusque entrevue n'avait pas été réglée ainsi par elle ;
elle dérangeait ses plans. Mais avant qu'elle eût eu le temps
d'achever sa phrase, la porte s'ouvrit impétueusement et M. du
Montet se précipita dans les bras de sa bonne mère. Je le
trouvai tel qu'il était : beau, chevaleresque, sensible, délicat.
C'est ainsi que nous passâmes notre première soirée. Le len-
demain nous parttmes ensemble pour Vienne, où mon oncle
de la Fare et les parents de mon mari nous attendaient avec
impatience. Mon cher Joseph était enchanté d'avoir évité le
cérémonial prescrit par sa petite mère.
MON MARI, M. LE BARON DU MONTET
Je voudrais faire revivre devant vous M. le baron du Montet
tout brillant de jeunesse, de beauté, de courage, tel qu'il était
à dix-sept ans au combat d'Arlon (1793) couché sur le canon
qu'il venait de défendre, couvert de sang, proclamé un jeune
héros par les vieux soldats, aussi généreux qu'intrépide, refu-
sant, par égard pour ses chefs et ses camarades, de demander
cette incomparable croix de Marie-Thérèse, que les puissants
de Tordre l'engageaient à solliciter et lui promettaient d'obte-
nir. Plus tard, si hardi, si habile à la surprise du mont Caper-
nado, si vaillant à Yoltri, toujours cité et si brillant au siège
de Gênes; d'une probité si sévère, après avoir enlevé la caisse
militaire ennemie; calme et intrépide lorsqu'en 1809 il reste
sur le champ de bataille de Bozzola, chargé par l'archiduc Jean
de protéger sa retraite, au passage de la Piave, et mérite ce
brillant témoignage, signé par l'archiduc, qui reconnaît lui
devoir le salut de son corps d'armée; heureux et ardent à la
prise de Laybach, dont il s'empare la même année, par un
coup de main aussi téméraire que bien combiné.
Condamné à mort par l'empereur Napoléon comme officier
ennemi né en France, il fut cependant sollicité plusieurs fois
d'entrer à son service. Le général Romeuf fut chargé de lui
DE LA BARONNE DU MONTET 51
offrir un régiment et de grands avantages, s'il voulait quitter
le service d'Autriche et entrer à celui de France. M. du Montet
fut inébranlable. J'ai vu plusieurs fois le général Romeuf sortir
de chez mon mari avec de grandes démonstrations de regret :
c Vous serez général dans un instant, lui disait-il... l'Empe-
reur apprécie des généraux tels que vous... > Mais M. du
Montet est resté fidèle au seul serment qu'il ait jamais fait.
Sans doute, il n'a pas été récompensé selon son mérite.
LA FAMILLB DE MONSIEUR LE BARON DU IfONTBT. — LE JEUNE
ET HÉROÏQUE DESILLES, FIANCÉ A MA BELLE-SOEUR VIC-
TOIRE DU MONTET.
Vous ne serez pas étonnés que je vous parle avec intérêt et
une vive affection de cette noble famille^ si honorable et si
vertueuse qui est devenue mienne, ni de ce jeune héros Desil-
les, fiancé de mon angélique belle-sœur, Victoire du Montet.
La mort sublime du jeune Desilles (1) est une des plus belles
pages de notre histoire contemporaine et un triste et doux
rayon de la vie de cette suave et ravissante jeune fille alors,
Victoire du Montet, si digne d'avoir inspiré une passion si
pure, un sentiment si profond et si exalté. M. Desilles blessé à
mort le 31 août 4790, à l'affaire de Nancy, en se précipitant
sur la lumière d'un canon, que les factieux se disposaient à
tirer sur les troupes de M. de Bouille, croyait pouvoir vivre
longtemps encore : son père et ses amis partagèrent pendant
quelques semaines cette illusion; il était heureux, car il avait
le consentement de son père et celui de la famille de Mlle du
Montet pour l'union qui était l'objet de tous ses vœux; il
jetait un regard ravi dans cet avenir qui, pour lui, ne devait
(1) Desilles ou des lUes, né k Saint-MaJo le 11 mars 1767, était lieute-
nant au régiment du Roi-infanterie lorsque éclata l'insurrection de la
garnison de Nancy ; le 31 août 1790, quand les troupes de Bouille appro-
chèrent, Desilles voulut empêcher une lutte qu'il nommait fratricide ; il
se mit devant la bouche d'un canon ; mais ses propres soldats rebelles lui
tirèrent quatre coups de feu. Il mourut de ses blessures le 17 octobre
suivant. (Éd.)
52 SOUVENIRS
être que de quelques jours I... Il en avait un, pourtant!,
mais celui qui fait vivre les héros dans la tombe t
AFFAIRB DE NANCY, 34 AOUT 4 790
... c C'est alors qu'on vit un de ces traits héroïques qui
sufflsent pour immortaliser un homme. MM. Delort et Desilles,
dont la compagnie rangée en bataille avait la gauche appuyée
à la Porte (porte neuve), s'élancent devant les canons; Desilles
s'écrie : « Ce sont des Français, nos amis et nos frères qui
c viennent au nom de l'Assemblée nationale pour faire exécuter
« les décrets; avant que vous ne tiriez sur eux, je serai votre
€ première victime. » Les soldats veulent Tarracher du canon
qu'il tient embrassé, il le serre plus étroitement : < Tirez, dit-il;
c le boulet ne leur parviendra que teint de mon sang, je ne
t puis voir sans mourir le déshonneur du régiment du Roi. >
M. Delort trouve encore assez d'ascendant sur ses soldats
pour décider la plus grande partie à le suivre et à se retirer
dans son quartier. Desilles reste seul à lutter contre une foule
de forcenés, de plus en plus électrisés; il s'était élancé devant
les soldats pour arrêter leurs coups, ils font feu sur lui, il
tombe frappé de trois balles; le jeune Hoener,qui se trouvait
dans les rangs des volontaires, aperçoit l'héroïque jeune
homme couvert de sang et chancelant; il s'élance à son secours
au milieu du feu, enlève Desilles et le charge sur ses épaules;
une quatrième balle vient en ce moment frapper le courageux
officier, elle s'amortit sur un trousseau de clefs placé dans la
poche de son habit. »
DESILLES
(Détails recueillis de la bouche de ma beUe-mère, de M. du Montât et de
témoins oculaires.)
M. Desilles, le jeune et admirable héros de l'affaire de
Nancy, survécut près de six semaines à ses affreuses blés-
DE LA BARONNE DU MONTET 53
sures; il fut enterré à la Primatiale (1) dans le caveau des
Primats de Lorraine avec une pompe extraordinaire. On lui
rendit des honneurs que Ton ne rendait qu'à des princes.
Mgr de la Fare, alors évêque de Nancy, prononça son oraison
funèbre. M. Desilles, père du jeune héros, arriva à Nancy dès
qu'il apprit l'événement qui faisait la gloire de son nom et le
désespoir de son cœur; il accéda avec empressement, avec
joie, à la demande que lui fit son fils, de l'unir à Mlle Victoire
du Montet (2) pour laquelle il avait conçu un attachement
aussi profond que respectueux, une passion vive, pure et
toute chevaleresque. On avait conservé l'espoir de le guérir :
les médecins et les chirurgiens, dont MM. Yalentin et Le
Moyne qui le soignaient, avaient partagé cette erreur et
l'avaient même déjà déclaré hors de danger, lorsque les symp-
tômes de mort se déclarèrent : la suppuration était passée
dans le sang, le danger devint imminent et irrémédiable. Il fut
administré : Mme du Montet lui donna les soins d'une mère
et reçut son dernier soupir. Sa mort causa un deuil général :
le jeune héros conserva jusqu'au dernier moment son courage
et y joignit celui du chrétien à celui du soldat; mais il regretta
vivement sa jeune, son angélique fiancée, belle parmi les belles,
parfaite parmi les plus parfaites. M. Desilles, inconsolable de
la perte de son fils, n'éprouvait de soulagement qu'en voyant
et en bénissant sa chère Victoire. Il s'échappait souvent et on
le trouvait baigné de larmes, prosterné sur la pierre qui recou-
vrait la tombe de son fils.
Qui sait aujourd'hui que le jeune héros repose sous les
froides et humides dalles de la cathédrale ?Qu'a-t-on fait pour
son nom, pour sa mémoire? Louis XVIII en recevant, à sa
rentrée en France, l'épée du vaillant jeune homme^ comme
un présent digne d'un roi, ne devait-il pas, en échange, faire
élever un monument à celui qui, un des premiers, donna un
si sublime exemple de courage et de fidélité en 1790?
(1) Cathédrale de Nancy.
(8) Un de nos amis, à Vienne, appelait Victoire Vange martyr. Ce nom
Fa bien à sa beauté, à la touchante expression de sa physionomie; il va
bien, hélas t aux douleurs et aux regrets qui ont rempli sa viet
54 SOUVENIRS
M. Desilles avait vingt et un à vingt-deux ans lorsqu'il
mourut (1). Le docteur Yalentin, qui le traita, ne voulut pas
lui faire l'amputation de la jambe, qui l'eût sauvé; la blessure
était au genou; le docteur Yalentin avait conservé l'espoir de
le guérir sans l'amputation et en avait donné l'assurance au
père du jeune Desilles et à ses nombreux amis. Mme la
baronne du Montet avait caché à sa fille l'impression qu'elle
avait faite sur cet admirable jeune homme et la demande de
sa main; la belle et innocente fiancée ne l'apprit que par les
cris de désespoir qui échappèrent du cœur brisé de M. Desilles
quand il vit Victoire du Montet, et par la tendresse paternelle
qu'il lui témoigna pendant son séjour à Nancy; avant et après
la mort de son fils, il voulait toujours l'avoir auprès de lui :
il pleurait avec moins d'amertume, quand l'angélique jeune
fille était près de lui; alors, il la nommait sa fille I sa fille
chérie!... Le jeune Desilles n'était pas beau (2); il était petit,
de race bretonne^ les épaules larges; il était grave, studieux;
ce n'était pas un héros de roman. Sa passion pour Mlle Vic-
toire du Montet était si délicate, si respectueuse, que presque
jamais il ne lui adressait la parole^ mais plus ordinairement
à sa sœur Antoinette et surtout à ses parents. 11 aimait
tendrement le jeune du Montet, alors âgé de quatorze ans, ce
bel adolescent si admirablement beau^ qui devait aussi, lui,
donner plus tard des preuves éclatantes d'intrépidité et de
vertus chevaleresques.
M. Desilles père, en repassant à Paris après la mort de son
fils, fut reçu par le roi et la reine avec la plus juste et la plus
touchante bienveillance; le roi désirait lui accorder quelque
faveur importante; il ne demanda que son portrait et celui
de la reine; ils lui furent envoyés, comme vous pouvez bien
le penser.
(1) M. Desilles avait trois sœurs : Mme de la Fouchais, yictime de la
fureur révolutionnaire ; Mmes de Virel et d'Aleyrac.
(2) Mme la baronne de Bœsner, Victoire du Montet, la belle fiancée du
jeune Desilles, a légué son portrait en miniature, très ressemblant, à
Victor de Genouillac, son filleul, comme le plus précieux don qu'eUe
pût faire à un gentilhomme breton. Il sera, je n'en doute pas, précieuse-
ment conservé.
DE LA BARONNE DU MONTET 55
LE GRAND MONDE
Si j'avais été mattresse de ma destinée, je Taurais certaine-
ment unie à celle de mon beau, noble, chevaleresque et admi-
rable mari M. le baron du Montet; mais j'aurais fixé notre
séjour constant, notre résidence habituelle à la campagne, dans
un manoir confortable, en une belle situation^ entouré de voi-
sins aimables et distingués, au milieu de propriétés assez con-
sidérables pour occuper et intéresser activement. Mon château
eût été vaste; il aurait eu d'un côté une vue pittoresque, sévère,
solitaire ; de l'autre^ de riantes plaines et de frais pâturages,
la vue de quelques clochers et villages et fermes ; on a besoin
de se sentir en communauté de sécurité et défendu contre des
attaques malveillantes. Ma bibliothèque eût été la place prin-
cipale de ma maison ; c'est là où on aurait trouvé les sièges les
plus commodes, les fauteuils les plus paresseux; les fenêtres
eussent été immenses et cintrées pour laisser entrer le plus de
jour possible et jouir le soir de la vue des étoiles et des plus
beaux eiïets de nuages, pour lesquels j'ai une vraie passion.
Mon cher Joseph eût été heureux et adoré dans sa terre ; il
eût été l'ami des pauvres, le conseil et l'exemple des riches;
son esprit actif, ses connaissances variées^ ses savantes re-
cherches lui eussent procuré de continuelles jouissances, en
même temps que ses bienfaits lui eussent épanoui les cœurs.
Ah ! si Dieu eût accordé un fils, une fille à notre tendre et inal-
térable aiïection, quel sort eût été plus heureux que le nôtre f
J aurais cependant eu un regret, celui de n'avoir pas vu le
monde;. et pourtant je n'aime pas le monde ou ce qu'on est con-
venu d'appeler ainsi, c'est-à-dire la réunion de la haute so-
ciété à Paris, Vienne, Londres, Saint-Pétersbourg, Rome et
Naples. C'est que je suis curieme. Ce que je voudrais, c'est
voir quelque chose de nouveau; mais ce sont toujours les
mômes choses, et en vérité presque les mêmes personnes ;
l'ennui ou les circonstances politiques établissent une certaine
circulation de voyageurs d'élite, qui se retrouvent partout,
dans les nobles salons des grandes capitales, autour des lacs,
56 SOUVENIRS
sur les montagnes de la Suisse^ à Rome, à Castellamare, à
Naples et aux eaux. Ces grands entrepôts d'ennuyés, ces
bazars d'aventuriers et d'aventurières, ces prétextes diploma-
tiques masqués en goutte, en sciatique qui ne trompent per-
sonne, tous ces heureux ou malheureux imaginaires s'amusent
ou s'ennuient de la même manière. L'usage du monde est une
tyrannie et, il faut l'avouer^ habituellement de bon goût, mais
qui exclut toute originalité : la conversation a son uniformité
comme la mode. Les événements donnent de l'importance à
des hommes qui s'y sont trouvés mêlés ; ils se croient et on les
croit aussitôt des hommes importants; ils deviennent des cu-
riosités de salon. Ce sont souvent de grands noms, vides de
personne, des ombres décorées qui passent sans laisser de
traces. On les a crus grands, profonds et habiles, parce que le
temps et les circonstances se sont miraculeusement mis à leur
disposition ; on les a aperçus les premiers, lorsque les rayons
du soleil ont percé d'affreux brouiUards ; on les croit infail-
libles comme la Providence, redoutables comme la puissance,
terribles comme la guerre ; regardez de près ces hommes cé-
lèbres : ils sont légers, faibles, prêts à faillir, s'ils n'ont déjà
failli : il n'y a de grave que les événements.
Mais, me dites-vous, on ne peut nier qu'il y ait eu des
hommes remarquables et des grands hommes. Je le nie d'au-
tant moins, qu'il y en a eu si peu qu'il est facile de les
compter. Et encore, parmi les incontestables, il y en a qui ne
le sont que par hasard; leur génie, comme celui de Napoléon,
par exemple, ne se fût pas développé sans des circonstances
bizarres et non glorieuses. Sans son mariage avec Joséphine,
sans l'inconstance de Barras qui voulait à tout prix se débar-
rasser de cette charmante créole, Napoléon eût peut-être été
nommé colonel par Louis XVIII et fût resté le marquis de Buo-
naparte du père Loriquet. Plaisanterie à part, ce qui doit encou-
rager tous les ambitieux, c'est qu'il est bien plus facile d'avoir
la réputation d'un homme important que de l'être en réalité,
bien plus facile d'être un homme remarqué qu'un homme
remarquable, bien plus commun d'être l'homme des œuvres
des autres que des siennes.
DE LA BARONNE DU MONTET 57
SOUVENIRS Dl TIENNE
ISll-lSlt.
Mme de Staël disait cet été, en voyant le marquis de Bon-
nay (1), qu'il avait l'air du spectre de l'ancien régime. J'ajoute
que l'on pourrait reprocher quelquefois à M. et Mme de Béthisy
de s'en faire les caricatures; et pourtant quel honorable
ménage î Ils sont vieux : M. de Béthisy est un vrai gentilhomme
de cour et de nom, mais pourquoi danse-t-il? (on le surprend
battant des entrechats). C'est une chose désagréable que le
désappointement qu'on éprouve en voyant pour la première
fois des personnes dont la réputation ou des événements inté-
ressants ont fixé l'attention du public. C'est ce qui m'est arrivé
en voyant Mme la princesse Charlotte de Rohan (2) dont le
nom rappelle l'infortuné duc d'Enghien. La princesse Char-
lotte est gaie et très grasse; elle n'est point jolie, elle n'a rien
de distingué, elle n'a d'intéressant que l'expression pleine de
bonté et de bienveillance de sa physionomie (3). A propos de
cela, je me rappelle que j'étais aussi presque en colère contre
la tournure du comte Roger de Damas. Ce nom qui appartient
au beau temps de la chevalerie est porté aujourd'hui par un
homme très aimable, dont la réputation de valeur chevale-
resque est brillante et bien connue, mais qui n'a assurément
rien de romantique dans la tournure. Je ne lui trouve ni grâce
ni noblesse, mais il a beaucoup de physionomie. Reste main-
tenant à savoir qui a tort du désappointé ou du désappoin-
tant? La petite queue du comte Roger de Damas, sa conver-
(1) Charles-François, marquis de Bonnay, né à La Grange, dans la
Nièvre le 22 juin 1750, mort à Paris le 23 mai 1823 ; page de la petite
écurie, membre et président de la Constituante, émigré, ministre & Copen-
hague en 1814, pair de France et lieutenant-général en 1815. (Éd.)
(2) J'ai vu souvent Mme la princesse de Rohan à Vienne ; j*ai eu l'hon-
neur ^de la revoir h Paris à notre retour en France, elle était beaucoup
moins bonne personne à Paris qu'à Vienne. Je l'ai vue bien en colère à un.
concert chez Mme la duchesse de Berry parce qu'on ne lui avait pas
réservé une place privilégiée et qu'elle était mêlée à la foule.
(3) Voir sur la princesse de Rohan le livre de H. Welschinger, Le Due
d'Enghien (Paris, Pion), p. 202 et suiv. (Éd.)
58 SOUVENIRS
sation, son air vif et pétulant^ font un mélange bizarre de
vieillesse et de jeunesse (4).
On me racontait que l'ambassadeur français à Vienne,
Andrëossy, voyant la grâce et la noble aisance de l'impératrice
d'Autriche (fille de l'archiduchesse Béatrice d'Esté) le jour de
son mariage avec l'empereur, s'était écrié : c Ahl pour celle-là,
elle était déjà impératrice dans le sein de sa mère. > La jeune
princesse avait été élevée dans la plus grande retraite, ne
voyant personne et mise avec une simplicité extraordinaire.
Mon cher Joseph disait dernièrement : < Le monde est un
grand théâtre dont presque tous les acteurs sont mauvais et
jouent mal leurs rôles t i
LK SSBVIGB DU COMTE RZBWUSKI
Vienne, 10 janvier iSlS.
Aujourd'hui, en entrant dans l'antique cathédrale de Saint-
ÉQènne, on n'apercevait que de lugubres tentures de deuil; et
lorsque la musique funèbre a commencé^ j'ai cru entendre les
gémissements de toutes les générations qui se sont successive-
ment pressées sous son immense vaisseau gothique. La famille
du comte Rzewuski était, je le suppose, accablée de douleur (je
ne crois pas cependant, en général, aux douleurs des dames
polonaises; il y a presque toujours chez elles exagération et
exaltation dans l'expression des plus simples, des plus natu-
rels et des plus doux sentiments). Leur langage, j'allais presque
dire leur gazouillement, a les plus gracieuses et les plus musi-
cales inflexions de voix; elles chantent plutôt qu'elles ne par-
lent; c'est joli dans la jeunesse, mais ce n'est pas l'accent du
cœur.
Les armoiries du noble Polonais décoraient de tristes ten-
tures, dernier et vain hommage 1 Les murs noirs et antiques
de cette vénérable église, les longs voiles de deuil dont étaient
(1) Cf. sur Roger do Damas V Alsace en 1814, d'A. Chuqukt (Paris, Plon)^
p. 91 et 399.
D£ LA BARONNE DU MONTET 59
couverts les parents du comte, le temps horrible qu'il faisait
au dehors, le sifQement aigu du vent qui ébranlait les vitraux
des fenêtres, la belle et lugubre musique, tout portait Tàme à
une religieuse et profonde mélancolie. Ce luxe de la mort,
cette pompe et cette ostentation étrangère ont fait replier mon
cœur vers les si simples et si nobles souvenirs du foyer
paternel! Ruines de ma chère et pauvre Vendée, vous êtes
l'orgueil de mon cœur!
En sortant de la cathédrale^ nous avons causé un instant
avec Mmes de Raigecourt. Toutes les physionomies étaient sou-
riantes; il n'y avait pas une larme ni dans les yeux ni dans la
voix. Mais qu'y a-t-il de plus simple que de voir la mort?...
PBESSBNTIMBNTS
Vienne, 1812.
Je ne suis pas dupe des prétendus esprits forts de salon.
On fait semblant de se moquer de ce qu'on appelle des supers-
titions et de ce que je nomme des pressentiments. Mais pour-
quoi celui qui a donné l'instinct à l'animal de s'éloigner de
cette plante qui lui serait mortelle, ou de cet autre animal
qui cherche sa destruction, n'aurait-il pas donné à l'homme
cet instinct qui lui fait redouter de se trouver en danger, ou
d'éprouver un malheur, en tel lieu, à telle époque? D'où vient
ce trouble qui s'élève dans le cœur, sans qu'on puisse le
définir, si ce n'est cette bienfaisante Providence, qui ne veut
point que les coups du malheur tombent d'aplomb sur l'in-
fortuné qui succomberait peut-être à sa douloureuse surprise?
Qui n'a pas éprouvé avant ime grande perte cette anxiété,
cette agitation vague? Qui n'a pas été persécuté par des rêves
déchirants?... Celui-là peut douter de la réalité des pressen-
timents : celui-là, sans doute, n'est pas sensible, et Dieu, qui
sait qu'il supportera sans trop souffrir les pertes du cœur,
réserve les pressentiments pour les âmes moins fortes. A quoi
serviraient les pressentiments à ceux que les plus douloureuses
réalités n'affectent pas? Puissent les pressentiments n'être
60 SOUVENIRS
réellement qu'une illusion, une maladie de l'âme 1 Mais pour-
rais-je le croire, moi pour qui ils ont été si vrais! Pourquoi,
s'ils ne sont que des illusions, étais-je retenue devant la porte
de l'appartement de mon père, en partant en 1803 de la Boute-
tière pour le château de Cremault en Haut-Poitou, où je croyais
ne passer que quelques semaines? Les chevaux étaient mis, ma
mère et ma sœur Henriette étaient déjà en voiture; et moi,
j'étais immobile auprès de cette porte : on m'avait recom-
mandé de ne pas troubler le sommeil de mon père, et cepen-
dant j'entrai, je restai à côté de son Ut : je croyais qu'il dor-
mait, je retenais mon souffle pour ne pas le réveiller, n
entr'ouvrit ses rideaux, il pleurait. Il me tendit la main, il
pleurait. Hélas I un long et profond gémissement s'échappa de
son cœur; je pressai sa main chérie sur le mien, je sanglotai
et je m'enfuis. Je ne l'ai pas revu depuis. Lorsque nous
revînmes à la Boutetière, après un séjour de quinze mois à
Cremault ou au château de Méré, il n'existait plus. Ma mère et
mon frère avaient reçu son dernier soupir (1). Ma mère s'était
hâtée de le rejoindre lorsqu'elle apprit qu'il était malade; elle
nous avait laissées chez ma grand'mère.
Comment ne croirais-je pas aux pressentiments? Un orage
n'a-t-il pas éclaté le jour du mariage de ma sœur Henriette? Un
météore n'est-il pas passé près de nos fenêtres? C'était comme
un globe de feu sombre et bleuâtre. Il y a des pressentiments
trompeurs. M. du Montet m'a raconté qu'étant en Italie aux
avant-postes il fut abordé un jour tristement par un de ses
camarades qui lui dit : < Mon pauvre du Montet, j'ai rêvé cette
nuit que nous aurions demain une affaire très chaude et qu'un
boulet t'emporterait la tète. — Grand merci », lui répondit
le beau et brave capitaine. Le lendemain, à la pointe du jour,
la canonnade se fit entendre; l'affaire s'engagea, M. du Montet
s'y distingua et fut cité dans les bulletins; il ne fut pas blessé,
quoique constamment au plus fort de la mêlée; mais son
camarade prophète fut tué t. . .
(1) Le 5 novembre 1804.
DE LA BARONNE DU MONTET 61
LB BON VIEUX TKMPS^ POITOU IT VBNDÉB
Vienne, 1812. /
Je suis trop paresseuse pour faire mon journal; d'ailleurs si '
cette fantaisie me prenait^ si j'avais la malheureuse pensée de |
mettre de la méthode dans mes souvenirs (comme si les sou-
venirs pouvaient suivre une marche régulière î), je craindrais
de faire le pendant d'un jeune homme très dérangé et peu
spirituel, qui, voulant enfin mettre de Tordre dans sa conduite
et dans ses affaires, avait fait un état de tout ce qui lui restait. '
Ce document commençait ainsi : État de mon linge : première'
ment mon violon. Les personnes qui écrivent un journal tom^ (
bent presque toutes dans deux inconvénients : elles parlent
naturellement toujours d'elles et se présentent constamment /
sous l'aspect le plus favorable. Ce serait effectivement bien
bête d'écrire pour apprendre à ses enfants (si les enfants
lisent le journal de leur mère) que l'on fut ridicule tel jour,
maussade, mal coiffée, timide tel autre. Mais j'aime les sou-
^^jftnirg- ils tombent toujours vrais, du cœur, de l'esprit et de
la plume. Les souvenirs intimes sont comme des jalons laissés
dans le passé d'une famille; ils font retrouver la trace qu'elle
a suivie, lorsque ses pas sont depuis longtemps effacés sur la
terre. J'ai une profonde vénération pour les grands-pères et
un véritable culte pour les grand'mèresj j'ai toujours écouté
avidement les trop rares récits dé ma grand'mère de La Fare.
Elle raconte à merveille; puis, lorsqu'elle parle à quatre-vingt-
six ans de sa mère morte à quatre-vingt-quinze ans, cela
rejette dans le beau siècle de Louis XIV. Le portrait de mes
bisaVeuIs (père et mère de ma grand'mère), suspendus au-
dessus de son fauteuil dans l'imposant costume de l'époque,
ajoute à Tintérêt et même à l'illusion. Ma grand'mère de la
Fare a été présentée à la cour sous Louis XV et traitée avec
une bienveillance particulière par la reine Marie Leszczynska;
mais ce ne sont pas seulement les récits de la cour qui
me charmaient quand j'étais à BoUène chez ma grand'-
mère; j'étais ravie lorsqu'elle nous chantait en riant et en
62 SOUVENIRS
patois les rondes poitevines qui avaient charmé son enfance;
les paroles en étaient simples, les airs naïfs et gais, le sujet
presque toujours en rapport avec d'anciens événements his-
toriques. Il y en avait une sur le dtic de Candale, que je regrette
d'avoir oubliée. Elle commençait ainsi : c Le duc de Caudale, la
flour de guio pays »^ attaqué à l'improviste par les Anglais,
appelle son page et lui dit : « Mon paige^ mon beau paige (les
pages sont toujours beaux), décroche mon épia (épée) qui a
sous quiau fond de lid. > Le beau page se hâte d'obéir, puis la
ronde finit par ce refrain triomphal : « Du premier coup qu'il tirej
quarante il en touit (tua), du second coup qu'il tire (c'est toujours
le duc de Caudale), son épia en cassit. > Ahl ma pauvre Vendée,
si elle chante encore, célébrera d'autres exploits que ceux du
vaillant duc de Candale; ses héroïques enfants ont aussi
décroché Tépée suspendue près du foyer; ils l'ont retrempée
dans le sang, hélas f et fourbie avec les cendres de Tincendie
de l'église, du château et de la chaumière t Mais voyez l'in-
cohérence des souvenirs, c'est dans la patrie d'Haydn et de
Mozart que me revient à la pensée la vieille ronde poite-
vine.
Je voudrais qu'un poète naïf mît l'histoire de France en
couplets faciles à retenir, sur des airs populaires; ce très court
abrégé de l'histoire nationale serait très utile et assurément
plus intéressant que Malbrough s'en va-t-en guerre. Le peuple
de France ne connaît que Dagoberty grâce à la chanson du bon
roi; je ne voudrais assurément pas un couplet sur chaque roi,
mais sur les plus marquants, Clovis, Philippe-Auguste, saint
Louis, François I*% etc.
LA DAME BLANCHK
J'ai entendu raconter à Maria Boissier (1) elle-même Thistoire
de la dame blanche qui apparut au château impérial le soir
veille de la mort de l'impératrice, deuxième femme de l'em-
(1) Cf. sur Maria Boissier, infrà, p. 150. (Éd.)
D£ LA BARONNE DU MONTËT 63
pereur François (4). D'abord il faut savoir que Téglise des
Augustins, paroisse de la cour, touche au Burg (château),
qu'un escalier y tient et qu'en passant par les corridors de la
résidence impériale on abrège beaucoup le chemin; cette
communication d'aiUeurs est ouverte au public; on passe
devant les appartements de l'empereur et des princes, qui ne
s'en inquiètent nullement; des sentinelles sont placées de dis-
tance en distance, et le soir on éclaire les longs corridors.
Mme Boissier était grande, fort pâle; elle avait la singulière
manie d'être toujours vêtue de blanc, môme en hiver; ses
fourrures étaient de cygne; ses souliers de velours blanc
garni de cygne; sa pelisse, de satin blanc idem; elle portait
un long voile blanc sur son petit chapeau blanc; des gants
blancs; même ses livres de piété étaient contenus dans un sac
de taffetas blanc. Elle avait la démarche lente et grave.
Mme Boissier s'était oubliée dans une chapelle de l'église
dont la porte donnait dans la sacristie. Le gardien ne l'aperçut
pas; il était tard; on était au commencement d'avril; l'impéra-
trice se mourait; il ferma les portes : Mme Boissier remarqua,
lorsqu'elle voulut sortir, qu'elle était enfermée; mais elle con-
naissait les communications intérieures : par la sacristie, elle
pouvait gagner les cloîtres du couvent, et trouver le portier.
Quand elle entra dans la sombre sacristie, elle entendit comme
une exclamation de terreur et vit fuir un enfant de chœur qui
achevait de réunir et de mettre de côté d'énormes tentures
noires qui avaient servi dans la journée. L'enfant avait fermé
au verrou la porte de la sacristie donnant sur les cloîtres. 11
ne resta plus d'autre issue à Mme Boissier que l'escalier qui
monte au château; elle s'y dirigea; il est près de la chapelle
de l'empereur Léopold, dans le caveau de laquelle on dépose
les cœurs des personnes de la famille impériale. En traversant
les longs corridors faiblement éclairés, elle fut étonnée de la
(1) Marie-Thérèse, princesse de Sicile» que François II avait épousée le
15 août 1790 et qui mourut le 13 avril 1807 après avoir eu treize enfants
dont Marie-Louise (femme de Napoléon), Ferdinand I*' (successeur de
François II) et François-Charles (père de l'empereur actuel François-
Joseph I). (Éd.)
64 SOUVENIRS
pâleur des sentinelles; même un des soldats lui fit peur, il venait
de laisser tomber lourdement la crosse de son fusil sur la
pierre, ses dents claquaient et ses yeux étaient effrayants (ils
n'étaient qu'effrayés). Le lendemain on apprit la mort de l'im-
pératrice, et en même temps l'apparition de la dame blanche,
constatée par les rapports officiels des sentinelles; du gardien
de l'église, qui, rentré par hasard, l'avait vue se diriger du
sanctuaire vers le caveau et monter l'escalier de communica-
tion; de l'enfant de chœur, qui Tavait vue s'approcher des ten-
tures noires, etc. ; mais surtout par les rapports unanimes de
toutes les sentinelles à la même heure (celle de l'agonie de
l'impératrice), qui avaient vu la dame blanche monter lente-
ment de l'église, vers les appartements de la souveraine, où
elle avait disparu à leurs yeux. Tout cela était vrai, tout cela
était sans réplique; jamais apparition surnaturelle ne fut plus
avérée; Mme Boissier, mieux que personne, pouvait certifier
la marche de la dame blanche.
DU BONHEUR ET DE LA BEAUTÉ
Vienne^ 1S12. -
Une bonne femme du village de Hadersdorf près de Vienne
me fit l'autre jour un éloge très original de toute la famille,
t Quelle respectable dame que la maman (ma belle-mère) (4);
elle prie le bon Dieu nuit et jour; et la baronne de Bœsner (2),
une dame si riche, si belle, qui ne montre jamais sa gorge,
(1) HlisaboUi de Laodrian (des marquis Landriani, comtes do Landriaao,
en Milanais), fille de François de Landrian, chevalier, seigoenr d*Alar-
mont, Outremécourt, Aingeville (en Lorraine) et de Catherine de Sarrazin
de Germainvillers, née le 2 mars 1747, mariée le 29 août 1768 à Ferdi-
nand de Fisson, chevalier, seigneur du Montet (près Nancy), baron du
Saint-Empire. Après Témigration, elle revint à Nancy où elle mourut le
15 mars 1835. (Éd.)
(2) Victoire de Fisson du Montet, née le 9 novembre 1772. avait été
fiancée à Th^roïque chevalier Desilles ou des Isles; elle émigra à Vienne
avec ses parents et y épousa, le 20 avril 1805, le baron de Bœsner, che-
valier de l'ordre impérial de Sainte-Anne de Russie, chambellan de Sa
Majesté l'Empereur d'Autriche, et Tun des fondateurs du fort d'Odessa.
La baronne de Bœsner est morte à Nancy en 1850. (Éd.)
D£ LA BARONNE DU MONTET 65
cela est admirable! Et son mari, ein so reicher Herr (un mon-
sieur si riche), qui travaille toute la journée à son jardin et
s'habille si mal!... Et le jeune baron (mon mari), celui-là aussi^
un brave officier si beau et qui se tient si bien à l'église ! Puis
avec une grande exclamation, en me regardant : « Euer Gnaden,
je voudrais vous dire quelque chose. — Dites, ma chère. —
c C'est que vous êtes si blanche que vous ressemblez comme
deux gouttes d'eau au tableau de sainte Claire après sa mort
qui est dans l'église > . J'ai promis d'aller voir cette intéres-
sante ressemblance. Voilà ce qui ferait un beau panégyrique
et ce qui constitue aux yeux de ces bonnes gens la vertu et le
mérite ! Il existe les mêmes variations dans les appréciations
du bonheiur et de la beauté. Des mendiants français s'étaient
abrités du vent d'hiver sous les fenêtres d'une personne de
ma connaissance et se chauffaient gaiement au soleil; leur
conversation roulait sur la richesse, c Eh I que ferais-tu si tu
étais riche? » demanda l'un d'eux à son camarade. — Moi,
répartit fièrement le gueux J'irais garder les cochons à cheval
avec des sabots d'or! — Et moi, reprit nonchalamment un
autre, je mangerais du lard jaune (rance) tous les jours ! »
Quant à la beauté, eUe est toute de convention : une coquette
est toujours trouvée jolie dans le monde; une femme belle^
modeste, eût-elle une irréprochable régularité de traits et une
taille parfaite, sera toujours critiquée, si. . . elle n'est pas oubliée.
Elle n'a pour admirateurs que les vieillards et n'obtient de
louanges que des vieilles femmes; les adulations et les hommes
tourbillonnent autour de la coquette.
MONSIBUR ET MADAME DE BÉTHISY
Hadersdorf, iSlS (1).
J'ai été dtner hier à Hietzing, chez Mme de Béthisy, avec
mon oncle, ma belle-mère et Mmes de Raigecourt. Nous
(1) Hftdersdorf, à une heure et demie de distance de Vienne, est un
petit village silué dans un joli vallon, orné de prairies et abrité par des
collines couvertes de bois. Le ch&teau (devenu la propriété des Bœsner)
6« SOUVENIRS
avons vu et admiré toutes les curiosités de cette jolie petite
retraite, lu toutes les stances. .. /« repos du sage et celui du héros.
J'aime et honore M. et Mme de Béthisy, je me réjouis pour
eux des jouissances que leur bon esprit donne à leur vieillesse :
ils ont des illusions de gloire, d'héroïsme et de jeunesse, de
temple, de forêt, de rivière, de pont. On nous a conduits en
cérémonie voir deux petits bustes de l'empereur et de l'impé-
ratrice, ils sont placés dan» une petite niche qu on appelle le
Temple de la Reconnaissance; on y arrive par de petites allées
si étroites que Ton ne peut y marcher qu'à la file les uns des
autres. Si c'est une allégorie, elle est bien trouvée; il n'y a
jamais foule dans le temple de la Reconnaissance, le bornât-on
simplement au cœur de l'homme. M. de Béthisy nous a raconté
un trait de sa vie militaire véritablement beau, chevaleresque,
et il a fondu en larmes en nous faisant ce récit. Cela aurait pu
paraître ridicule, cela m'a attendrie. Le noble vieillard se ren-
dait justice : petit, ridé comme il est très rare de l'être même
dans l'âge le plus avancé, son courage et son cœur ont con-
servé leur verdeur, ainsi que sa vivacité et son agilité, qui
sont surprenantes. Hélas! il danse! M. et Mme de Béthisy
nous racontèrent leur surprise en voyant une nuit l'empereur
d'Autriche (François II) apparaître et tirer leurs rideaux! Il y
avait un incendie tout près du logement qu'ils occupaient au
faubourg Rennsweg. Selon son usage, l'empereur s'était levé
et transporté à cheval sur le lieu du sinistre. Il voulut se con-
vaincre par lui-même que la partie des bâtiments qu'ils occu-
paient ne courait aucun danger; il se fit ouvrir silencieuse-
est caché au milieu de superbes plantations. C'est Marie-Thérèse qui se
chargea de le faire b&tir pour le maréchal Laudon pendant une de ses
campagnes. Le tombeau du maréchal, en granit, est situé dans une
partie du parc plantée avec intention pour servir d'accompagnement
au monument. On y arrive par une allée de sapins dont l'obscurité
contraste, d'une manière pittoresque, avec les arbres, les fleurs et les
arbustes qui entourent le tombeau. On trouve dans une autre partie
de ce charmant parc plusieurs pierres de monuments turcs, que Laudon
avait rapportées de Belgrade. Elles sont disposées avec goût et une appa-
rente négligence. Sur l'une d'elles qui se trouvait sur la porte principale
de Belgrade, on lit cette inscription en langue turque : « Le soleil tombera
avant que les chiens de chrétiens ne prennent cette ville. »
DE LA BARONNE DU MONTET 67
ment les portes par les domestiques terrifiés, mais qui avaient
respecté le sommeil de leurs maîtres. M. et Mme de Béthisy
se réveillèrent et crurent rêver lorsqu'ils virent l'empereur en
grand uniforme ouvrir leurs rideaux et les assurer avec bonté
qu'ils pouvaient rester tranquilles^ que toutes les précautions
étaient prises, et les progrès du feu arrêtés à temps. Le bâti-
ment touchait en effet à d'immenses magasins qui eussent
allumé un effroyable incendie. M. et Mme de Béthisy devaient
avoir une étrange mine en bonnets de nuit. Mme de Béthisy a
conservé les modes du règne de Louis XV : corps de jupe (je
crois que cela s'appelle ainsi) avec cascade de nœuds de
rubans, petit bonnet sur un chignon long et fortement crêpé
par son petit valet de chambre, cuisinier et coiffeur, qui n'y va
pas de main morte. Un jour, à Vienne, j'entrai chez elle pen-
dant sa toilette; je voulais m'éloigner, elle me fit rester :
€ Venez, ma petite bonne, venez, je vous en prie, ma petite
reine »... car t ma petite bonne » et « ma petite reine » sont
les expressions habituelles de sa bienveillance. Tandis qu'elle
courait après moi pour me retenir, Isidore la tirait par les
longs cheveux de son chignon, qu'il crêpait toujours en fai-
sant craquer cheveux et peigne (1).
NAPOLÉON ET MARIE-LOUISE A PRAGUE
Hadersdorf, 14 mai iSlâ.
L'empereur et l'impératrice sont partis avant-hier; ils vont
d'abord à Prague, puis à Teplitz, enfin à Dresde (2). MM. de
Metternich et de Wrbna; Mmes O'Donnell et de Lazanski;
(1) Mme la comtesse de Béthisy, née de L'Infernat. M. le général de
Béthisy était cousin de Mme la princesse de Lorraine (comtesse de
Brionne). J'ai revu Mme de Béthisy à Paris. Elle nous areçus avec la plus
aimable bonté : M. de Béthisy était mort; les regrets de sa veuve étaient
touchants. J'ai vu avec intérêt chez Mme de Béthisy tous les souvenirs
qu'elle avait rapportés de Vienne : portraits amis, vues, porcelaines ;
tous ces objets d'afTection remplissaient son joli petit appartement. Elle
m'a fait faire une station devant chacun d'eux ; je l'ai faite avec plaisir.
(2) Où ils virent Napoléon ; cf. sur cette entrevue les Mémoires de Met-
TBHMCH (Paris, Pion), 1, 120. (Éd.)
68 SOUVENIRS
quatre chambellans, dont les comtes Trauttmansdorff et
François Zichy-Ferraris, les accompagnent. On dit que Marie-
Louise, après le voyage de Dresde, fera un séjour à Prague;
trois archiducs et deux cents chevaux iront au-devant d'elle.
On a recommandé aux chambellans de parler très peu aux
Français et en tout le moins possible. L'archiduc Charles ira
à Prague pour y recevoir Marie-Louise.
NAPOLBON IT l'IMPBRATBICE d'aUTRICHB
Hadersdorf, 26 mai 181S.
La comtesse Maria Potocka, née Rzewuska, est ici avec le
baron de Felz. Ils racontent que Napoléon est allé recevoir
l'empereur d'Autriche à Dresde, jusqu'à Tescalier; qu'il Ta
embrassé, qu'il a baisé la main de l'impératrice sa belle-mère.
Elle a été charmante comme toujours (1). Napoléon s'est placé
à table à côté d'elle; il en est enchanté. Marie-Louise n'est
pas dans l'état de dépérissement que l'on supposait; elle a
moins d'embonpoint; ce qui la rend beaucoup plus jolie. Elle
a donné à sa mère une toilette en vermeil et douze robes f Ce
n'est pas un présent majestueux (2). Napoléon est, écrit-0Ui
d'une humeur massacrante, excepté pour l'impératrice d'Au-
triche, quïl trouve charmante.
NAPOLÉON A DRESDE
Hadersdorf, 30 mai 1812.
On parle de l'arrivée à Prague de l'impératrice de France;
on prépare des logements pour deux cents personnes de sa
suite, qui est magnifique.
(1) C'était la troisième femme de François II, Marie-Lndovica-Béatrix,
princesse de Modëne, qu'il avait épousée en 1808 et qui mourut le 17 avril
1816; cf. sur cette entrevue de Dresde le livre de Fr. Masson, L'Impéra-
trice Marie-Louite, p. 381-400. (Éd,)
(S) Mais il fut très utile, car les fourgons de l'impératrice d'Autriche
ont été si mal confectionoés que toutes les magnifiques parures se sont
trouvées g&tées par les pluies d'orage survenues pendant le voyage.
DE LA BARONNE DU MONTET 69
Nous avons eu hier une journée brillante : la princesse
maréchale (Lubomirska), MM. de Saint-Priest (1) ; mon oncle. La
conversation a été animée. J'aime les commérages politiques :
Napoléon a fait à son beau-père les honneurs de Dresde; il a
remercié Mme de Lazanski de l'éducation qu'elle a donnée à
sa femme; il s'est, dit-on, un peu moqué du comte François
Zichy, qui lui a répondu : Oui, Votre Machesté. Il a donné à
Marie-Louise toute la liberté possible pour entretenir son
père. Leur entrevue a été des plus touchantes. Le roi de
Prusse voulait venir à Dresde, mais on lui a répondu que ceci
était une entrevue de famille. Marie-Louise ira décidément à
Prague ; tous les princes et toutes les princesses iront la voir.
On parle de paix et en même temps d'une proclamation que
Napoléon doit avoir faite à son armée et dans laquelle il
annonce qu'il sera le 15 juillet à Saint-Pétersbourg. C'est là,
dit-ily qu'il mettra des bornes à l'empire de Russie.
SNCORB NAPOLÉON A DRESDE
Hadersdorf, 7 juin 1812.
Le prince (â) et la princesse Lichnowski (3) sont venus hier
de Dornbach en wurst, à travers les bois. Le prince avait dans
sa poche une lettre de Dresde qui contenait des détails amu-
sants. On a donné un feu d'artifice au milieu duquel se trou-
vait un énorme soleil, et pour devise : // (Napoléon) est plus
beau et plus grand que lui. Napoléon a dit tout haut : < 11 faut
que ces gens-là me croient bien béte f > Il y a eu un superbe
banquet chez le roi de Saxe. Napoléon s'est ennuyé de la lon-
gueur du service, et, avant la fin du premier, il a demandé le
dessert. Le roi a voulu lui faire quelques représentations, aux-
quelles il a répondu en demandant le café. Il a dit au comte
(1) Ex-ambassftdeur et ministre de Louis XVI et le commandeur de
Saint-Pries, son frère.
(2) Père du prince Edouard et grand-père du prince Lichnowski assas-
shié à Francfort.
(3) Princesse Lichnowski, née comtesse de Thun, la plus noble et impo-
sante beauté et parfaitement aimable.
70 SOUVENIRS
François Zichy, qui portait Téblouissant uniforme de la garde
hongroise : « Vous avez un superbe uniforme et très com-
mode^ car il ne va à l'armée ni en temps de paix ni en temps
de guerre. > Il a demandé au prince Kinsky d'où était sa
femme : « Sire, elle est de Tempire. — De quel empire? —
Sire, elle est de Coblenz (baronne de Kerpen). — Dites donc
qu'elle est Française. »
Marie-Louise a beaucoup pleuré au départ de Napoléon.
Elle est maintenant à Prague. C'est bien franchement qu'elle
l'aime. Elle est singulièrement embellie; sa tournure est
devenue très élégante, par conséquent pas reconnaissable. Elle
a maintenant la plus jolie taille du monde et un petit pied
ravissant. Rien n'est plus magnifique que sa suite : elle a seu-
lement cent cinquante valets de chambre, garçons d'atours,
ou laquais 1 L'empereur d'Autriche en a deux. L'impératrice
d'Autriche a toujours paru en un costume hongrois qui lui va
parfaitement, et pour éviter peut-être aussi les rivalités et
comparaisons de parures : le costume hongrois est plus
magnifique et plus élégant que les modes actuelles.
LBIIABQUIS DE BONNAT
Hadersdorf, 23 juin iSU.
Mme de Staël est à Vienne. Elle va en Suède, elle n'est pas
contente du peu d'enthousiasme qu'on lui témoigne. Elle écrit
l'histoire de Richard Cœur de Lion, pour lequel elle est pas-
sionnée. On dit beaucoup de choses; on parle d'hydropisie,
de grossesse^ d'un M. de Rocca, d'un mariage secret. J'admirais
M. de Bonnay, le c saint homme, » étendu négligemment sur
un sopha du petit salon et nous contant ces balivernes (1). Il
(1) Le marquis de Bonnay était très grand, très p&le, blême même ;
toutes les rides ou plis de son visage se marquaient en rond, ce qui lui
tonnait un peu de ressemblance avec les figures représentant la lune
dans les lanternes magiques ; il avait infiniment d*esprit, se faisait l'ami
des plus jeunes et jolies femmes, était un arbitre du bon goût, et se mêlait
de tout. Nous l'appelions le grand inquisiteur. Sa dévotion, très réelle, je
crois, trouvait souvent des incrédules. Il avait succédé à mon onde à
Vieone en qualité d'agent (comme on disait alors) du roi Louis XVIII.
DE LA BARONNE DU MONTET 71
nous vient beaucoup de monde : le bon maréchal de Ferraris,
la comtesse de Zichy, le marquis de Beaufort. Ces jours-ci,
voilà M. Florian de Kergorlay, M. d'Andigné et M. de Bruges
qui arrivent gaiement.
EXTBAIT D UNE LETTRE DE M . LE BARON DU MONTET
A SA FEMME SUR MADAME DE STAEL.
Brody, 16 juillet 1812. /
c Mma de Staël est arrivée et partie. Tu m'as dit d'être bien
spirituel, mais comment veux- tu faire payer un pauvre diable
qui n'a pas le sol ? J'ai pensé que pour me tirer de cette mau-
vaise afiaire, et ne pas jouer un rôle fâcheux dans les lettres
qu'elle pourrait publier sur Brody, il fallait avoir l'air d'un
bon garçon tout simple^ dont il ne vaut pas la peine de parler.
Ma première entrevue a été un tête-à-té te. Je me suis assis à
côté d'elle, sur son canapé. La conversation est devenue inté-
ressante par tout ce qu'elle y a mis du sien; et moi, je suis
tombé dans mes distractions, de sorte que je ne sais pas la
moitié des belles choses qu'elle m'a dites, et auxquelles j'ai
répondu à tort et à travers. Pauvre Alexandrine! que je te
plains! Mme de Staël est convaincue que ton mari n'est qu'une
bête; il n'a dit et répondu que des sottises. — Un moment,
madame; c'est tout le contraire. — Et qui le dit? Écoute.
U y avait un quart d'heure que l'oracle parlait sans que
j'eusse rien entendu; ma tête voyageait : j'ai accroché quelques
mots pour voir de quoi il s'agissait, et il m'a paru qu'elle
disait que trop de prévoyance est quelquefois nuisible; j'ai
répondu au hasard : c En voulant trop prévoir et prévenir
« l'avenir, on échappe le présent; le présent est le plus pressé;
< il faut d'abord y courir. > Tu n'imagines pas l'effet qu'a pro-
duit mon proverbe, enfanté par le hasard et la distraction; on
l'a appelé neuf, philosophique, profond, etc.. Ceci n'est pas
tout : j'étais dans un de mes bons jours. L'éloge recueilli et
l'enthousiasme passé, la conversation a continué, et moi je
suis retombé dans mes absences. U ma semblé qu'elle me
72 SOUVENIRS
disait qu'elle était persécutée parce qu'elle n'avait pas voulu
encenser le dieu Napoléon. J'ai répondu sans y songer : c II n'y
c a donc plus que trois puissances indépendantes dans le
c monde : l'Angleterre, la Russie et vous. > A peine mon pro-
verbe était-il prononcé que je suis devenu rouge comme un
coq, parce que j'ai cru que j'avais dit une sottise. Eh bien, pas
du tout; la réplique a été traitée de spirituelle, d'originale, et
Ton m'a serré la main d'attendrissement. Je pourrais pousser
mes citations encore plus loin si je ne craignais pas que tu
m'accuses d'orgueil. Le soir la chambre s'est remplie, je me
suis tû; il y avait M. le chevalier de Rocca, qu'elle traite plus en
fils soumis qu'en amant et qui n'a rien d'extraordinaire (i); sa
fille, passablement jolie et qui dormait (2); M. Schlegel, qu'elle
a fait éveiller et appeler en disant que ces littérateurs allemands
étaient toujours assoupis (3); un médecin de M. Jeroslaw
Rzewuski, qui parlait à tort et à travers; un homme d'affaires;
le prince Galitzin^ qui dépensait son esprit; sa femme qui
l'admirait; Mme de Schewaskin qui discutait; le comte Jeroslaw
qui écrivait. Le temps m'a paru un peu long, à moi qui ne
désirais que de voir finir la séance. On l'a remplie en donnant
.mille conseils difi'érents à Mme de Staël sur son voyage. L'un
disait : « Prenez ce chemin. » L'autre interrompait en disant :
« Cette route est meilleure. » Le troisième répliquait : t C'est
< par là qu'il faut passer. > Le quatrième : < Allez à Odessa. > Le
cinquième : « A Constantinople. » Le sixième : « J'irais à Jassy. •
Le septième : « Passez par Kiev, pour aller droit à Pétersbourg. •
Le huitième : c Passez par Moscou. > Le neuvième : « Moi
€ j'irais à Moscou, mais de là je me rendrais à Arkhangel. » Le
dixième : « Et moi, si j'étais à votre place. .. vous voulez aller
« en Suède, n'est-il pas vrai? Eh bien, j'irais à Odessa, de là à
« Constantinople, je visiterais la Grèce; quel vaste champ pour
(1) On sait qu'elle était remariée secrètement à ce M. de Rocca, officier
de hussards, qui a laissé des Mémoirei tur la guerre des Français en Es-
pagne: cf. sur Rocca le livre de M. Gautier, Madame de Stail et Napoléon
(Paris, Pion). (Éd.)
(2) La future duchesse de Broglie. (Éd.)
(3) Guillaume Schlegel, ami de Mme de Staël et précepteur de ses
enfants. Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTËT 73
c votre imagination t je passerais à Malte; que de matériaux
« pour les romans! je me rendrais en Sicile, je doublerais tous
c les caps possibles de l'Europe, après avoir passé le détroit de
t Gibraltar, et, comme cela, j'arriverais à Stockholm! • Je
voyais augmenter à chaque instant l'anxiété de Mme de Staël,
déjà trop inquiète; il y avait une heure que je ne disais mot;
elle m'interpelle. < Et vous. Monsieur le Baron, que feriez-vous
à ma place; j'ai confiance en votre avis. — Où voulez- vous
c aller. Madame, bien positivement? — En Angleterre. — Vous
■ faites bien; qui craignez-vous? — Les Français. — Avez-
< vous une carte, faites la apporter... Voilà le chemin le plus
c court pour Moscou, prenez-le, mais sans délai. De là vous
< aviserez à ce qui vous reste à faire, mais sans trop con-
t sulter... A quelle heure partirez-vous? — Demain, à six
t heures du matin. — Plus tôt, si vous pouvez. » La séance
fut levée, mon rôle était joué, j'ai été me coucher; crois-tu que
je paraîtrai avantageusement dans les lettres sur Brody?
Demande-le à toutes ces dames qui se sont donné tant de peine
à Vienne pour figurer décenmient dans les lettres sur l'Alle-
magne ; mets dans tes tablettes que Mme de Staël est née en 1766,
et que j'ai eu son extrait de baptême entre les mains. M. de
Rocca est un jeune homme sans conséquence. M. Schlegel n'est
qu'un dormeur; à propos de celui-ci, il faut que je te fasse rire,
n a présenté son passeport à notre officier de hussards, placé
ici aux postes avancés. « Comment vous appelez-vous? —
Schlegel. > L'officier tombe dans une convulsion de rire qui
nous fait craindre pour sa rate : c Schlegel ! quel drôle de
< nom (1)! Est-il permis de s'appeler Schlegel! > Et le bon
Hongrois rirait encore, s'il en avait le temps. Mme de Staël
nous a raconté les scènes comiques dont elle a été le sujet à
Léopol; les dames sont venues la voir sans la connaître, et seu-
lement pour admirer une femme auteur^ comme la reine de
Saba venait rendre hommage à Salomon {^). >
(1) Schlegel signifie cuissot, gigot. (Éd.)
(2) Dons une autre lettre M. du Montet dit : « Madame de Staël est
laide à faire peur. » {Éd.)
74 SOUVENIRS
If ARIB-LOUISK A PRAGUE
HaderBdorf, 181S.
^On nous écrit des détails fabuleux de la magoificence de
Marie-Louise à Prague (4). Elle est froide, sérieuse, parle peu.
Mais quelle maison! Quelle vaisselle d'or! Quels diamants!
Quelle chère exquise I Que de gens ! Que de seigneurs ! Quels
noms! Quelle suite! L'impératrice d'Autriche se fait adorer
par tous les cœurs, elle est pleine degrÂce et de dignité. Marie-
Louise^ en arrivant à Prague, était vêtue d'une tunique courte,
en étoffe très riche^ comme les reines de théâtre en voyage.
Marie-Louise a montré le portrait de son fils au prince de
Ligne, qui lui a dit qu'il lui trouvait quelque chose de martial
dans les yeux. < Non, a répondu Marie-Louise, il est aussi
pacifique que moi. > Gela serait une drôle de chose, si le fils
de Napoléon était un bon garçon.
Napoléon a traité très vertement le comte Zichy à Dresde,
apparemment en sa qualité de Hongrois, car il était le seul. A
propos de l'insurrection hongroise, dans laquelle le comte
Zichy lui a dit qu'il servait, Napoléon a répondu avec humeur :
« Cette armée ne voit jamais l'ennemi. » M. de Zichy à
répliqué que c'était dan§ la constitution : t Votre constitution,
a réparti l'Empereur, n'est plus dans le système ni dans les
mœurs. » L'archiduc Charles, en revenant de Prague^ a dit
qu'il aimerait mieux aller à deux batailles, tant il était fatigué
du costume et de l'étiquette qu'on doit y observer.
INCENDIE A BADBN
Hadersdorf, 27 JTiillet 1812.
Il y a eu hier un terrible incendie à Baden (2) ; soixante-
cinq maisons ont été la proie des flammes; le couvent des
(1) Voir sur le séjour de Marie-Louise à Prague le livre de P. Masson
déjà cité, p. 394. {Éd.)
(2) Baden, à 27 kilomètres de Vienne, dans la basse Autriche. (Ed.)
DE LA BARONNE DU MONTET 75
augustins, où l'empereur, que ron attendait le lendemain,
devait loger, a été consumé; les pompes ne se sont pas
trouvées en état. L'empereur a fait appeler le bourgmestre et
l'a tancé sévèrement. Le pauvre homme, pour toute excuse,
a dit que depuis cent ans il n'y avait pas eu un seul incendie
à Baden. « Gela prouve, répondit l'empereur, que depuis cent
ans il n'y a pas eu un bourgmestre aussi bète que vous. »
MADAME DE ROMBECK
Hietzing, 27 juillet 1812.
J'ai été avec Maria Boissier chez Mme de Rombeck, qui m'a
fait les plus aimables reproches de n'y être pas venue plus tôt.
Mme de Rombeck (née Cobentzel) (1) est dans un état inquié-
^tant; elle aura la consolation, avant de mourir^ de marier sa
nièce^ Sophie Fagan^ avec le jeune comte Goronini, l'héritier
de tous les biens de Cobentzel. C'est le commandeur de Saint-
Priest qui fait le mariage. Le Père Antonin voit souvent cette
malade, qui l'est, quoique mortellement, dit-on, aussi aimable-
ment et aussi gaiement que possible. L'esprit sert à tout,
môme à bien mourir. M. de Rombeck dormait et ronflait pro-
fondément un après-diner. c Monsieur de Rombeck, s'est-elle
écriée de manière à le réveiller en sursaut, pendant que vous
êtes debout, voudriez-vous bien sonner? >
Mme de Staël, à son passage à Vienne, a dtné chez M. Arn-
stein (2). M. de Kolembach était placé à table à côté d'elle.
Après un long silence : < Madame, que vous est M. Schlegel?
— Monsieur, j'avais pris M. Schlegel pour être le précepteur
de mon fils, mais je l'ai trouvé au-dessus de son état. >
(1) C'était la sœur du comte Louis de Cobentzel (Hogendorp, Mém.,
p. 237). (Éd.)
(S) Voir sur le banquier Amstein et sa femme les Mémoirei de Hogen •
d^FP^I^- 234, et de Lôwenstern, i, p. 95. (Éd.)
76 SOUVENIRS
MABIK-LOUISE ET MÀDAIIB DX MONTBBELLO
14 août 1812.
Hadersdorf revient à la mode. Le maréchal de Ferraris et
la comtesse Zichy-Ferrarîs ont dîné ici. Le comte François est
bien amusant; il fait de beaux récits de làNapoléonerie.Uirome
^Mme de Montebello ravissante. « ^ Napoléon, nous dit-il, ne
pouvait faire un meilleur choix pour Marie-Louise; la duchesse
est belle et digne, sage et aimable (4). » Napoléon ne met-
tait aucune discrétion dans ses rapports conjugaux avec Marie-
Louise à Dresde; il paraissait vouloir les faire connaître
presque officiellement; c'était aussi une sorte de luxe.
HAMZ MICHEL
15 novembre 1812.
Je veux donner une place à Hanz Michel, bon paysan autri-
chien, dans mon livre de souvenirs. Lorsque je me suis levée
ce matin, ma femme de chambre m'a conté qu'un paysan
était dans l'antichambre depuis deux heures^ qu'il avait une
grosse oie toute vivante sous son bras, et qu'il demandait
instamment de parler à mon mari. Comme elle unissait son
récit, mon cher Joseph lui-même est venu me prier de venir
voir ce paysan. J'ai passé dans son cabinet, où j'ai trouvé
Hanz Michel couvert de peaux de mouton, avec une figure
épanouie. — « Voilà ma petite femme, lui a dit mon mari.
— Ainsi vous êtes marié et voilà la gracieuse dame, a repris
Hanz; que Dieu vous bénisse... Dans toute l'Autriche, a-t-il
ajouté en joignant les mains, il n'y a pas d'homme aussi bon
que le major du Montet; l'empereur (2) lui-même n'est pas
aussi bon. Je n'étais qu'un pauvre soldat à son service, je
n'avais pas une seule chemise quand j'y suis entré, et lorsque
(1) Sur Mme de MontebeUo, cf. Pr. Masson, Marie-Louite, p. 163-182. (Éd.)
(2) L'empereur t... c'était pour le paysan le synonyme de la plus par-
faite, de la suprême bonté.
DE LA BARONNE DU MONTET 77
je Tai quitté, je ne manquais de rien. Il m'a fait obtenir mon
congé; depuis lors j'ai fait un héritage; je suis devenu bien
riche, je lui dois tout. J'ai dit à nos femmes : c Engraissez bien
c une oie, la plus belle que nous ayons; je veux aller à Vienne
c voir le baron du Montet. > Le bon Hanz Michel n'aurait pas
fini de parler, si sa grosse oie n'avait interrompu la conver-
sation par ses cris. Joseph l'a acceptée avec attendrissement,
et Hanz Michel, en s'en allant, disait les larmes aux yeux, à
nos gens : < Oh ! si je pouvais encore trouver quelque chose
chez nous qui lui fasse plaisir I >
Je descendais pour aller conter cela à Victoire (1) lorsqu'un
jeune homme d'une assez bonne tournure se précipita vers
la porte, au moment où le domestique m'ouvrait la grille qui
donne sur l'escalier. Il avait entendu la voix de mon mari^ il
voulait aussi le voir. Nos gens l'avaient renvoyé plusieurs
fois, le prenant pour un de ces mauvais sujets mendiants qui
obsèdent à Vienne, c Mes chevaux sont déjà mis, je vais
partir pour la Bohème, je suis venu plusieurs fois inutilement
pour vous voir; enfin je vous trouve, je puis enfin vous
remercier. Sur votre attestât, Fempereur vient de me nommer
contrôleur des postes à Czaslau (2) ; voilà ma fortune faite ! >
Et en disant cela le bon jeune homme baisait à plusieurs
reprises les mains de Joseph. ■ Que Dieu le bénisse, cet excel-
lent Joseph » , dis-je aussi en pensant à Hanz Michel, et au con-
trôleur des postes de Czaslau, et à tant d'autres belles actions de
la vie. Ah t si je pouvais écrire tous les bienfaits de M. du Mon-
tet, tous les dévouements généreux et sublimes qu'il enve-
loppe et cache sans cesse sous le voile de son inaltérable
modestie^ on m'accuserait peut-être d'exagération; mais^ je le
dis ici avec l'orgueil du cœur et la plus exacte vérité^ jamais
plus de courage et de douceur, plus d'intrépidité et de vail-
lance n'ont été réunis.
(i) La baronne de Bœsner, belle-sœur de la baronne du Montet. (Éd.)
(2) Czaslau, capitale du cercle du môme nom, en Bohème ; Frédéric II
y battit les Autrichiens en 1742. (Éd.)
78 SOUVENIRS
UNE SOIREE CHEZ UN BANQUIER
Octobre 1812.
Il y a loin de nos réunions de la Vendée et du grave salon
de ma grand'mère de la Fare à la vie agitée de Vienne! Quel
élégant tourbillon de riens, quel joli ouragan de petites choses!
\ / Les hommes sont aux chasses^ les femmes s'occupent des
/ modes nouvelles; on se demande, où Ton ira, qui donnera des
bals cet hiver; on les compte d'a<srance, et l'on fait des visites
chez les personnes qui laissent entrevoir leurs intentions.
J'ai été il y a quelques jours souper chez la comtesse Zichy-
Ferraris. Plusieurs personnes y arrivèrent successivement, en
quittant la magnifique fête que donnaient ce même soir M. et_
Mme Geymûller. La princesse Kaunitz entra la première en
faisant des cri* ^ suffocation ; on l'entoura, on lui donna de
Tair avec un éventail, t Ah! je meurs! Quelle cohue! Quelle
chaleur! Quel monde! Des figures que Ton n'a jamais vues! »
On s'attendrit sur ses souffrances; la jolie princesse s'était
jetée sur un canapé et pendant qu'on la plaignait de son
joyeux martyre, elle raccommodait les boucles de ses cheveux
défrisés par la chaleur du salon de Mme Geymûller. Elle avait
raison de se désoler : son rouge était tombé en partie, ce qui
nuisait à sa beauté. « Mais . concevez-vous ces gens-là de
m'inviter? Ah! quelle corvée! » Chaque arrivant fut accueilli
par les mêmes marques d'intérêt et répéta les mêmes do-
léances. Mais voilà la comtesse de Palfy, née princesse de
Ligne (4), qui entre, belle, fraîche et l'air satisfait, ne compre-
nant rien à ces affectations, t Mais, disait-elle avec une phy-
sionomie charmante et encore tout épanouie, la fête est magni-
fique, d'une élégance rare; la comédie a été délicieusement
jouée par des personnes de la société de Mme Geymiiller; il y
a eu des tableaux admirables, des décors ravissants, force
fleurs et jolies personnes, foule énorme, et chaleur à la vérité,
(1) Cf. sur elle les Mémoiret de la comtesse Potocka (Paris, Pion),
p. 181. (Éd.)
S
DE LA BARONNE DU MONTET 79
mais c'est inévitable : c'est une des plus brillantes soirées
qu'on puisse imaginer, i La comtesse de Palfy était très parée,
toute étincelante;on lui en fit la guerre; les belles dames de
la haute société qui y avaient été avaient imaginé de se distin-
guer par une simplicité élégante, mais affectée désagréable-
ment dans une telle occasion. La comtesse Palfy s'en est
moquée avec raison; elle déclara (ju'elle se croirait toujours
obligée de se parer lorsqu'elle accepterait une invitation ; elle
s'était extrêmement amusée et admirait sincèrement cette ma-
gnifique soirée, où elle ne trouvait rien à critiquer.
Mme Geymûller avait eu sans doute Tambilion de faire de
ses salons le point de réunion des étrangers, des voyageurs
de distinction, des hommes marquants de toute condition;
elle avait voulu que le début fût éclatant, et elle avait essayé
ce rapprochement entre la haute noblesse et la seconde; elle
avait beaucoup trop présumé. Les femmes titrées n'y firent
qu'une courte apparition. Mme Geymiiller en eut une humeur
mal dissimulée. L'antipathie entre les deux sociétés est un
mal incurable. La morgue et le dédain de la première doivent
être bien réellement haïssables pour la seconde^ dans laquelle se
trouvent des hommes et des femmes d'esprit très distingués :
ceux-là accueillent les célébrités de tous genres, les poètes,
les auteurs, les artistes en vogue; ils se réunissent surtout
chez Mme Fichier, l'auteur (ÏAgatkocle et autres romans
charmants, qui n'est pas même exceptée de cette absurde ligne
de démarcation aristocratique (4).
Mme Geymiiller était gouvernante à Vienne dans une maison
distinguée; elle est très belle, elle est Suisse, elle a inspiré une
vive passion au jeune baron Henri Geymiiller, Suisse aussi, et
dont le nom est Farkener et noble, mais qu'il a consenti à
quitter en entrant dans la maison de commerce et de banque
de ses oncles Geymiiller. Le baron Henri a fait une fortune
(i) Caroline Fichier, née le 7 septembre 1769 et morte le 9 juillet 1843,
à Vienne; elle a voulu dans son Agaihocle (1808, 3 vol.) démontrer l'in-
fluence bienfaisante du christianisme; elle a fait surtout des romans his-
toriques, Ut Comtes de Hohenberg (1811), le Siège de Vienne (1824), Us
Suédois à Prague (1827), la Reconquête d*Ofen (1829). Hennetie d'AngUterrc
(1832). (Éd.)
80 SOUVENIRS
immense; sa femme a un luxe effréné; elle est fantasque,
impatiente, capricieuse, coquette : son luxe est fabuleux, ses
dépenses sont folles, et choquent d'autant plus qu'on sait
qu'elle était très pauvre. Ce ménage opulent n'est pas heu-
reux. Le baron Henri est aimable^ il a une jolie figure, il se con-
sole. Les célébrités quelconques sont le luxe des hauts salons à
Paris; les grands seigneurs à Vienne sont celui des salons artis-
tiques; l'esprit ne sait pas prendre son rang; à qui la faute?
LETTRE DB JOSEPH DE MAISTRE
Vienne, 1818.
J'ai un véritable culte pour les lettres (de gens sensés, s'en-
tend). C'est de l'actualité, l'histoire prise sur le fait. Le
baron Alphonse de Pont veut bien m'en donner une adressée
par te comte Joseph de Maistre à la baronne de Pont, sa
mère; je vate en extraire des passages qui me semblent très
intéressants :
« Saint-Pétersbourg, 26 novembre (8 décembre 1812).
< Ce qui se passe dans ce moment tient du prodige, et
lorsque je compare les mois d'août et de septembre à ceux
de novembre et de décembre, je ne sais trop si je suis
éveillé! Que de malheurs, Madame, du côté de la Russie;
l'embrasement seul de Moscou est d un genre dont l'histoire
présente peu d'exemples; mais aussi quel succès et quelle
gloire en sont la suite t Napoléon est entré en Russie avec
quatre cent mille hommes et mille pièces d'artillerie au
moins. Tout cela a disparu, il y a dans ce moment cent cin-
quante mille prisonniers^^ et l'on travaille au dessin d'un
immense monument qui va être élevé à Moscou^ et qui
sera formé du bronze captifs comme disent les anciennes
inscriptions... La nation certainement a fait merveille, mais
ne croyez pas cependant que jamais elle eût pu se débar-
rasser de Napoléon, sans Napoléon. C'est lui qui s'est
trompé en tout; il a cru huit ou dix choses infiniment pro-
DE LA BARONNE DU MONTET 81
bables, dans les règles d'une saine logique, et dont l'une ou
l'autre au moins paraissait infaillible. Le contraire de toutes
est cependant arrivé : on pourrait donc l'absoudre sur ce
point; mais admirez cet homme qui n'a jamais tenu de
conseil de guerre, qui se vante même de n'avoir jamais pris
conseil de personne, et qui, dans cette occasion, s'avise de
tenir trois conseils de guerre pour les contredire. A Smolensk
ses généraux lui disent : t Sire, fortifiez-vous ici et passez-y
« l'hiver, la Russie est perdue. — Non, je veux marcher
t sur Moscou. — Comme il plaira à votre sacrée Majesté. »
— Près de Moscou^ lorsqu'on lui abandonne la ville, nou-
veau conseil de guerre : « Que faut-il faire? — t N'entrez
< pas, sire, laissez la capitale sur votre gauche et tombez
« sur le maréchal que vous écraserez. — Non, je veux
c entrer à Moscou. > Il y reste pour le salut du monde
six semaines. Alors troisième conseil : « Que faut-il faire? —
Sire, jeter votre canon, et vous retirer le plus vite possible.
— Je ne veux pas. — Comme il plaira à votre infaillible
Majesté. > Voilà, madame, ce qui Ta perdu et ce qui nous a
sauvés. Laissez dire la louange; certainement elle est bien
fondée en ce moment et la nation entière a fait des sacri-
fices dignes d'être admirés dans les siècles des siècles; mais
cependant sans Napoléon point de salut. Ce que les Français
ont souflfert dans cette campagne ne peut s'exprimer; mettez
ensemble la nudité, le bivac, et le climat, et votre imagi-
nation se glacera; ajoutez toutes les horreurs de la famine,
et vous ne saurez plus comment vous représenter ces souf-
frances. Il est bien constant qu'ils ont vécu de chair de
cheval frafchement tué, et qu'ensuite il a fallu souvent en
venir aux charognes. Je voulais douter qu'ils en fussent
enfin venus à la chair humaine ; mais je ne sais plus com-
ment en douter depuis qu'on Tassure de plusieurs côtés, et
qu'un général connu a écrit ici qu'il avait vu trois hommes
occupés à en faire rôtir un quatrième. Il y a dans ce
moment cent trente mille prisonniers,, traînés dans toutes les
parties de cet empire jusqu'aux frontières de la Sibérie; on
leur montre beaucoup plus de charité que vous ne crol-
c
82 SOUVENIRS
riez. Cependant combien reverront leur patrie, dix mille
peut-être t Dans le moment où je vous écris nous attendons
les nouvelles les plus intéressantes; on n'a pu empêcher
Napoléon de passer la Bérésina, mais il lui en a coûté beau-
coup de morts, de prisonniers, cinq cents voitures, et tout
le butin de Moscou. L'excellent comte de Wittgenstein (le
premier caractère militaire du , moment) en a séparé l'ar-
genterie des églises, qu'il a renvoyée au gouverneur de
Moscou; tout le reste a été livré aux soldats; on dit que
Tarmée depuis deux mois s'est partagé huit millions de
roubles... On le poursuit (Napoléon), sans relâche; sera-t-il
pris, échappera-t-il? Quel parti prendront certaines per-
sonnes? Qu'arrivera-t-il en France? Voilà l'Apocalypse, ne
touchons pas aux sept sceaux; celui qui les a pleures, saura
bien les briser... Qu'avez-vous dit du Lépreux de la cité
d'Aoste que je vous ai envoyé depuis si longtemps? Son
père est à l'armée, et attend pour se marier; pour moi, je
n'ai plus l'espérance de revoir ma famille; il y a des événe-
ments qui ne se répètent jamais; il faut courber la tête et se
résigner... i
M. D ANDI6NB ET MONSEIGNEUR DB GARCA8S0NNE.
Vienne, 1812-1813.
_Je prends l'engagement avec moi-même de ne répéter
aucune nouvelle des gazettes, je me tiendrai parole (1). Tout
le monde se mêle maintenant de politique; chacun fait mou-
voir à son gré les immenses masses d'hommes qui cherchent
en ce moment-ci à s'exterminer. Je ne suis point au niveau de
mon siècle, j'éprouve un frémissement de cœur lorsque j'en-
tends raconter que tant de milliers d'hommes ont été tués.
(1) Nous autres, pauvres enfants de l'ancien régime et de rémigration,
nous avons été nourris d'épinards et d'horribles gazettes. Je suis restée en
bonne intelligence avec les épinards, classique nourriture de l'enfance;
mais il m'est resté une terreur d'ennui des marches et contre-marches
des armées eoalitéeit et des combinaisons des puissances belligérantet.
DE LA BARONNE DU MONTET 83
Ce sont les abbés et les femmes qui sont les plus grands
exterminateurs de salon; ils égorgent, ils incendient, ils tuent
(en récits) avec un sang-froid inexprimable. La princesse
Lubomirska, née princesse Czartoriska, disait il y a peu de
jours qu'elle voudrait qu'il poussât une longue barbe aux
femmes qui politiquent; et moi^ je voudrais qu'on les obligeât
à faire une petite campagne^ la plus douce possible, cepen-
dant, car je ne veux tuer personne. Le salon de mon angé-
lique belle-sœur devient tous les soirs un véritable champ de
bataille où les nouvelles, les armées, les opinions, les suppo-
sitions se discutent ou disputent vivement. Les acteurs sont
habituellement le comte de Bruges, Tex-général vendéen
d'Andigné, qui s'est distingué dans la guerre des Chouans, et
qui a eu plusieurs fois le bonheur d'échapper aux fers et aux
cachots; ses aventures sont romanesques et chevaleresques,
et à ma grande satisfaction M. d'Andigné n'est pas un exter-
minateur d'hommes ou de gloire nationale. Ces discussions
me fatiguent extrêmement; je quitte souvent le cercle, et je me
réfugie dans l'angle du salon; appuyée sur un meuble, j'exa-
mine toutes les physionomies. Le comte de Bruges, sombre
et mystérieux, garde quelques instants le silence, puis il
éclate comme la foudre; sa voix forte et sonore devient ter-
rible quand il est animé; son âme est dans une étrange agita-
tion. 11 faut que les Bourbons remontent sur le trône; donc, il
faut que les troupes alliées triomphent! Mais ces victoires
étrangères le désespèrent. M. d'Andigné sourit amèrement^
lorsqu'il entend annoncer une nouvelle défaite des Français;
il écoute quelques instants le récit de la bataille perdue, mais
il ne peut le laisser achever; il s'échappe de son cœur tout
français un doute qui a l'accent de l'espérance, ou un rire qui
a celui du désespohr! Le vieux comte de Brigido (1), ex-gou-
neur de Galicie, tourne ses belles bagues antiques autour de
(1) Il parlait mal français et avec un accent très italien; il était grand
amateur de bagues antiques et en avait de superbes. Il disait un jour à
Mme Rzewuskaqui lui montrait une belle émeraude. « Elle ett belle, ma j'ai
vu le» hémorroïdes de llmpératrice Marie-Tbérèso ; elles étaient grosses
comme ça (il montrait son poing). »
84 SOUVENIRS
ses doigts et murmure tout bas : < Notre archiduchesse t notre
archiduchesse! » L'abbé Gérard bredouille et raconte les
nouvelles de bonne source, car il loge chez le prince de
Trauttmansdorff. M. de Vintimille, évêque de Garcassonne,
saute jusqu'au lustre, et gesticule comme un Mate itcUiano;
sa belle figure devient celle d'un bouffon italien, sa colère ne
peut se faire jour au travers de ses grimaces : « La France,
s'écrie-t-il, le Roi, la Gour! à la Gour, vous dis-je. • M. de Gar-
cassonne est tout à fait le type d'un évoque grand seigneur,
et pourtant c'est un ecclésiastique savant et très régulier,
mais la Gour (1)!
MU. DE BUBNA BT DE NARBONNB
Vienne, !•' mal 1813.
M. de Bubna (2) revient de Paris comblé de présents, et de
manières gracieuses de Napoléon, une tabatière estimée mille
louis, deux superbes pistolets, et un magnifique exemplaire
des œuvres de Voltaire, quatre gravures admirables, et, ce
qui est au-dessus de tout, un baiser du grand homme. Napo-
léon l'a embrassé f M. de Narbonne (3) donne de charmants
déjeuners au Prater et à l'Augarten. Mme Maurice O'Donnell
lui montrait malicieusement une bague, sur laquelle se trouve
un petit cosaque en émail, c Voyez, Monsieur de Narbonne,
(1) M. de Vintimille, évêque de Garcassonne, avait la plus belle et la
plus noble figure. L'archevôque de Vienne, comte de Hohenwarth, lui
avait donné asile dans son palais archiépiscopal, et la plus généreuse hos-
pitalité; mais M. de Garcassonne ne pouvait s'accoutumer à la simplicité
évangéiique du bon archevêque ni à la cuisine aUemando ; il ne pouvait
dissimuler ses impressions et son dégoût, que Tarchevôque supporta avec
la plus angélique paUence.
(2) Ferdinand, comte de Bubna et Littitz, feld-maréchal lieutenant
(86 novembre 1768-5 juin 1825) ; il était autant diplomate que soldat;
11 avait négocié avec Napoléon en 1805 et en 1809, et il remplaça Schwar-
zenberg en 1813 à Paris. (Éd.)
(3) Louis, comte de Narboone-Lara, lieutenant-général, ministre de la
guerre sous Louis XVI, employé depuis 1809 par Napoléon qui fit de lui
son 6Ùde de camp et l'avait envoyé comme plénipotentiaire au coogrôt de
Prague. (Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 8»
que cela est charmant! > II a répondu gaiement : c Ces vilains
cosaques nous poursuivent donc partout >,et il en a donné
un en breloque à Mme O'DonnelL
M. DX CARGASSONNE
Vienne, 8 mai 1813.
Le comte de Bruges est revenu d'Angleterre; la frayeur
avait tellement dérangé la tète de son compagnon de voyage,
M. de Vintimille, évoque de Carcassonne, que pour le forcer
à rester tranquille dans un moment critique où le vaisseau
anglais était menacé d'une attaque, M. de Bruges a été obligé
de le menacer de lui faire couper la tètet Les matelots
s'étaient imaginé qu'il leur portait malheur, et ils l'appelaient
le muphii. Il est aussi mécontent de l'Angleterre que des
autres pays de l'Europe. Il a le voyage de Russie si fort sur
le cœur qu'il disait à Londres^ d'une voix lamentable, à quel-
qu'un qui lui parlait de la retraite de Napoléon, c Ah t Mon-
sieur; qu'est ce que Buonaparte pouvait aller chercher dans ce
pays-là? » La peur en avait fait un autre homme. La première
chose qu'il faisait en entrant dans une de ces horribles
auberges en Pologne ou en Russie était d'aller à la cuisine,
d'en découvrir les pots et les marmites; les recherches
n'étaient pas heureuses. Il avait laissé croître sa barbe, ses
habits étaient couverts de poussière: il n'a pas voulu en
changer une seule fois pendant cette longue route. M. l'évèque
de Carcassonne était^ dans les habitudes de la vie, Thomme le
plus sévèrement soumis aux convenances et à l'étiquette; sa
tenue était toujours parfaite; on ne pouvait être plus régulier,
ni avoir l'air plus grand seigneur.
86 SOUVENIRS
LE LIBUTBNANT DE LA BOUTBTlàRB A PORTO-HBRCOLB
On m'écrit que mon frère (1) s'est extrêmement distingue
à une affaire qui a eu lieu à Porto-Hercole {±); il devait être,
ainsi que le commandant qui a été tué, victime d'une affreuse
trahison. Mais il s'est tiré de ce danger par une fermeté éner-
gique; il a conservé le fort aux Français. Le colonel et les
officiers ont demandé pour lui des récompenses : le régiment
lui a adressé des remerciements pour sa belle conduite. Le co-
lonel lui écrit : « Je vous connaissais du zèle et des moyens;
mais dans la malheureuse affaire de Porto-Hercole vous avez
prouvé que vous aviez une fermeté énergique; le régiment
vous doit des remerciements. » La grande-duchesse Elisa,
sœur de Napoléon, l'a fait assurer de sa protection ; elle veut
demander la croix d'honneur pour lui à l'Empereur; elle lui a
(1) Louis-François Prévost, comte de la Boutetière et de Saint-Mars, né
À Luçon (Vendée) le 17 mars 1782, nommé, le 30 avril 1812, lieutenant
au i*' régiment étranger, capitaine au 101« de ligne, lieutenant-colonel
au 3« régiment des grenadiers de la garde royale, colonel du 10* de ligne,
officier de la Légion d'honneur, et chevalier de Saint-Louis, mort à Angers
le 22 novembre 1849. Il avait épousé Flore de Sapinaud de Boishuguet.
Dans les « Élégies vendéennes » (Audin, Paris, 1824), M. de Sapinaud
dit à propos de l'atTaire de Porto-Hercole :
« En 1813, le comte de la Boutetière, étant en garnison à Porto-Hercole,
dans la Toscane, y déjoua une conjuration ourdie par les sous-ofllciers
du 1" régiment étranger dit La Tour d* Auvergne, dont il commandait
une compagnie. D'accord avec les canonniers italiens pour livrer la
place et les forts aux Anglo-Siciliens, ils entrèrent pendant la nuit
chez le commandant qu'ils égorgèrent, et les canonniers eussent fait
subir le même sort à M. de la Boutetière sans l'attachement qu'avaient
pour lui les sous-oiTiciers de sa compagnie. On se borna À mettre deux
sous-ofTiciers à sa porte. Lorsqu'il se présenta pour sortir, le jour
commençait & poindre, ces sentinelles l'en empêchèrent; il rentra,
s'arma de son sabre et de ses pistolets, et, abordant de nouveau ses
gardiens, leur dit avec menace : « Suivez-moi. » Subjugués par sa fer-
meté, ils obéissent en silence; plusieurs autres soldats se rallient à lui ;
il marche avec eux vers les forts, et voit s'enfuir à son aspect les chefs
de la révolte. Cette action courageuse fut mise par M. le général Dan-
lion, alors colonel, à Tordre de son régiment, en ces mots : Il a sauvé,
par sa prétence d'etprit et sa valeur, Vhonneur du régiment. *»
(2) Porto-Hercole, sur la côte de Toscane, appartenait alors au départe-
mont français de TOmbrone. (Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 87
fait témoigner le désir de le voir. C'est à la suite de cette
affaire que mon frère a été nommé capitaine (i).
l'archiduc charlbs
Hadersdorf, 18 mal 1813.
L'archiduc Charles est venu hier à Hadersdorf ; nous étions
à ia messe, personne ne l'attendait. Le baron seul était dans
sa chambre, se faisant coiffer : le nouveau laquais, surpris,
essoufflé, émerveillé d'une visite d'archiduc, a monté les
marches de l'escalier quatre à quatre, sans s'apercevoir que
l'archiduc le suivait et entrait dans le délicieux petit boudoir
de Victoire. Le baron est arrivé à la hâte en pantoufles, après
avoir passé sa redingote. L'archiduc lui a dit : < Vous êtes à
merveille ; seulement mettez vos bottes, il fait humide, vous
vous enrhumerez. > Le baron répond que s'il veut le souffrir
ainsi, il descendra sans bottes, pour ne pas le faire attendre.
Le prince est resté assez longtemps, paraissant s'intéresser
vivement aux plantes; il a été enchanté de notre Hadersdorf.
Il était accompagné d'un chambellan et d'un botaniste, avec
lequel il avait été herboriser dans les bois de Mauerbach ; il
nous a donné le temps de revenir de la messe.
M. DB NARBONNE
Hadersdorf, 16 mal 1813.
Les Français et les Russes s'attribuent une grande victoire
le 21, à Lutzen; M. de Narbonne a fait promener hier son
courrier dans la villQ. La famine est terrible à Dresde et dans
toute la Saxe. Les détails qu'on donne font frémir. Napoléon
fait venir du pain en poste de Nuremberg pour ses soldats.
Les cosaques ont fait des fricassées avec six mille beaux mou-
tons mérinos du roi.
(1) La chance des armes ayant tourné contre Napoléon en Russie et en
Italie, et les événements qui s'en suivirent, rendirent le bon vouloir de la
grande-duchesse Elisa inutile pour la fortune de mon frère.
88 SOUVENIRS
Napoléon a encore donné une tabatière à M. de Bubna; il a
eu une conversation de plusieurs heures avec lui ; il lui a dit en
parlant des Russes et des Prussiens : c Ces gens-là se battent
comme des diables, mais ils ne savent pas manœuvrer. >
M. de Narbonne donne toutes les semaines un dfner de
gourmands^ dont les héros sont : le comte Dietrichstein
(Naso) (1), le comte Zichy, François Zichy, etc. Il y a eu
avant-hier un délicieux souper chez cet ambassadeur, où Du-
port et sa femme ont dansé au son du violon de Rhode. Luxe
d'artiste ! La belle comtesse Rosalie Rzewuska (née princesse
Lubomirska) brille à l'ambassade française, ainsi que les
Ligne, et M. de Narbonne dit qu'elle lui donne l'idée du beau
idéal. Cette beauté, que je trouve majestueuse^ mais pas
idéale, dînait ici il y a quelques jours, avec mon oncle (M. de
la Fare, évêque de Nancy), l'austère Père Antonin (augustin),
le grave vicomte de Beaufort et plusieurs autres personnes.
Elle a bu six petits verres de vin étranger: Bourgogne, Cham-
pagne, Tokay, etc.. après lesquels elle a entonné une petite
chanson que voici :
Qaand je bois du vio,
Je me ravigote,
Comme une dévote.
Près d*un capucin.
Mon oncle^ qui est très gai, riait franchement; mais je
n'osais lever les yeux sur le Père Antonin^ dont la maigreur,
le teint hâve, la voix creuse et la conversation angélique ne
paraissaient pas de nature à ravigoter même une dévote. La
comtesse Rosalie est très dévote. Après le dîner, je me suis
approchée d'elle pour lui faire mes étonnements sur sa chan-
son, que j'ai fait semblant d'avoir retenue ainsi :
Quand je bois du vin,
Je me ravigote.
Gomme un capucin
Près d'une dévote.
(1) Sobriquet qu'on avait donné au comte Dietrichstein à cause de
l'énormitéde son nez. Un journal français avait pris ce sobriquet pour une
charge de cour, une dignité, et il le citait dans ce sens.
DE LA BARONNE DU MONTET 89
La comtesse Rosalie dit que je lui représente une c gentille
petite Française > ; je lui ai répondu qu'on devait me savoir
gré I du naturel de ma représentation >.
BRUITS DE GUBRRB
Hadersdorf» il juin 1813.
Le comte de Saint-Priest n'est pas bien. Il voulut voir
panser son fils Louis (1), qui est arrivé à Vienne blessé à la
jambe; la balle a passé entre les os. Il se trouva mal pendant
l'opération et il lui est resté de cet accident une grande sur-
dité. L'histoire de la ville, ces jours-ci, était l'arrivée à Dresde
d'une grande voiture à huit chevaux, dont on avait tiré très
mystérieusement un malade. Le palais était entouré de gardes,
les rues adjacentes étaient barricadées et couvertes de paille...
Toutes les lettres de Dresde parlent de cette mystérieuse arri-
vée... Cela m'a rappelé l'histoire fantastique du grand corps
mort de mon oncle cet hiver. 0 badauds ! le grand et mysté-
rieux personnage arrivé à Dresde, paraît être le... valet de
chambre de l'Empereur.
LES SAINT-PRIEST
Hadersdorf, 15 juin 1813.
Le comte de Saint-Priest et le comte Emmanuel, son fils (2),
ont passé la journée ici ; le comte Emmanuel a profité de l'ar-
mistice pour venir voir son père. Ma belle-mère, qui est très
guerroyante, s'est plainte de l'armistice. « Cela est bon à
dire, » s'est écrié le général, c mais MM. les Français vont se
(1) Louis de Guignard, vicomte de Saint-Priest, colonel des chasseurs
de la garde impériale de Russie, maréchal de camp au service de France
en 1815, gentilhomme d'honneur de S. A. R. Mgr le duc d'Angouléme,
filleul du roi Louis XYI et de la reine Marie-Antoinette, était fils du
comte de Saint-Priest et de Constance Guillehmine de Ludolph, née
comtesse du Saint-Empire. (Éd.)
(S) Frère aîné du vicomte Louis, qui précède. (Éd,)
90 SOUVENIRS
renforcer et nous aussi, madame; croyez- vous que nous
n'en avons pas besoin? » La conversation a été toute sur
ce ton. Ce général est cruellement blessé; il a une jambe
beaucoup plus courte que Tautre; il paraît fort las de la
guerre, quoiqu'il se soit constamment et brillamment dis-
tingué.
ARMISTICE
Hadersdorf, 28 juin 1813.
M. de Narbonne écrit une longue lettre au prince de Ligne
dans laquelle il parle pompeusement de la magnanimité de
son auguste maftre, qui pouvait anéantir les armées combi-
nées, et qui au lieu de cela a la générosité de demander un
armistice t
Les Waldstein ont diné ici, ils vont rejoindre leur mère en
Russie ; ils n'ont pas le sou, ils ont été obligés d'engager leur
argenterie pour payer leurs gens 1^ Il vaut bien la peine d'être
riche. Vive la misère I ils sont arrivés ce matin avec quatre
magnifiques chevaux mecklembourgeois, voitures et harnais
d'une grande élégance.
Le comte de Chotek et ma chère Thérèse sont aussi venus
passer la journée. Le comte a voulu être aimable, il a été
charmant ; mais voici qui ne l'est guère : il a été obligé de
fournir quarante bœufs et quatre mille aunes de toile! Ses
beaux jardins en Bohême sont pleins de pionniers qui jettent
des ponts et abattent ses plus beaux arbres. On fortifie Tuln (1)
dans nos environs; on fait venir des paysans de trente lieues
à la ronde pour ces travaux. Ils passent en bandes nombreuses
sous nos fenêtres; ils crient, ils hurlent alternativement; je ne
puis distinguer si c'est de joie ou de peur. Mais il y a quelque
chose de révolutionnaire dans ces démonstrations. Des ouvriers
ont trouvé ces jours-ci en travaillant dans les anciens retran-
(1) Tuln, sur le Danube, station de la ligne Vienne-Budweiss, une des
plus anciennes villes du pays. (Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 91
chements qui avaient été faits jadis contre les Turcs une flèche
en fer qu'ils nous ont apportée. Des personnes prudentes ont
prétendu que, selon Fusage des Turcs, elle pourrait être empoi-
sonnée, ce qui a diminué notre empressement pour cette
curiosité historique.
THÉODORB KQBRNBR
Hadersdorf, 13 jaillet 1818
L'affaire de Lûtzow préoccupe tous les esprits. On dit que
ce partisan n'avait pas voulu accéder à l'armistice (1). Les
muses et plusieurs belles dames pleurent le poète Kœrner»
blessé dans cette bataille. J'ai vu danser Kœrner cet hiver; il
avait une physionomie mélancolique et sombre et valsait en
furieux et toujours à contre-temps (2).
On prétendait aujourd'hui que le shah de Perse a fait pro-
poser au roi d'Angleterre de lui envoyer son fils pour le faire
élever dans la religion anglicane et devenir l'époux de la prin-
cesse Charlotte, fille du prince de Galles. C'est un Anglais qui
racontait cette nouvelle à Isabelle de Waldstein. Elle lui a ré-
pondu : c II n'est pas étonnant, monsieur, que le prince de
Perse, en allant en Angleterre, voulût renoncer au culte du
soleil. >
Nous nous amusions pendant dtner avec le comte Ferdinand
Waldstein à inventer des purgatoires pour nos ennemis :
j'ai condamné Napoléon à passer mille ans dans le portefeuille
et la poche de M. de Metternich.
(1) Lûtzow, chef du corps franc de ce nom, avait été fait prisonnier le
17 juin à Kitzen par les Français» malgré l'armistice de Poischwitz signé
dix jours auparavant. (Éd.)
(2) Le poète Tliéodore Kœmer avait été blessé au combat de Ritzen le
17 juin et il faillit être pris; on sait qu'il devait succomber le 26 août sui-
vant à Gadebutcb. {Éd.)
92 SOUVENIRS
ÉLOQUBKCR MILITAIRE
Notre beau et brave parent le comte de Fresnel (1), dont
la loyauté et la valeur sont si connues, avait une élocution
toute particulière; vous allez en juger : il donnait un jour à
Lemberg, dont il était commandant militaire, un grand dîner
aux autorités militaires et civiles, à de brillants généraux
russes, et à un nombreux état-major. 11 s'agissait d'une bataille
de la dernière campagne, et il avait contribué au succès. « Ce
n'est pas ainsi, s'écria le comte, que les choses se sont passées,
voici les faits ». Il pousse verres, salières, couverts, assiettes,
se fait un beau champ de bataille, puis continue : « Les Fran-
çais occupaient (je ne me rappelle plus quoi); nous arrivons :
patati, patatras. Nous attaquons : pitche, poutche, patche: ils
ripostent : paff, poufî, piff, bzt, tra, tra, tra. Bref, nous sommes
maîtres de la position. Comprenez-vous maintenant. Messieurs?
Voilà comment les choses se sont passées. » Il n'y avait rien
à dire à de telles manœuvres : pitche, poutche, patche, piff,
paff, bzt.. tra, tra, tra; on doit toujours vaincre avec de pareils
moyens, patati, patatras 1 Les généraux russes, qui s'atten-
daient à un magnifique récit, restèrent ébahis; mais, s'il est
permis de rire de Téloquence du général de Fresnel, nul assu-
rément ne lui conteste le plus brillant courage.
Le chevaleresque prince de Condé, conduisant sa vaillante
armée à une dangereuse expédition, s'écria : < Messieurs, vous
êtes tous des Bayards, marchons I » Un vieux gentilhomme, très
sourd, répéta ainsi cette héroïque parole à sa compagnie :
c Messieurs, Monseigneur dit que vous êtes tous des bavards;
marchons!.. >
(1) Général-major au service de TAutriche et chevalier de l'ordre de
Marie-Thérèse. (Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 98
LE COMTE DE BRUGES
1813-1814.
Il y a des gens qui ont le talent de se draper d'un nuage.
Les objets paraissent souvent plus grands que nature lors-
qu'ils sont à demi voilés par les brouillards; une humble
maison prend les formes et les proportions d'un château
gothique. Est-ce leur motif? Je Tignore; mais ces personnages
mystérieux inspirent une sorte de respect étrange; personne
ne s'aventure à leur parler de leurs pères, de leurs domaines.
H. de Bruges était un peu de ces nébuleux. On ne savait pas
trop de quelle province il était; il avait émigré; il était entré
dans un corps à la solde de l'Angleterre ; il avait fait la guerre
à Saint-Domingue (1793); il avait épousé à Londres une
Anglaise appartenant à une famille noble et opulente, disait-
on : miss Sarah Harway ou Hervey. C'était une douce et excel-
lente femme; elle avait dû être jolie, de cette sorte de beauté
délicate et régulière, si commune en Angleterre^ finesse de
traits sans grande physionomie. M. de Bruges avait une belle et
imposante figure; il était riche; il avait à Vienne une maison
bien montée, équipage élégant, beau logement, et ne voyait
presque personne. Sa femme était presque toujours seule;
j'allais quelquefois la voir : la pauvre femme paraissait ravie;
mais nos conversations, à l'aide de deux dictionnaires, étaient
peu variées. De mon côté : Dear Countess, I am very glad to
see you, et du sien de joyeuses petites exclamations de sur-
prise de voir sa solitude interrompue. Mais elle avait le cœur
sensible, cette excellente femme. Quant à M. de Bruges, nous le
voyions tous les jours et ordinairement deux fois, le matin et
le soir. Nous le comptions parmi nos amis ; il en avait tou-
jours la chaleureuse expression, malgré sa roideur habituelle.
Il parlait avec énergie, tout à la fois emporté et taciturne^ et
par-dessus tout ambitieux. Il nous raconta une fois une his-
toire singulière : à la mort d'un de ses oncles, très saint ecclé-
siastique, nous dit-il, on avait entendu dans la chapelle du
château, au moment où il expirait, une musique céleste; on
«4 SOUVENIRS
ne put découvrir d'où elle venait (du ciel sans doute); ses
sœurs l'avaient entendue, ainsi que toutes les personnes qui ha-
bitaient le ch&teau. Je ne me rappelle plus si c'est à cette occa-
sion ou à une autre, où une de ses sœurs, qui habitait
Ntmes^ était en jeu (chose très rare), que je me hasardai à
lui demander le nom de cette dame. Il garda un instant le
silence (i); puis, remarquant sans doute mon air naïvement
ëtonné, il me répondit avec une émotion et un embarras qu'il
lui fut impossible de dissimuler : c Elle porte un nom qui vous
est bien connu^ qui vous touche de près ; mais elle n'a pas
l'honneur d'appartenir à la maison de La Fare, quoiqu'on l'ap-
pelle Madame de la Fare. > Or, il y avait à Nîmes une famille
Cabot qui se faisait appeler de la Fare; j'en avais entendu
parler mille fois à ma grand'mère avec indignation. Une des
sœurs de M. de Bruges était la femme de M. Cabot, dit La Fare.
Mlle Cabot, sa fille, a épousé le général Brune de Yiileret. Ce
furent nos premières éclaircies dans le nuage dont s'envelop-
pait M. de Bruges (2).
M. de Bruges avait été aide de camp du général anglais Wil-
liamson, gouverneur de Saint-Domingue. Revenu en Alle-
magne, il se dévoua aux princes français, qui l'employèrent,
dit-on, à différentes missions. Il fut rejoindre M. le comte
(1) Je trouve dans la Biographie des hommet vivants que M. de Bruges est
issu d*uDe des premières familles d'Angleterre (de Bruges, duc de Chandos) ;
nous rignorions parfaitement à Vienne. Le vicomte de Bruges, frère du
comte de Bruges, fut lieutenant-général aussi et épousa miss Golovkine
en Russie.
(2) Le cardinal, le marquis de Ja Fare-Alais et mon cousin de la Fare-
Vénejean attaquèrent la famille Cabot en usurpation de nom en 1829, à
Nimes. Le moment était mal choisi, le parti libéral s'empara de cette
affaire, le Constitutionnel prit naturellement fait et cause pour les Cabot,
leur avocat fut insolent pour l'Église et la noblesse ; ce procès devint une
affaire de parti. Le général Brune de Vilieret vint aux audiences étaler
ses décorations, ainsi que le père Cabot qui avait fait la campagne de
Russie et avait la croix de la Légion d'honneur. Le tribunal jugea (voyez
qaelle belle raison) qu'on ne pouvait pas faire quitter à. MM. Cabot un
nom sous lequel Us avaient reçu la croix d'honneur. Ce fut le principal
argument. Le tribunal décida que dorénavant ils ne pourraient signer du
nom de La Fare sans le faire précéder de celui de Cabot. Ils furent peu
satisfaits sans doute de ce jugement qui était inique et absurde, mais
cependant plus en leur faveur qu'en celle des La Fare, dont le nom, par
jugement, venait d'être octroyé à la famille Cabot.
DE LA BARONNE DU MONTET 9îi
d'Artois à Fribourg en 1814. Monsieur l'attacha à sa personne
avec le titre de son aide de camp. Grande fut notre surprise
lorsque nous apprîmes qu'il venait d'être nomme lieutenant-
général, vice-président du comité de la guerre, grand chan-
celier de la Légion d'honneur et inspecteur des gardes natio-
nales du royaume, le tout en moins d'un an, en 1815. Ce fut
un étonnement général. Ces prospérités inouïes s'arrêtèrent
après son retour de Gand; il n'a pas pu parvenir à la pairie.
M. de Bruges avait trop souvent déclamé devant nous contre
les ambitieux et les accapareurs de places pour ne pas s'être
senti gêné de ces honneurs acquis si rapidement et sans
motifs apparents. Il rompit toute relation avec nous, après
nous avoir confié sa femme, lorsqu'il quitta Vienne pour
rejoindre Monsieur, et il avait versé des larmes en nous fai-
sant ses adieux! Mon mari, à la vérité, qui lui avait rendu des
services, se tint dans une froide réserve. Je suis persuadée que
M. de Bruges se trouvait embarrassé vis-à-vis de nous, à cause
de sa sœur, la marquise Cabot de La Fare (ou la comtesse), qui
faisait les honneurs de son salon à Paris; mais cet homme qui
n'avait jamais passé un seul jour sans nous voir pendant plu-
sieurs années; qui ne voyait que notre famille; qui venait
toutes les semaines pendant l'été, chez ma belle-sœur, dans sa
ravissante maison de campagne de Hadersdorf, avec sa triste
et douce femme dont c'était la seule jouissance; cet ami dont
les protestations d'attachement étaient si énergiques, si cha-
leureuses, cesser tout d'un coup de donner signe de vie! — Je
ne l'ai jamais revu à Paris, il s'est contenté de mettre sa
carte.
Chose étrange I nous étions en 1825 au cimetière du Père-
^ Lachaîse, avec ma belle-sœur, Mme de Bœsner; nous avions
cherché longtemps la tombe de cette pauvre Sarah sans avoir
pu la trouver; nous voulions lui faire une visite amie, une
prière; les indications que l'on nous avait données étaient
fautives, et nous nous étions arrêtées pour reprendre haleine.
Ma belle-sœur fit un faux pas en reculant. Je l'empêchai de
tomber sur une pierre funéraire qui se trouvait derrière elle,
triste pierre, entourée de mauvaises herbes, toute abandonnée f
96 SOUVENIRS
L'épitaphe portait le nom de Sai^ah Uarwey^ comtesse de Brtiges.
Nous fîmes un cri de surprise, les larmes nous vinrent aux yeux :
elle nous avait témoigné beaucoup d'affection et de regrets en
nous quittant; nous la retrouvions là d'une manière singulière.
LB ROI DE SUÉDE (cOUTE DE GOTTORP)
Vienne, 1813.
Le comte de Saint-Priest (1), ancien ambassadeur, ancien
ministre de Louis XVI, vient souvent nous voir. C'est le plus
digne et le plus aimable vieillard du monde. Sa haute stature;
ses railleries spirituelles et fines, qui avec moins d'esprit
paraîtraient d'amers sarcasmes, le rendraient très imposant,
s'il n'était pas si parfaitement aimable. Sa conversation a le
charme d'un intérêt constant. Ambassadeur en Suède et à
Constantinople, ministre de l'infortuné Louis XVI, appelé
ensuite à Mitau par Louis XYIII, il raconte admirablement et
avec ce délicieux laisser-aller d'un homme du monde qui
domine toujours la conversation sans la contraindre. 11 connaît
toute l'Europe, les jolies femmes, les hommes d'Etat, les ridi-
cules, les grandes et les petites causes; il a son franc-parler sur
tout.
Il a été voir à son passage ici le roi de Suède dépossédé,
Gustave-Adolphe (i), qu'il avait connu en Suède pendant
son ambassade. Ce prince était logé dans une mauvaise auberge ;
il grelottait de fièvre, couché sur un lit ou plutôt un misérable
et sale grabat. M. de Saint-Priest a été profondément ému de
(1) François-Emmanuel de Guignard, comte de Saint-Priest, né le
12 mars 1735, chevalier de Malte, enseigne des gardes du corps, lieute-
nant-général, ambassadeur en 1768 près la Porte ottomane, ministre et
secrétaire d*état de la maison du roi en 1789, etc., nommé pair de France
en 1815, était le second ûls du vicomte de Saint-Priest et de Sophie de
Barrai de Montferrat. (Éd.)
(1) Gustave IV Adolphe, fils de Gustave III, né le 1 novembre 1778,
dépossédé du trône par les États de Suède en 1809, vécut à. Tétranger
BOUS le nom de colonel Gustavson et mourut À Saint-Gall le 7 février
1837 ; cf. sur lui les Souvenirs du comte A. de La Ferronnays (Paris,
Pion), p. 302-307 et 390. (Éd.)
DE LÀ BARONNE DU MONTET 97
ce dénuement. Le roi, ayant voulu prendre de l'argent pour
payer une légère réclamation qu'est venu lui faire un domes-
tique de l'hôtel, a tiré un vieux bas de dessous son chevet...
bourse royale I S'apercevant du pénible étonnement du comte,
il lui a montré un très beau diamant mêlé à plusieurs sortes
de/monnaies. Ce diamant d'une assez grande valeur est, à ce
qu'il paraît^ la principale ressource du prince déchu. Il s'est
plaint avec amertume des entraves que l'on mettait partout à
son voyage; des vexations des douanes, où l'on fouille et
retient ses pauvres malles sans aucun égard. Sans doute le
comte de Gottorp a des moments d'exaltation qui peuvent le
faire passer pour fou, mais c'est une sublime folie, celle de
l'exagération de tous les sentiments les plus nobles et les plus
chevaleresques (1).
LB COMTE WÂLDSTKIN
Vienne, printemps de 1813.
Je reviens de chez le comte de Saint-Priest, où j'ai dîné avec
mon oncle, la comtesse Rosalie et sa cousine et pupille Caro-
line Rzewuska (2), le comte Waldstein, etc. Le comte de Saint-
Priest reprit très sévèrement son fils le comte Louis, qui s'est
fait attendre quelques minutes. Le comte de Waldstein, pos-
sesseur de magnifiques majorats, est un grand seigneur très
original, prodigieusement spirituel, et d'une instruction extra-
ordinaire, étrange même; non seulement, il parle toutes les
langues de l'Europe, le français, comme j'ai pu en juger,
comme un Français qui sait sa langue^ mais de plus tous les
patois de nos différentes provinces. Il nous a fort divertis en
(1) Le roi Gustave-Adolphe était frère d'armes de l'héroïque et infortuné
duc d'Ënghien. A la manière des anciens chevaliers, il avait juré haine
& Napoléon. On prétend que des faux amis, connaissant la rigide délica-
tesse et loyauté de sa grande âme, lui avaient inspiré des doutes sur la
légitimité de sa naissance, en lui faisant connaître les relations vraies ou
supposées de sa mère avec le comte ***. Ce doute k empêché le roi de
réclamer les droits de sa couronne usurpée par le duc de Sudermanie.
(2) Garolioe Rzewuska, mariée à M. Sobensky, trop connue dans le
monde depuis par son obstination & suivre le général comte de Wytt.
7
98 SOUVENIRS
patois limousin, auvergnat, bas-breton, provençal, etc. Il se
trouvait en France pendant la Terreur (qu'y faisait-il, pour-
quoi y était-il, je l'ignore), déguisé en maquignon, conduisant
lui-même ses chevaux aux foires célèbres; il a évité tous les
dangers, échappé à tous les soupçons, grâce à cette connais-
sance des différents idiomes. Caroline Rzewuska s'amusait
pendant le dîner à coqueter avec lui; elle le regardait ten-
drement (il est très laid) : t Comte Waldstein, lui disait-
elle en faisant ses yeux les plus doux, donnez donc une
terre à Ferdinand > , du même ton dont elle lui demandait du
bonbon.
BATAILLE DE BRIENNE
41 février 1814.
Nous avons appris aujourd'hui la nouvelle de la victoire
des alliés à Brienne. C'est demain l'anniversaire de la nais-
sance de l'empereur François.
CAROLINE DE NAPLES
12 février.
Je ne m'accoutume pas à ces chants de victoire contre la
France, et pourtant c'est le triomphe de la justice et d'un
grand principe I J'ai été hier au spectacle paré du théâtre de
la .-cour; la comtesse Thérèse de Chotek et les comtesses de
^ûrheim m'avaient fait proposer d'y aller avec elles. Le théâtre
était brillamment illuminé; l'impératrice a été reçue avec
acclamations, elle saluait avec infiniment de grâce. La reine
de Naples a aussi paru; elle semblait vouloir se cacher derrière
l'impératrice, pour ne pas distraire le public du double hom-
mage qu'il lui rendait, et pour l'anniversaire de la naissance
de l'empereur, et pour la nouvelle de la victoire. Cette
modestie n'a pas empêché qu'on n'applaudît avec enthou-
siasme cette dernière fille existante de la grande Marie-Thé-
DE LA BARONNE DU MONTET 99
rèse; la reine s'est légèrement inclinée, La pièce de circons-
tancej fort ennuyeuse, comme c'est l'usage, a été remplie
d'allusions aux victoires des alliés. Je ne puis exprimer l'im-
pression que ma faite la vue de la reine de Naples, de la sœur
de Marie- Antoinette (i). Conune elle est affaissée et vieillie!
toutes les vicissitudes de la fortune semblent s'être appesan-
ties sur elle : sa tête est courbée et blanchie sous cette pesante
couronne. Elle paraissait très occupée des jeunes archidu-
chesses, ses petites-filles, et de l'archiduc François, second
iils de l'empereur, qu'elle forçait à saluer, le pliant et retour-
nant à droite et à' gauche, mais elle n'a pu parvenir à faire
avancer le prince héréditaire.
NOUVKLLKS DE l'aRMÉE
20 février 1814.
On disait ce soir que Napoléon veut se défendre à Paris, que
Bernadotte est arrivé au quartier général des alliés à Troyes,
~ét que Mgr le comte d'Artois y était attendu aussi. Le comte de
Bruges, qui vient tous les soirs chez nous, part mardi pour le
quartier général. Mon cher Joseph voulait faire cette cam-
pagne ; c'est avec un chagrin profond qu'il s'est vu forcé de
refuser les offres si honorables et avantageuses que vient de
lui faire le prince Schwarzenberg : sa poitrine affaiblie par deux
violents crachements de sang ne pourrait résister à cette grande
fatigue. Hélas I il est bien malade I il crache encore le sang.
UN ROYALISTE
Mars 1814.
Nous avons perdu ces jours-ci un de nos amis, M. de Bles-
sou, qui a été un des témoins de mon mariage; il est mort d'une
(1) Caroline, née le 13 août 1752, mariée le 12. août 1768 à Ferdinand I"'
roi des Oeux-Siciles, morte à Schœnbrunnle 8 septembre 1814. (Éd.)
400 SOUVENIRS
attaque d'apoplexie foudroyante. Il avait copié la première
proclamation de Mgr le comte d'Artois aux Français. Cette
proclamation, les fleurs de lis, ces mots Vive le roil lui
avaient donné un saisissement de joie si subite si violent qu'il
n'a pu y résister : le sang lui est monté à la tête et a occasionné
cette apoplexie. Il avait passé la soirée chez nous la veille de
sa mort; il était fort gai, dans la force de son Age, et l'un de
nos Français les plus aimables, carie malheur a paralysé l'es-
prit de plusieurs.
Sa femme avait dîné chez nous quelques jours avant cette
catastrophe; j'étais assise à côté d'elle, je lui parlais de son
mari, je louais sa gaieté, l'originalité de ses réparties : c Ah !
me dit-elle en appuyant sa main sur la mienne, cela est vrai,
mais cela ne durera pas, j'ai de funestes pressentiments \,.. 9
Je la grondai, son mari se portait à merveille.
LE MABiCHAL FBRRARI8
4 avril 1814.
J'ai été ce soir chez cette pauvre Charlotte; j'y suis restée
jusqu'à neuf heures : sa douleur est morne, mais effrayante.
Le vieux comte de Saint-Priest, père du comte Emmanuel qui
vient d'être tué à Reims au service de Russie (1), est venu :
la vue de ce vénérable vieillard inspire la respect et l'admira-
tion. Son courage vient de la religion ; cette douleur si calme,
si noble est une chose admirable et que je n'avais jamais vue.
Je suis extrêmement fatiguée d'uoe longue promenade que
j'ai faite, cette après-midi, avec mon beau-frère (2). Le convoi
du maréchal Ferraris avait attiré une foule immense dans
toutes les rues qui sont sur la route de Hongrie ; nous avons
en vain cherché à l'éviter. Cela m'a fait une peine sensible de
voir que le convoi funèbre du vieux brave était un simple
(1) Cf. sur Emmanuel de Saint-Priest le livre de Léonce Pii^gaud, Les
Français en Russie et les Russes en France, p. 393-396 et H. Hodssayb 1814,
p. 260-264. {Éd.)
(2) Le baron de Boesner, chambellan de l'empereur.
DE LA BARONNE DU MONTET iOl
Spectacle pour un peuple pour lequel il avait combattu avec
tant d'honneur. Le maréchal était le plus ancien des chevaliers
de Tordre de Marie-Thérèse. Il avait assisté à la bataille de
KoUin, où il s'était particulièrement distingué. Il y a maintenant
bien peu de contemporains du grand Frédéric. Le maréchal
avait toujours témoigné beaucoup d'amitié à mon oncle et à
mon mari. C'est chez lui que je suis descendue en arrivant à
Vienne, pour épouser le baron du Montet. J'ai souvent entendu
parler de cette fameuse bataille de Kollin au maréchal. Un soir
nous étions chez la comtesse de Zichy, sa fiUe^ assis autour
d'une grande table ronde. Il se servait de tout ce qui se trou-
vait sous sa main pour figurer les positions des Prussiens et
des Autrichiens, mais il lui manquait un corps d'armée; le
récit était vif comme l'action, il n'y avait pas de temps à
perdre. Le bon maréchal arracha sa cravate et la mit dans la
position convenable, laissant à découvert sur sa poitrine la
vieille et large cicatrice d'une blessure (1). Je n'oublierai
jamais l'expression du beau regard de M. du Montet dans ce
moment, le sensible et profond respect avec lequel il considé-
rait cette cicatrice. Le maréchal, trop occupé de son récit, ne
s'aperçut point de notre émotion : la bataille ne perdit rien de
son intérêt historique.
LB JOUR DS PAQUES
Vienne, 1814.
Nous avons appris aujourd'hui l'arrivée des troupes alliées à
Paris. Cet après-dtner le comte de Fûrstenberg, envoyé en cour-
rier de Paris, a fait son entrée solennelle dans une vieille voi-
ture à deux roues, d'une forme ridicule, sur laquelle on lisait,
en gros caractères, sur une plaque de cuivre : « Service des
postes de Paris à... » Le choix de cette voiture m'a paru
une fanfaronnade de mauvais goût; elles sont si rares dans ce
pays que l'on peut s'en étonner. Le cortège du comte de
(i) D'une blessure reçue sans doute à Czaslau. (Éd.)
102 SOUVENIRS
Fûrstenberg était très nombreux ; plus de cent postillons fai-
saient claquer leurs fouets d'une manière aiguë et bizarre.
C'est un usage en Autriche, pour annoncer les victoires, qui
n'a rien de noble ni d'héroïque. J'ai remarqué que la plupart
de ces fouets victorieux se sont accrochés aux enseignes df s
boutiques, et qu'il a fallu les en arracher de force. Un pauvre
agneau a été mis en lambeaux. Cela m'a paru de mauvais
augure pour la durée de la paix.
Voilà donc le résultat des victoires de Napoléon. Paris au
pouvoir des étrangers I Les revers les plus grands de Louis XIY
n'auraient pu amener cette catastrophe I
Tous les souverains de l'Europe sont réunis en vainqueurs
à Paris ; tous t Si un grand peuple humilié ne se réhabilite
pas promptement par la victoire^ il s'affaisse dans la corrup-
tion^ il conspire et trahit, il n'a plus de force que pour
détruire ; comme Samson, il ébranle les vieilles colonnes de la
patrie, et s'ensevelit sous les ruines. Malheurt J'allais ce matin
chez la comtesse de Merveldt; j'ai rencontré la vieille chanoi-
nesse de Dietrichstein^ elle était au désespoir de la perte du
trône de France pour Marie-Louise; j'ai été charmée de
trouver une personne qui ne fût pas contente.
BILLET DB LA COMTESSE THÉRÈSE GHOTBK
Avril 1814.
J'ai/ reçu ce matin à mon réveil le billet suivant (jamais
réveil ne ressembla plus à ud rêve) : c Chère Alex, mon frère est
ici; concevez- vous mon bonheur? Sûrement vous le partagez.
Il est parti de Paris le 9; les nouvelles qu'il a apportées sont
bonnes et pacifiques. Napoléon a abdiqué et est envoyé à l'fle
d'Elbe, avec quelques millions de revenu, pour y vivre avec
toute sa famille, frères, sœurs, etc. Vous verrez le reste dans
le Beobachtereidsins les délicieuses gazettes qu'il nous a appor-
tées, et que je tâcherai d'apporter chez vous dans la matinée.
Serez-vouî5 chez vous à onze heures, dans le cas où je puisse
venir? Chère, chère Alext je suis si heureuse, si contente t II
DE LA BARONNE DU MONTET 403
est deux heures après minuit, je viens de me coucher, et il m\a
fallu vous écrire encore avant de m'endormir. Ne citez pas mon
frère, parce qu'il n'a pas encore été chez toutes les autorités. »
SERVICE solennel; autel élevé sur la plage louis XV
K paris: chants de VICTOIRE DBS ÉTRANGERS
Y eut-il jamais de miracle plus éclatant; de justice plus
sévère; d'événement plus frappant! A cette place même où
s'éleva l'échafaud du saint roi, du plus vertueux des hommes;
là ou ils tuèrent Louis XVI, parce qu'ils trouvèrent qu'ils
avaient trop d'un roi; là, sur cet étroit emplacement de l'ins-
trument du régicide ; là s'est élevé un autel formé de trophées
d'armes, entouré de tous les rois de l'Europe. 0 Providence
grande et terrible dans tes vengeances, tu donnes aux révolu-
tions une leçon foudroyante; tu as conduit comme par la
main tous les souverains de l'Europe sur la place de l'écha-
faud de Louis XVI; tu leur as ordonné de pousser des
chants pieux de victoire, de triomphe là où ils poussèrent
des cris de mort. Le hourrah des soldats des rois absolus
retentit sur la place où s'éleva le formidable cri : < Mort au
roi, vive la République! » 0 Providence, nous humilions nos
fronts dans la poussière; nous versons des larmes amères sur ce
passé horrible, sur cette expiation présente, et sur les orages
à venir de notre patrie. L'heure de l'expiation pour les nations
est toujours un glas funèbre pour les peuples qu'elle atteint.
LA COMTESSE UERVBLDT ET LES COMTESSES GHOTEK
19 avril 4814.
Nous avons été hier passer la journée à Hadersdorf, à deux
lieues de Vienne : Victoire (1), son mari (2), la comtesse de
(1) Belie-sœur de Mme du Montet. {Éd.)
(2) Le baron de Bœsiier. (Éd.)
i04 SOUVENIRS
Merveldt (sœur du prince Dietrichstein), Maria Boissier, Thé-
rèse de Chotek (4) et moi. Le temps était superbe, le printemps
réjouit déjà les yeux, notre journée a été délicieuse. La com-
tesse de Merveldt, née Dietrichstein, est spirituelle et simple,
instruite et naturelle. Cette aimable simplicité tempère ce qu'il
y a d'imposant et de digne dans son extérieur. Elle a de la
résolution dans le caractère^ et une bonté touchante dans le
cœur. Son incomparable beauté est noble comme son âme. Elle
est ce qui s'appelle vraie dans toute l'étendue du terme, et sa
franchise qui s'étend à tout généralement, même aux formules
de politesse d'usage, donne quelque chose de singulièrement
piquant à son esprit. Je reparlerai de cette femme si belle et
si malheureuse.
Elle est heureuse auj ourd'hui . Elle va incessamment rejoindre
son mari à Londres; il a été nommé ambassadeur d'Autriche
à cette cour, il y a peu de mois. Ma Thérèse (la comtesse Cho-
tek) est un ange, en vérité, car elle a beaucoup plus d'âme que
de corps. Elle est svelte, pâle^ aérienne; je la contemplais hier
sur le haut d'une de nos petites montagnes d'Hadersdorf ; elle
était vêtue de blanc et élégamment drapée dans un châle de
cachemire bleu clair; le vent qui soufflait avec force agitait sa
robe, emportait son châle, et faisait voler sa jolie chevelure
blonde; elle ressemblait à une apparition et de loin on aurait
pu la prendre pour un de ces légers nuages qui descendent
fréquemment sur ces montagnes. Avec cette constitution si
faible elle a pourtant une âme forte, une sensibilité extrême^
et un esprit très solide. Elle aime le monde et ses plaisirs avec
la vivacité qu'elle met à tout, mais elle est toujours prête à
sacrifier ses jouissances à celles des autres. Mme la comtesse
de Chotek, née comtesse de Clary (sœur du prince), mère de
ma chère Thérèse, est une femme si éminemment distinguée
que je n'ose entreprendre ni son portrait ni son éloge. Aux
plus nobles sentiments elle joint les plus nobles manières; à
toute l'amabilité d'une femme du grand monde, les vertus
(1) Marie-Thérèse comtesse de Cbotek, chanoinesse honoraire du cha-
pitre insiç^ne de Savoie, qui est Tun des quatre grands chapitres d'Au-
triche. {Ed.)
DE LA BARONNE DU MONTET 405
d'une sainte; à la dignité du rang, le charme d'une conversa-
tion toujours naturelle, toujours animée de délicieux récits,
d'anecdotes amusantes. Elle me comble de bontés : son salon
est pour moi une patrie; sa famille, une famille; sa société,
une des plus grandes jouissances que j'aie à Vienne et la
source de tous les agréments dont j'y jouis.
LB GOMTK NICOLAS ESTBRHAZT
20 avrU 1814.
Si quelque chose peut guérir de l'ambition des richesses, c'est
certainement ce qu'on racontait hier du comte Nicolas Ester-
hazy. Possesseur d'une fortune immense, époux d'une femme
qu'il adore, père d'enfants charmants, il éprouve la satiété
des richesses. C'est une véritable maladie, dont les symptômes
sont affreux. Il a des vapeurs; il est près de s'évanouir; il est
dégoûté de ce qui est chez lui; il ne peut supporter ses
magnifiques ameublements; il admire ceux des autres; il
renouvelle sans cesse les siens; il s'agite dans son salon; il
sïnqidète comme s'il n'était pas habitué à recevoir tous les
jours la meilleure et la plus haute société de Vienne; il se
lève à cinq hexu'es du matin, car il lui faut l'air pur du inatin
pour rafraîchir son sang échauffé de bonheur et ses sens
émoussés par le luxe. J'appellerais cette maladie une para-
lysie du cœur, si le comte Esterhazy n'était pas un des plus
charitables et des plus chrétiens riches du siècle. Mais quelle
tristesse dans son heureux intérieur 1 Sa femme passe sa vie à
chercher à le consoler de son bonheur, et lui-même ne néglige
rien pour se distraire. Ses salons sont toujours brillants, ses
fêtes charmantes (on y joue la comédie), ses soupers fort recher-
chés, et la plus parfaite et noble élégance règne toujours chez
lui.
lOG SOUVENIRS
' 1/
m. 'S
LE SALON DB UADAUB LA GOMTBSSB DE GHOTBK LE SAMBDI.
On arrive à sept heures et demie, on se réunit autour d'une
grande table ronde. Les personnes de la famille de Mme de
Chotek forment seules cette soirée du samedi : le comte
Ernest Iloyos, si parfaitement grand seigneur de ton et de
manières; le prince de Clary, si poli^ si obligeant; son fils le
comte Charles (mari de la fille aînée de Mme de Chotek), le
plus élégant et le plus agréable homme du monde^ paresseux
et occupé, amusé et ennuyé, beau, bon, jouissant de Tesprit
des autres, se donnant une peine infinie pour se reposer, cou-
pant en deux ou trois les volumes de sa bibliothèque pour
n'avoir pas dans la main le ^ids d un petit volume, charmant
sybarite dont le cœur est aussi parfait que l'esprit est facile et
aimable; le comte de Chotek, père de Thérèse, homme d'es-
prit, homme d'État d'une rare instruction. M. de Chotek a
occupé de grandes places, a fait d'admirables choses en
Bohême (1); il n'est aujourd'hui qu'un grand seigneur; il est
mécontent, frondeur, et pourtant parfaitement aimable. Il est
rempli de contrastes : par exemple, sa hauteur s'allie aux
idées les plus libérales. 11 a été administrateur très sévère, et
n'est pas, c'e^t-à-dire ne paraît pas ennemi de la Révolution.
Il a été dans sa jeunesse à Paris, a vu la société la plus bril-
lante de cette époque, où les philosophes étaient recherchés;
il se rappelle ce voyage et ce séjour à Paris avec plaisir. Je
n'ai jamais entendu parler mieux français, et par un Français,
que par M. le comte de Chotek. R est très poli, très spirituel,
jeune de tournure et d'esprit, quoique d'un âge mûr, et, comme
beaucoup de grands seigneurs autrichiens, il sait unir des
principes religieux à quelques faiblesses.
Cette délicieuse réunion des samedis comprend encore la
princesse de Clary, née princesse de Ligne, si noble dame, si
"simple et si digne, si facile à amuser et à ennuyer; elle est
(i) A occupé longtemps la première dignité du royaume après le roi;
celle de grand burgrave.
DE LA BARONNE DU MONTET 107
toute française, quoique princesse autrichienne, et n'a jamais
pu apprendre rallemand. Elle a des originalités qui lui don-
neraient Tair d'un vieil enfant, si son ton et sa figure n'étaient
pas le type du rang le plus élevé. Ses albums où elle s'amuse
^ coller elle-même les plus étranges sujets (ainsi que sur la
tapisserie de son salon dans sa petite maison à Hietzing, qu'elle
a ornée elle-même d'une multitude de découpures, de dessins,
de vers, de chansons, de caricatures, sur un fond de papier
bleu clair) sont amusants, quoique très bizarres. Sa belle-fille,
Mme la comtesse de Clary, née Chotek, est une charmante
femme; elle n'est pas belle, même pas jolie, et pourtant elle
est charmante parmi les plus belles et les plus jolies. La com-
tesse Euphémie de Palfy, née princesse de Ligne, ainsi que sa
soeur, la princesse Flore (1), viennent souvent aussi les samedis.
La première est gaie, brusque, un peu capricieuse, peut-être
par distraction. Excellente femme, dévouée, parfaite. Elle se
donne beaucoup de mouvement et de peine pour s'amuser ou
se désennuyer; elle y réussit rarement, et cela l'impatiente de
la manière la plus divertissante. La comtesse Palfy a une
excellente maison ; on s'y amuserait mieux si l'on n'avait pas
peur de l'agitation de la maîtresse du logis. Avec ses qualités
précieuses et ses défauts, la comtese Palfy est extrêmement
aimée. La princesse Flore a infiniment plus d'esprit que ses
sœurs. J'avoue qu'elle m'impose; avec beaucoup de bonté et
de noblesse dans le cœur, elle a dans la conversation quelque
chose de spirituel, d'ironique, d'incisif qui déroute la timidité.
Il est si facile de paraître bête auprès d'elle, qu'on le devient
tout naturellement. C'est la faute de ceux qui tombent dans
cet inconvénient, et nullement la sienne. Je confesse que j'ai
un petit frisson d'amour-propre lorsque je la vois entrer, et
pourtant j'en suis ravie. Une personne qui apporte toujours
la gaieté avec elle, mais qui ne vient pas souvent chez la com-
tesse de Chotek, c'est Titine (depuis comtesse Maurice X***).
On demandait un jour au prince de Ligne, son grand-père,
(1) Flore, pjincesse de Ligne et du Saint-Empire, chanoinesse honoraire
du chapitre insigne de Savoie» nommée le 2 novembre i808. {Éd.)
108 SOUVENIRS
quelques explications sur cette parenté : « Titine, répondit-il,
est une Ligne, mais pas une droite ligne. > Elle est Ûlle natu-
relle du prince Charles son fils, et de MlleTtT'actHce française.
Elevée par la princesse de Clary, sa situation équivoque dans
cette noble famille l'a forcée de prendre le genre qui convient
à chacun : folle, plaisante^ rieuse et singe avec la princesse,
qu'elle divertit infiniment; moqueuse avec les autres, elle s'est
fait une existence par son esprit. Les seize ou trente-deux
quartiers n'osent pas se montrer hautains devant cette jeune
femme si railleuse, si bouffonne, si spirituelle : ses sobriquets
restent. Elle est jolie et eût été très bonne sans cette nécessité
qui l'a condamnée à divertir tant de personnes et cette malice
obligée pour rabattre les dédains nobiliaires. Titine se permet
de dire tout ce qui lui passe par la tête, et il faut avouer
qu'il lui passe d'étranges choses, et surtout des polissonneries
qui scandaliseraient, si elles n'étaient si drôles; elle fait rire
les prudes et les saintes comme les gens du monde.
La comtesse de Hoyos, mère du comte Ernest, et sœur du
prince de Clary et de Mme la comtesse de Chotek, a été très
belle, ainsi que sa sœur, mais d'un genre de beauté moins tou-
chant Je crois. Elle a eu une jeunesse fort brillante. Elle faisait
les honneurs de la maison de M. de Breteuil et du cardinal de
Rohan, lorsqu'ils étaient ambassadeurs à Vienne; elle fut
coquette et charmante; maintenant c'est une femme imposante
et sévère. Elle me témoigne beaucoup de bonté.
LE DINER nu GOUTE PFAFFBNHOFFEN AU GODBNTZSLBIRG.
Près Vienne, n[^18J4.^^
Le baron de Felz est venu nous engager à dtner chez le
chanoine (comte ou prétendu comte) de PfaffenhofTen au Co-
bentzelberg. Nous ne le connaissions pas du tout, mais le comte
de Saint-Priest, M. et Mme de Pré ville, mon oncle, et quel-
ques autres personnes nous ont pressés d'accepter cette invi-
tation. Le choix des convives était bien fait pour nous déter-
miner. Nous sommes partis dans plusieurs voitures. Ohl le
DE LA BARONNE DU MONTET 109
beau temps! Oh! la belle vue que celle dont nous avons joui!
Ce monsieur de Pfaffenhoffea est une espèce d'aventurier ridi-
cule, fanfaron et bavard ; mais son habitation est délicieuse.
'^n énorme bouquet de 'lis au milieu de la table indiquait que
le but de cette réunion était une réjouissance royaliste. Nous
n'avions pas besoins de son dîner pour nous réjouir de la
Restauration. Il nous a entretenus pendant plusieurs heures,
des immenses et fabuleux services qu'il croit avoir rendus à la
cause des Bourbons; puis de sa prison à Yincennes; puis de
ses aïeux (très apocryphes) et, au milieu de toutes ces belles
choses, il s'est écrié à propos de bottes, en s'adressant au res-
pectable comte de Saint-Priestet en saisissant le bras du comte
Louis de Saint-Priest, son fils : t Votre nom est Guignard. —
c Oui, monsieur >, lui a répondu froidement le comte de Saint-
Priest. Cette interpellation ridicule en est restée là. Et me
fixant avec impertinence, il a dit ne pouvoir faire autrement,
attendu que je ressemblais à une femme, non, a-t-il repris, à
un ange qui était venu le consoler dans sa prison. Cette his-
toire a été longue, et l'impatience qu'elle me causait — car il
interrompent les faits principaux de son ennuyeux récit par
de fréquentes exclamations sur ma ressemblance avec son
ange — cette impatience, dis-je, est devenue le seul sujet de
gaieté de cette fatigante journée. Mais, qu'il est beau, ce
Cobentzelbergl Les roses, les lilas, les cytises, les ébéniers y
fleurissaient en foule; le Danube s'étendait au loin dans la
vaste plaine, tout étincelant de soleil. Nous dominions Vienne,
ses monuments, ses charmantes villas, ses ruines pittoresques,
ses bois; et nous convînmes tous que la journée eût été admi-
rable sans le maître de la maison, cet aventurier insolent et
insolvable.
MORT Dl LA REINE DE MAPLBS
8 septembre 1814.
La reine de Naples est morte cette nuit au château de Het-
zendorf. Elle avait reçu le matin de bonnes nouvelles de Sicile
140 SOUVENIRS
par M. de Préville, qui arrive de Palerme; elle a été très bien
portante et très gaie toute la semaine et toute la journée; elle
s'est couchée à onze heures et demie. A minuit, une camériste
a cru entendre du bruit et comme un gémissement dans sa
chambre. Elle y est accourue, et déjà la reine n'existait plus.
Elle avait beaucoup écrit pendant la journée et, en se mettant
au lit, elle avait recommandé à la camériste de ne pas entrer
avant sept heures, parce qu'elle voulait dormir et se reposer
plus longtemps qu'à l'ordinaire. Et c'est dans l'éternité que
s'est réveillée cette reine de la terre. Puisse-t-elle se reposer
dans le sein de Dieu des peines et des agitations de sa vie!
10 septembre 1814.
J'ai été j:fi_jnatin voir la reine de Naples exposée dans son
cercueil. Il y avait foule dans la chapelle de la cour. La reine
m aparu excessivement petite ; elle était vôtue fort simplement :
une robe de taffetas noir, un bonnet et une fraise en dentelle,
des souliers de drap d'argent. Le cercueil, sans aucun orne-
ment^ était placé sur un haut catafalque, entouré de cierges
gigantesques que la chaleur faisait ployer. Le corps de la reine
reposait sur un drap de toile d'argent; un petit coffret contenant
ses entrailles était à ses pieds, et sur un coussin de velours, à sa
droite, on voyait l'ordre de la Croix-Étoilée, une paire de gants
blancs, et un éventail : c'est un ancien usage. Le peuple se pres-
sait en foule par pure curiosité, mais il n'y avait de gens de dis-
tinction, dans la chapelle, que ceux qui par leurs charges
étaient forcés de s'y trouver. Deux dames du palais priaient
dans des stalles, et deux officiers de la garde hongroise, l'épée
nue, se tenaient près du cercueil. Le dernier sommeil de la
reine porte l'empreinte de la tristesse et d une grande fatigue.
Je n'ai pas été frappée de la pompe ni de la majesté des der-
niers honneurs rendus à cette princesse.
La reine de Naples, qui croyait mourir à Naples, avait fait
attacher son portrait au tombeau de Marie-Thérèse sa mère,
dans le caveau des capucins, à Vienne. Ce portrait était accom-
pagné d'une filiale et touchante inscription, qui témoignait le
regret qu'avait la princesse de ne pouvoir être ensevelie près
/
DE LA BARONNE DU MONTET i\[
de ses augustes parents. Sensible, mais inutile prévoyance; la
dépouille mortelle de la reine est déposée aux capucins.
18 septembre 1814.
Peu de personnes pensent encore à la reine de Naples. J'ai
vu hier M. de Pré ville (amiral au service de Naples); il lui était
sincèrement attaché, il Test à sa mémoire^ et il le doit.
On a généralement accusé la reine d*avoir ordonné les hor-
ribles exécutions qui ont eu lieu à Naples en 1799; rien n'est
plus faux, nous a assuré M, de Préville. C'est M. Acton et
lord Nelson qui les ont fait faire. La reine s'est brouillée avec
le roi dans cette occasion : eh bien! toute l'Europe a blâmé
et blâmera toujours cette princesse pour cette excessive
rigueur. Je n'ai encore entendu personne réfuter cette calomnie^
excepté H. de Préville. Ce n'est pas un courtisan, c'est un
homme d'honneur dans toute l'acception du mot.
L'impératrice Marie-Louise voyait souvent la reine, sa
grand'mère, cet été, et lui amenait son fils, le petit Napo-
léon (1). La reine ne Ta jamais appelé autrement que Mon
petit Monsieur. Lorsqu'elle apprit le mariage de l'archidu-
chesse avec Napoléon, elle s'écria : c II ne manquait à mes
malheurs que de devenir la grand'mère du diable. > Cette
même reine disait aussi de Napoléon : < L'enfer est dans son
cœur, et le chaos dans sa tête. » ^ ]
LE GONGRàS
23 septembre 1814.
Tous les souverains de l'Europe arrivent à Vienne pour le
congrès. On a fait d'immenses préparatifs, pour les recevoir
d'une manière éclatante. Le luxe qu'on déploie dans cette
(1) C'est un charmant enfant : ses jeux sont tout militaires ; des dames
aoglaises ont été le voir : il jouait au soldat; elles se sont rangc^es com-
plaisamment en ligne ennemie; il a fait le mouvement de tirer dessus, elles
ont fait temblani d*étre atteintes et de tomber; il a été transporté de joie.
Dans ses jeux, il répète souvent : Fermez la grille! C'est un souvenir des
dernières heures passées aux Tuileries.
112 SOUVENIRS
occasion n'a point d'exemple. J'ai vu ce matin rentrée de
l'empereur de Russie et du roi de Prusse. J'étais chez la com-
tesse Sarah de Bruges, qui a un balcon sur la rue qui conduit
au Prater. L'empereur de Russie et le roi de Prusse ont dû
être frappés de la magnificence du spectacle qui s'offrait à
leur vue : les plus belles troupes du monde, habillées à neuf,
étaient rangées dans ces belles et longues allées du Prater.
Toute la population de Vienne, joyeuse et parée, bordait les
rues et avenues ; le cortège de l'empereur d'Autriche était
magnifique, la musique des régiments incomparable. Le plus
brillant soleil augmentait encore l'éclat de cette journée.
Les rois de Danemark et de Wurtemberg arrivèrent jeudi
dernier. Le roi de Danemark fut si pressé de faire sa visite à
l'empereur, qui voulait le recevoir avec toute la solennité
possible, que les bougies du salon où il devait le voir ne se
trouvèrent pas toutes allumées. L'empereur, voyant l'agitation
des gens chargés de ce soin, voulut leur éviter un peu de
peine en les aidant lui-même ; et le roi de Danemark le sur-
prit dans cette occupation.
INCORB LE CONGRÈS
25 octobre 1814.
La grande-duchesse Catherine disait ce matin à un ministre,
en présence du duc de Richelieu, qui Ta raconté ce soir chez
ma belle-sœur : t J'ai vu lord Castlereagh faire un énorme
bâillement après que M. de Metternich eut aussi bâillé; qu'est-ce
que cela veut dire? Serait-ce, par hasard, parce que le congrès
sommeille? » Politiquement, s'entend, car le prince de Ligne
appelle ce congrès le congrès dansant. Il est certain qu'on s'y
divertit à merveille; on dirait que les rois sont comme les en-
fants qui ont besoin de récréation après quelques instants
d'application. C'est une vacance de rois. Puisse le génie du
mal et de Tambition ne pas les distraire t
DK LA BARONNE DU MONTET fia
BAL MASQUk PENDANT LB CONGRÈS
6 novembre 1814»
On fait de Thistoire maintenant avec des charades en spec-
tacles, en paillettes, en jupons roses, et en domino. Les
masques jouent un grand rôle. Je n'avais pas cette ambition,
mais j'ai été à cette grande redoute masquée avec la com-
tesse de f ûrheim. Nous avons fort intrigué le duc de Riche-
lieu. Nous avons dit quelques mots à l'empereur de Russie ;
il était préoccupé, il a répondu peu gracieusement, contre son
habitude, car on ne saurait être plus chevaleresquement
aimable. Constantine, piquée, lui dit, en toutes lettres, qu'il
était gâté par les hommages, les flatteries et les femmes ; et
ne comprenant sans doute pas tout ce que le mot foi a d'inju-
rieux en français, elle lui a dit qu'il était fat. À ce terrible
mot, tous ceux qui nous entouraient se sont reculés d'effroi.
Alexandre a paru fort mécontent. Il nous a suivies, et pendant
que nous parlions au duc de Richelieu il lui a dit en passant :
• Vous ôtes fort occupé, monsieur de Richelieu. — Oui,
Sire, et par des masques très aimables. — Vous êtes plus
heureux que moi, car elles m'ont bien mal traité. > J'ai grondé
Constantine ; son mariage avec le prince russe Rasoumofl'sky
est presque arrêté ; elle l'épousera probablement» Le vice-roi
d'Italie Eugène est toujours entouré d'une multitude de jolis
masques. Le roi de Prusse est extrêmement aimable avec les
femmes masquées ; le prince royal de Wurtemberg, quelque-
fois, mais on ne le ménage pas- j 4e.prfeea-royAl.de Pruss^
désagréable au possible, d'abord par sa surdité et son bégaie-
ment^ ensuite par la rudesse de son ton. Il se dit de grandes
vérités à ces redoutes ; mais il y a tant de monde, qu'il est
impossible de suivre un masque pour le découvrir. Il peut s'y
ourdir aussi beaucoup dlntrigues ; elles ne sont pas toutes
d'amour, je crois. J'ai vu ce soir un masque remettre un œillet
au prince Eugène ; il Ta soustrait rapidement à la vue.
J'avais été chargée par une de mes amies, la comtesse de
Schaffgotsch, qui avait dt(5 à Milan pendant la vice-royauté
8
'/
Ii4 SOUVENIRS
d'Eugène, de l'intriguer. Cela était d'autant plus facile à
Mme de Schaffgotsch, qu'une de ses sœurs avait été attachée,
je crois, à la vice-reine. Elle m'avait bien fait ma leçon. Aussi
le prince Eugène fut-il prodigieusement intrigué; il me don-
nait le bras, et cherchait à deviner mes bagues sous mon gant
blanc, pour avoir un point de reconnaissance ; il me faisait
l'honneur de me trouver aimable et il l'était lui-même, et tou-
jours de très bon ton. Tout d'un coup il s'écria dans un moment
de dépit : < C'est singulier, en allemand vous avez Faccent
français, en français l'accent allemand. > Je lui répondis en
riant deux mots d'italien, je n'en savais guère plus, et je lui
demandai s'il ne me trouvait pas l'accent anglais en italien.
LES FftTBS DU CONGRÈS
Vienns, 1814.
Ce serait jouer de malheur que de ne pas rencontrer un
empereur, un roi, un prince régnant; de ne pas heurter un
prince royal, un grand général, un diplomate fameux, un
ministre célèbre. Il y a foule à Vienne, foule royale : deux dé-
licieuses impératrices, celle d'Autriche et celle de Russie ; une
laide reine, des princesses charmantes qui le deviendront. Le
matin les rois se promènent à pied, lorsqu'ils ne jouent pas
aux soldats; quand il n'y a ni grandes revues, ni chasses, ils
font des visites; ils vivent en garçons. Le soir Us sont en
grand uniforme, ils étincellent dans les fêtes vraiment fée-
riques que leur donne l'empereur d'Autriche ; lui, si simple,
si sobre, est magnifique et splendide dans la réception qu'il
} leur fait. Chaque souverain, chaque prince régnant ou royal,
; a des voitures de la cour, des gardes à cheval, des chevaux
, superbes; tous ces cortèges sont beaux, élégants; tout est
brillant, tout est neuf; et, sous la direction du grand écuyer
comte deTrautmannsdorff, ces équipages princiers se croisent
. dans tous les sens sans qu'il y ait jamais ni confusion ni acci-
dent. Des aventuriers, des courtisans célèbres se mêlent à
tout ce mouvement; des femmes belles et sages sont adorées
DE LA BARONNE DU MONTET H5
par des monarques sans que leur réputation en souffre, car
il y a encore ici des passions chevaleresques; les cancans,
les commérages^ sont royaux, ou pour le moins princiers.
L'histoire se repose, les souverains s'amusent, ils sont en va-
cances, et ils jouissent complètement de leur congé. Il y a hien
plus d'éléments et d idées d'égalité dans le monde qu'on ne
t'imagine (1) : les princes font la cour aux artistes; les hommes
de talent font les importants, et sont familiers avec les poten-
tats. M. d^TaUeyrand, dans sa sphère, très élevée assurément,
a toujours le ton et l'autorité d'un diplomate-roi : on le flatte;
il règne; on a peur de son esprit : l'Europe est sur le qui-vive,
dans la crainte d'un de ses bons mots. Les fêtes se succèdent
sans interruption, à la cour et chez les grands seigneurs; on
ne sait qu'inventer. lJn.e partie d'échecs vivants chez Mme de
Zichy a eu le mérite, de la bizarrerie; c'était une espèce de
ballet, où les personnages habillés en fous, en rois, reines,
tours, etc. ont exécuté une partie savante. Des romances
figurées^ à la cour, ont été jolies ; la comtesse Sophie Zichy et
le comte de Woyna chantaient^ et le sujet de chaque couplet
était représenté en tableaux derrière une gaze, dans le genre
des rêves d'opéra ; c'était fantastique et charmant. Le carrou-
sel, le bal costumé, les tableaux vivants, surtout celui de la
famille de Darius (par Ch. Le Brun), ont été d'une magnifi-
cence incroyable. Jamais tant de diamants, de perles, de
pierres précieuses n'ont étincelé au soleil et aux bougies;
jamais tant de fleurs^ de blondes, de plumes, de velours et de
satin ; jamais une réunion de plus jolies et belles femmes, et
d'élégants chevaliers. Mais, mon Dieu! que de réclamations
surannées ! Voici venir le marquis de Montchenu, Tinsoute-
nable bavard, le plus bavard de tous les bavards I Je ne sais
ce qu'il prétend, mais ses droits datent positivement de la
guerre de Sept ans (l'avons-nous inventé dans notre dépit,
ou est-ce une réalité ?) : c'est une demande d'indemnité de
fourrages, qui l'amène au congrès.
(i) A voir l'empressement des grands à descendre, et l'ambition des
inférieurs à monter, il semble que ces extrémités finiront par se réunir
incessamment.
410 SOUVENIRS
Le roi de Danemark^ avec sa figure d'albinos, est très ga-
lant; 11 s^est passionna pôjEffUne jeûné fîTte..çle la classe ou-
vrière, blonde et rose, une jolie grise tte. Elle voulut, il y a
quelques jours, prendre un somptueux logement dans l'hôtel
de la princesse de Paar; elle était d'accord sur tout, meubles,
loyer énorme : < Qui aurai-je l'honneur de nommer à Mme la
Princesse? • lui dit le concierge en terminant... — Ecrivez,
lui répondit-elle majestueusement, que vous avez loué ce loge-
ment à la reine de Danemark ! > Le concierge fut ravi ; il écri-
vit bien vite cette grande nouvelle; la princesse de Paar fut
furieuse et défendit de passer outre. Elle est très connue à
Vienne, cette reine de Danemark; le nom, ou plutôt le sobri-
quet lui en restera. C'est bien franchement qu'elle se croit
reine.
Les deux sœurs (1) de l'empereur Alexandre, la grande-
duchesse Marie, duchesse de Weimar, et la grande-duchesse
Catherine^ veuve du duc d'Oldenbourg, sont deux ravissantes
princesses, aussi jolies que spirituelles. L'empereur aime
beaucoup ses sœurs, mais il est sévère ; elles sont élégantes
et polies. La grande-duchesse Catherine a réellement une
instruction extraordinaire : elle sait tout, et tout parfaitement.
Comprend-on par exemple qu'elle soutienne une conversation
savante sur l'art des fortifications avec un officier du génie
très supérieur dans cet art; qu'elle sache tous les termes
techniques, les plus inusités, les plus anciens et les plus mo-
dernes; qu'elle ne fasse jamais une erreur? C'est ce qui a jeté
le général de \*^'* dans un profond étonnement. Vous direz
que probablement la princesse avait appris sa leçon le matin,
mais quelle leçon I
(1) Les deux graodes-ducbesses ont une véritable adoration pour Tem-
pereur, qui de son côté a pour elles les attentions les plus ckovaleresques.
Elles sont gaies et seraient un peu moqueuses ; l'empereur leur en impose.
Leur conduite au reste est irréprochable. Leurs charmantes figures sont
bien piquantes, encadrées dans les fleurs, les plumes et leurs magnifiques
fourrures. Isabey en a fait de gracieux portraits.
DE LÀ BARONNE DU MONTET 117
LB POÈTE WERNER
Le roi de Prusse ne peut pardonner au poète Werner (1)
d'avoir abjuré la religion luthérienne; il lui a ôté ses places
et ses pensions. Par une bizarrerie inexplicable il a exigé qu'il
se présentât chez lui ici, à une de ses réceptions du matin.
VVepne^ s'y est rendu avec l'habit ecclésiastique qu'il porte,
ses longs cheveux gras tombant sur ses épaules. Il se tenait
modestement dans le cercle. Le roi, passant devant, lui a dit
brusquement . « Je n'aime pas les gens qui changent de reli-
gion. — C'est pour cela, sire, a répondu Werner en s'inclinant
profondément, que je suis rentré dans celle de mes pères. >
Werner a voulu se faire augustin; il demeure dans le cou-
vent des religieux de cet ordre, à Vienne; il suit, autant que
cela lui est possible, les règles douces de cette maison, sans y
être engagé ; mais sa turbulente imagination ne peut guère se
fixer, je crois, ni s'assujettir à un genre de vie méthodique et
uniforme. U prêche avec un succès immense; le poète ne peut
se dissimuler; la foule est ^ telle qu'on ne peut trouver à se
placer. Je trouve très remarquable et providentiel que l'au-
teur de Luther se trouve à même de réfuter les fausses doc-
trines de Luther devant l'élite de l'Europe protestante, luthé-
rienne et calviniste; on l'écoute avec intérêt, curiosité et mali-
gnité. Oui, Werner prêche en poète, mais en poète sublime et
chrétien, en poète orthodoxe; que voudrait-on de plus? Il
a une foi ardente, et qui mieux que lui peut parler efficace-
ment contre les erreurs qu'il a soutenues avec passion, abjurées
avec une conviction profonde?
Il y a une véritable harmonie, une harmonie ineff'able, entre
la poésie, l'éloquence et la musique sacrée; les derniers sons
d'une voix éloquente nous tiennent attentifs et pénétrés long-
(1) Zacharie Werner, né le 18 novembre 1768 & Rœnigsberg, mort &
Vienne le 17 janvier 1823. Protestant, il se convertit au catholicisme et se
fit prêtre. Les sermons qu*il prononça en 1814 à Vienne eurent beaucoup
d'auditeurs. U a composé des drames où U y a de Toriginalité, de l'ob-
servation, des beautés de style, mais beaucoup de mysticisme, de bizar-
rerie et de désordre. (Éd.)
418 SOUVENIRS
temps après qu'elle a frappé nos oreilles; les derniers gémis-
sements de Torgue semblent porter vers Dieu, comme la fumée
de Tencens qui brûle devant Tautel^ nos regrets sanctifiés, nos
espérances épurées, et tiennent les âmes religieuses un ins-
tant comme suspendues entre la terre et le ciel. Isaïe, le plus
grand des prophètes, fut aussi le plus sublime des poètes.
David a chanté sur la harpe ses royales douleurs, son amer
repentir. Le poète pénitent n'a pas eu son égal.
^ Werner a une figure mystique et inspirée, des compcirai-
sons pleines de disparates^ souvent d'une poésie admirable,
ou d'une simplicité triviale; sa voix est quelquefois sourde et
creuse; il souffre de la poitrine; il est grand, maigre, hâve;
il a une bouche énorme, des gestes véhéments; en tout, un
aspect sévère et exalté. Il a eu deux femmes, avec lesquelles il
a divorcé, et qu'il avait beaucoup aimées; la dernière vit
encore; la religion luthérienne lui a permis de divorcer; la
religion catholique ne reconnaît pas le mariage qu'elle n'a pas
consacré; il était donc parfaitement libre. Il a conservé de sa
mère une affection profonde et de vifs regrets de sa perte.
Wemer a pris pour sujet d'un de ses derniers sermons la
simplicité ëvangélique. Il s'est surpassé. Ce n'est pas sans
intention, sans doute, qu'il a choisi cette modeste vertu pour
la prêcher à l'élite de la société européenne : il a surpris son
auditoire en citant l'empereur d'Autriche, t L'empereur est
simple, i s'est-il écrié. C'était faire l'éloge de la simplicité et
de l'empereur, mais cela était inattendu. Il a du reste bien
pris son moment, et l'empereur triomphant, victorieux, et
magnifique, ne s'en est certainement pas offensé.
Werner avait été à Home pour y puiser des arguments
contre la religion catholique, faire l'histoire de ses abus, et la
critique de ses cérémonies. C'est à Saint-Pierre qu'il a été
touché de la majesté du culte, c'est à Rome qu'il s'est converti.
Quand je vois Werner, il me fait l'effet d'un martyr. L'au-
teur de Luther sous l'habit monastique! L'auteur d'AUila
vaincu par la foi, renonçant à la gloire! Le poète ardent,
passionné, méditant dans la solitude du clottre, enchaînant
cette imagination si puissante, repoussant ses rêves brillants.
DE LA BAROMME DU MONTET 419
seB fantômes hëroi'qnes et les douces visions de son eceur tendre
et passionné, autant que de son génie t 0 poète t est-ce que le
bruit du camp du terrible Attila ne vient pas troubler quet
qv^ois le silence de ta cellule? Est-ce que les blonds cheveux
de la perfide Hildegonde ne voilent pas la sainte image sus-
pendue devant toi? ˣt>ce que les purs et touchants accents
d'Honoria n'élèvent pas dans ton cœur comme un gémisse-
ment, comme une plainte de ce chaste amour^ prédestination
des âmes aimantes? Est-ce que les sons vapcureux» le cbceur
mélodieux des ombres Scandinaves ne se mêlent pas au siffle-
ment du v0it qui fait vibrer ta fenêtre gothique? Est-ce que
ces ombres charmantes ne secouent pas la neige de leur ailes
transparentes et glacées pour rafraîchir ton front qui brûle (i)?
WBRNER A VIENITB BT A HADBBSDOBF
Le vénérable Père Antonin Franzcmi, supérieur des augustins
à Vienne, dans le couvent duquel Wemer s'était retiré, nous
l'amena plusieurs fois à la campagne chez ma belle-sœur. H
prêcha un jour de fête de la Sainte Vierge, dans l'église de
Tabbaye de Maria-Brunn^ notre chère abbaye si pittoresque^
et si belle alors! Il y avait dans l'é^e une Vierge miracu-
leuse, que les paysans venaient invoquer processionnellement
de plusieurs lieues à la ronde. On voyait les jours de fête des
villages entiers, conduits par leurs curés, descendre des bois
environnants, en chantant d'une voix juste et piure des can-
tiques pieux. Celui qui portait la croix et l'image de Notre-
Seigneur ornée de fleurs, de rubans et de guirlandes^ ne
manquait jamais de lui faire faire im profond salut à la Sainte
Vierge. « Le fils doit du respect à sa mère >, disaient-il naïve-
ment quand nous nous étonnions de cette politesse. Ces
chants, ces fleurs^ ces populations ferventes, cette église
isolée et si remplie, impressionnèrent vivement Werner; il
(t) Cf. l'analyse de V Attila de Wcroer dans VAtlemagne de Mme de
Staôl, II, 24. (Éd.)
120 SOUVENIRS
prêcha avec effusion, on pourrait presque dire avec passion.
Le luthérien ardent, le fanatique admirateur de Luther,
Werner enfin, converti et prédicateur du saint culte de Marie,
nous parlant avec son entraînante éloquence des perfections
de la Vierge, lui adressant une prière palpitante de foi, d'exal-
tation et d'amour, n'était-ce pas une chose digne d'admira-
tion?
Nous avions espéré que Werner convertirait à la foi catho-
lique le baron de Bœsner, qui était protestant. Mais le baron
se méfiait; il repoussa toutes les insinuations. Werner n'en
parut pas affligé : « 11 n'est pas encore temps^ dit-il à mon
angélique belle-sœur; il n'arrivera à la lumière que par l'ad-
versité. • Cette prophétie s'est accomplie.
Werner aimait M. du Montet. La figure si noble de mon
mari; ce front élevé, signe d'une belle intelligence; cette fran-
chise chevaleresque de langage^ devaient plaire au poète,
ainsi que le signe de la vaillance qu'il portait sur la poitrine.
Mon cher Joseph reconduisait un soir Werner à Vienne dans
sa calèche (il avait passé la journée à Hadersdorf). Ils trouvè-
rent, en arrivant à l'entrée du faubourg, un grand rassemble-
ment de peuple; on chantait; l'air était embaumé; la statue
de saint Jean Népomucène, ornée de fleurs, étincelait de
lumières. C'était le 12 de mai, jour où commence la neuvaine
du saint. Le spectacle toucha Werner : il fit arrêter sa calèche;
il parla au peuple avec enthousiasme; il loua le saint avec des
gestes et une voix d'inspiré; cette improvisation fut tout à fait
tnoyen âge. Les bonnes gens, étonnés d'abord, le reconnurent
et furent ravis. M. du Montet nous fit un intéressant tableau
de cette touchante dévotion populaire et de la pieuse exalta-
tion de son compagnon de route.
Werner est mort à Vienne le 17 janvier 1823, dans le cou-
vent des augustins, assisté par son ami le saint et austère Père
Antonin. Ses funérailles furent suivies par une foule immense
de tout rang et de toute condition. Le peuple de Vienne avait
pour lui une vénération profonde. Il avait demandé d'être
enterré au village d'Enzersdorf, et désiré qu'on mtt dans son
cercueil le portrait de sa mère.
DE LA BARONNE DU MONTET 121
LE BEAU CAPITAINE DE GRENADIERS
Mme du Montet^ ma belle-mère, me racontait que se trou-
vant dans un des plus brillants magasins de nouveautés à
Vienne, en 1804, elle vit tous les commis, les demoiselles et
les maîtres du magasin se précipiter à la porte qui donnait sur
le Graben. La garde passait, c Le beau capitaine} criaient-ils
tous, voilà le beau capitaine de grenadiers^ chevalier de Marie-
Thérèse. » Mme du Montet, qui était très vive et très curieuse,
courut comme les autres. Son ûls passait à la tète de sa com-
pagnie; chacun Tadmirait, si jeune, si beau, et déjà décoré du
bel ordre militaire. Elle fut bien ûère de l'enthousiasme qu'il
inspirait : c C'est mon fils », disait-elle toute joyeuse; elle
reçut des compliments sincères. Il était^ en effet, admirable-
ment beau, avec une expression de physionomie toute cheva-
leresque et une grande distinction de tournure.
l'entrée des ALLIES A PARIS
Voici une lettre qui a mis mon orgueil de Française au déses-
poir. J'enrage... et d'autant plus que cette lettre dit la vérité; elle
est écrite au reste par un Français au service de TAutricbe M. de
Lort, camarade et ami de M. du Montet.
« Paris, avril 1814.
c Cher ami, les prodiges se multiplient chaque jour, les
gazettes vous les apprennent; à aucune époque, le doigt de
Dieu ne s'est montré plus visiblement; nous avons bronché
bien souvent, et cependant les décrets éternels sont accom-
plis. Que dis- tu de la fin de cet homme naguère si gigan-
tesque ? Si ce fléau de l'humanité avait péri sur un des nom-
breux champs de bataille qu'il a saturés de sang, l'histoire
eût pu l'appeler un héros. La pension qu'il réclame, et qu'il
accepte, le met au niveau des aventuriers. Laissons-le désor-
mais tourmenter les huîtres de son nouvel empire et y établir
son système continental. Au reste les hommes, toujours les
422 SOUVENIRS
mêmes, ont signale plus que jamais dans le moment actuel la
neutralité de leur ^oïsme. Maréchaux» ministres, sénateurs,
créatures et courtisans^ se sont empressés à lenvi d'aban-
d<Miner leur idole; il n'y a plus d'autre rivalité esoire eux que
Tempressemeni de se gagner de vitesse pour balbutier leur
med culpd aux pieds du Légitime. C'est à qui abjurera Faigle
voraee, pour se réfugier sous le lis bienfaisant. Tout cela
fait tableau paur nous autres qui, gorgés des délices de la
capitale, rions, applaudissons et caressons les badauds qui
à leur tour nous amusent, nous fêtent, nous friponnent et
se moquent de nous. Jamais il n'a roulé plus d'or à Paris;
des millions de ducats circulent chaque jour dans cet
inunense *"**** (i); les marchands épuisent l^u-s maga-
sins; 60,000 c*"^* (2), sans compter les femmes honnêtes,
sont en permanence de service, femmes d'employés, civiks
et militaires. Enlin, que te dirai-je, les Parisiens qui nag^kl
dans l'abondance des vivres, qui ne logent ni ne nour-
rissent aucun militaire, qui ne paient aucune espèce de
réquisition, savent à peine que le canon a tonné à leurs bar-
rières, et trouvent très amusant de dépouiller, avec infiniment
de politesse, tant de nations étrangères et de récolter en
échange de leurs huîtres, de leurs bonbons, de leurs ♦*♦*♦ (3),
un pillage des deux tiers de la France. Citait un spectacle
unique que celui du 10 (jour de Pâques) : quarante mille
hommes de la plus superbe tenue; vingt mille chevaux,
comme on n'en voit plus en Europe, rangés en bataille sur
les boulevards, groupés sur la place Louis XY, où on avait
élevé un autel; les souverains avec leurs suites, grossies
de celles des maréchaux français, et d'une foule d'uniformes
de toute nation; le tout surmonté de la cocarde blanche,
passant la revue, au milieu de la presse de 60,000 badauds,
qui les passaient en revue eux-mêmes, en criant à tue- tête.
Vive l'ennemi! viceni les alliés t vivent les Bourbons f un Te
Deum solennel chanté en quinze langues et accompagné par
(1) Ici un mot que je ne copie pas.
(2) Encore un mot que ma plume se refuse à transcrire.
(3) Encore un mot que ma plume se refuse à transcrire.
DE LA BARONNE DU MONTET 423
cent trente pièces d'artillerie; les alliés remerciant et glori-
fiant Dieu de leur victoire; les maréchaux français et le
Sénat lui rendant grâces d'avoir été exterminés; des cris,
des larmes, des transports épidémiques, l'allégresse géné-
rale étouffant les soupirs de quelques familiers de Napoléon
et de la cohorte Savary; des femmes surtout électrisant les
esprits, dans l'ivresse du sentiment et de la joie, par les
élans passionnés de leur royalisme; l'empereur Alexandre
donnant l'accolade fraternelle aux maréchaux, sénateurs, etc.,
et à tout ce qui l'entourait, sur cette même place où fut
assassiné le vertueux Louis XVI ) On méprise un peu davan-
tage l'espèce humaine, après avoir vu tout cela; mais cela ne
laisse pas que d'amuser beaucoup et d'inspirer surtout un
ironique mépris pour messieurs les sénateurs qui dans la
nouvelle constitution ont si paternellement assuré le sort
de leur chère postérité aux dépens de celle des autres ! »
NAPOLKON PRKVIEB CONSUL
<S<mv^rde 1801.)
J'ai toujours un peu de méfiance et d'incrédulité pour les
portraits; je suis bien aise d'avoir vu Napoléon, n y a des
figures historiques qui font voir clair dans l'histoire. Je plains
les contemporains de cet homme prodigieux, qui ont été privés
de cet avantage; il me semble qu'il doit leur faire Telfet d'un
nuage de feu, d'un fantôme colossal de bronze ou de l'ange
exterminateur.
C'était au mois de juillet 1801, par un temps magnifique. Le
premier Consul devait passer une revue dans la cour des Tui-
leries. Nous avions des cartes d entrée pour les grands appar-
tements qu'il devait traverser; ils étaient remplis d'une foule
énorme quand nous y arrivâmes. De beaux grenadiers qui
formaient la ligne de passage nous placèrent entre eux ; mon
père était derrière nous. Nous fûmes intimidées et effarou-
chées de nous trouver dans leurs rangs, d'autant que notre
jeunesse, et, je puis le dire, nos jolies figures fraîches et inno-
124 SOUVENIRS
centes nous faisaient remarquer; nous remerciâmes nos pro-
lecteurs et descendîmes dans le vestibule; nous nous plaçâmes
en face du grand escalier que le premier Consul devait des-
cendre. Il parut peu d'instants après : il était entouré d'un
brillant cortège, tout ce que Paris contenait de généraux
fameux à cette époque de paix. Nous ne fixions que Buonaparte.
Il portait l'uniforme de chasseur, je crois, habit vert sans
galons, son chapeau très simple aussi. Ce costume formait un
contraste frappant avec les élégants, étincelants et magnifi-
ques uniformes dont il était entouré. Il descendait rapidement.
Parvenu presque aux derniers degrés, il s'arrêta subitement,
porta la main à son chapeau en jetant sur notre petit groupe
un regard que je n'oublierai jamais. Nous étions vêtues de
blanc, et avions sur la tête (à la mode de ce temps) un assez
long voile de mousseline blanche très claire, posé sur nos che-
veux, encadrant nos visages et retombant sans aucune pré-
tention jusqu'à la ceinture; mon père nous donnait le bras;
nous nous pressions près de lui, comme des jeunes filles
effrayées et fortement impressionnées. La figure de mon père
était noble et sévère; sa tenue indiquait toujours l'ancien
militaire, extrême propreté et gravité; ses grands yeux bleus,
son regard ferme, son nez aquilin, sa lèvre inférieure se des-
sinant sur la lèvre supérieure, lui donnaient un caractère par-
ticulier de physionomie, auquel on ne pouvait se méprendre;
c'était un vrai gentilhomme. Le premier Consul, ainsi que je
vous le disais, et je le vois encore comme si c'était hier, jeta
sur nous un regard vif, profond, scrutateur, suivi d'un éclair
de bienveillance marquée; il avait singulièrement ralenti la
rapidité de sa marche; en nous fixant, peut-être crut-il que
nous avions une pétition à lui présenter; les émigrés à cette
époque lui en présentaient souvent; je crois pouvoir sans
présomption supposer qu'elle eût été bien accueillie. Buona-
parte avait vingt-neuf ou trente ans alors : il était très maigre,
pâle, les cheveux très noirs ainsi que les sourcils; sa physio-
nomie avait une sorte de mélancolie qui n'était pas l'expres-
sion d'une préoccupation triste, mais celle d'une pensée pro-
fonde.
DE LA BARONNE DU MONTET 425
Depuis j'ai vu plusieurs fois le premier Consul, mais jamais
d'assez près pour remarquer sa physionomie et même ses
traits; car, il était à cheval^ passant des revues et toujours au
galop, entouré de sa brillante escorte. L'empereur Napoléon,
devenu très gros à la fin de son règne, ne ressemblait plus du
tout au premier Consul.
Nous passions souvent nos soirées à Paris, en 1801, chez
Mme de Suzannet, mère du général vendéen retenu prisonnier
alors au T^smple, je crois, avec MM. de Bourmont et de Vezins.
Nous y voyions le vieux M. de Châtillon, chef royaliste breton.
Il avait des entrevues avec le premier Consul. L'arrestation
de ces messieurs, venus à Paris munis de passeports et avec
autorisation pour traiter de la pacification des provinces de
l'Ouest, s'était faite contre le droit des gens. M. de Châtillon
parlait énergiquement au premier Consul, qui lui promettait
souvent la liberté des trois Vendéens, sans que l'effet suivîCla
promesse. Il raconta un soir avec émotion qu'à la suite d'une
discussion très animée qu'il avait eue le matin même à ce
sujet, Bonaparte lui avait tendu la main en disant : c Foi de gen-
tilhomme, monsieur de Châtillon. > Il était impossible d'avoir
l'air plus loyal chevalier que le noble chef breton; sa physio-
nomie exprimait la franchise; ses yeux étincelaient encore
malgré son âge avancé; de longs cheveux blancs ombrageaient
sa tète vénérable; sa parole avait l'énergie de l'homme sans
peur et sans reproche, l'inflexibilité de la franchise alliée à la
vieille courtoisie (1).
UN SALON DK 1801
Voilà que mes souvenirs me rejettent dans le petit salon de
Mme de Suzannet. Respectable femme, âgée, bien dévote, bien
provinciale, vénérable et vénérée. Sa fille, Mme de Roiran,
(1) Ce récit est légèrement inexact (cf. le tome III des Paeifieationt de
VOuett, de Chassin), et il ne faut en retenir que le portrait de M. de Châ-
tillon et le mot de Bonaparte que le vieux gentilhomme ne vit qu'une
seule fois» le 5 mars 1800. (Éd.)
i
126 SOUVKNIRS
jeune veuve de trente à trente-deux ans, nous paraissait bien
vieille} Nous entendions dire qu'elle avait perdu son mari,
courageux et dévoué gentilhonune vendéen, tué pendant la
guerre et de la manière la plus tragique; qu'elle ne Tavait
jamais aimé; qu'il l'avait aimée, lui, passionnément! Cela nous
semblait étrange, ne pas aimer son mariî nous, qui voyions
ma mère si tendrement attachée à notre père qui avait vingt-
cinq ans de plus qu'elle 1 ne pas regretter un mari, un héros
vendéen! Mme de Roiran était une petite femme, fraîche et
ronde, sans distinction : elle portait ses cheveux coupés à
l'enfant, bouclés tout autour de sa tète, retombant sur le cou
et retenus par un petit ruban couleur de rose; elle avait des
mines enfantines; M. de la Yillegille, qu'elle a épousé depuis, lui
faisait la cour. M. de La Roche-Saint-André, jeune incoyable, qui,
selon la mode du moment, grasseyait et ne prononçait pas les
r, *en paraissait très occupé aussi, paole d'honneu. Mme de
Bourmont^ née Becdelièvre, femme de M. de Bourmont, détenu
alors au Temple avec M. de Yezins, son beau-frère, et M. de
Suzannet, venaient souvent voir Mme de Suzannet. Mme de
Yezins était charmante de figure, de tournure; son mari en
était très amoureux : « Qu'on me laisse en prison, s'écriait-il,
mais qu'on me laisse ma femme. » Mme de Bourmont. maigre,
très brune, n'avait pas le charme de sa sœur, mais elle avait
de la distinction. Ces deux jeunes femmes étaient sans cesse
en sollicitation chez les ministres influents; elles étaient par-
faitement reçues par eux, extrêmement élégantes, très sages
et ne paraissaient pas s'ennuyer de la nécessité où elles se
trouvaient d'être continuellement obligées d'aller pour l'in-
térêt de leurs maris chez les honmies et les fenmies célèbres
de l'époque : elles étaient toujours pressées de s'en aller. Cela
n'était pas étonnant ; mais leur arrivée chez Mme de Suzannet
répandait momentanément un parfum d'élégance et d'intérêt;
elles apportaient des nouvelles des prisonniers, racontaient
leurs démarches, les espérances que leur donnaient les minis-
tres; et nous, jeunes filles, nous remarquions la manière dont
leurs voiles (car on portait alors des voiles jetés sur les che-
veux) étaient posés. Toutes les jolies femmes d'alors sin-
DE LA BARONNE DU MONTET 427
geaient Mme Récamier; les robes de mousseline étaient de
grandes parures, robes de mousselines à longues queues.
Il fallait ile l'art pour les porter avec grâce, et beaucoup
de grâce même pour entrer et sortir d'un salon sans accro-
cher ces flots longs et étroits de mousseline à toutes les
chaises et à tous les meubles et se promener à Tivoli au
milieu de la foule sans accident. Il y avait un art tout par-
ticulier pom* relever, rapprocher, draper cette longue queue
de robe; cela distinguait la femme élégante, la merveilleuse.
Elle traversait les écueils sans avoir Tair le moins du monde
de s'occuper des dangers que courait sa robe. Mlle de Fon-
tenay, depuis vicomtesse de Ruolz, nous faisait remarquer à
Tivoli la manière charmante dont une belle et agréable nou-
velle mariée, Mme de Chappedelaine, son amie, manœuvrait
avec grâce, simplicité et distinction. Cette folie de robes â
queues, robes si étroites, si serrées du jupon, à si longues
queues effilées, s'étendait à toutes espèces d'étoflTes (on n'en
portait que de très légères). Faut-il vous Tavouer, car cela
paraît bien bête, nous avions des robes de basîn blanc et de
toile de Jouy à longues queues pour toilettes élégantes à la
campagne : les cheveux à la grecque, bien bas près de la
nuque et une longue mèche flottante et bouclée retombant de
côté, qui s'appelait un repentir {\); des manches si courtes
qu'elles ne servaient en réalité que d'épaulettes pour retenir
des corsages de trois doigts au plus de hauteur, séparés de
cet étroit fourreau, à queue si longue, par une ceinture
imperceptible. Nos pauvres cheveux ne formaient sur les
tempes que deux ou trois petits crochets. Tout cela était
absurde; et pourtant il y avait des jolies femmes alors, et on
était aussi éloigné de croire à une restauration monarchiqpie
qu'à la possibilité de revenir aux longues tailles, aux robes
amples et même aux jupons; beaucoup de femmes n'en por-
taient pas; les plus prudes les portaient si minces, si exigus
qu'on pouvait n'y pas croire. Les modes de la Terreur et
celles qui la suivirent ne furent pas imitées en pays étran-
(1) Bien luisant d'huile antique.
128 SOUVENIRS
ger (1); elles furent très mitigées^ même lors du Consulat^ et
ne reprirent leur souveraineté que sous TEmpire et la Restau-
ration.
(Ce chapitre vous est dédié, mes chères petites et arrière-petites-
nièces.)
UN SOUVENIR DU CONGRÈS DE 1814. — UNE LETTRE
DE LA GRANDE-DUCHESSE CATHERINE
Il arrive quelquefois d'étranges aventures : en voici une
chevaleresque et ridicule, pleine de délicatesse et d'une
incroyable inconvenance. L'archiduc Charles, assurait-on,
était amoureux de la grande-duchesse Catherine de Russie,
veuve du duc d'Oldenbourg, et voulait l'épouser; mais la prin-
cesse préférait le prince royal de Wurtemberg, qui paraissait
très épris, et il était très probable que ce mariage aurait lieu.
Or, à une des brillantes redoutes du congrès, le général
comte Henri de Hardegg trouva sous ses pieds une lettre
sans adresse et sans signature qui s'était probablement
échappée de son enveloppe. Cette lettre, extrêmement spiri-
tuelle et maligne, critiquait des personnages éminents et plai-
santait l'archiduc et ses déclarations. Il sembla au comte de
llardegg qu'elle ne pouvait avoir été écrite que par la grande-
duchesse au prince de Wurtemberg. Il pensa d'abord à la
brûler; il réfléchit toutefois que la grande-duchesse se deman-
derait sans doute avec inquiétude ce qu'était devenue cette
lettre et dans quelles mains elle était tombée. Tout bien consi-
déré, il jugea plus prudent de remettre le billet ù la grande-
duchesse. Il lui flt demander une audience particulière. Mais,
dans la crainte de perdre le précieux papier, il le mit sur sa
poitrine, et sous les boutons très serrés de son grand uni-
forme. Il ne songea pas le moins du monde à la difficulté
qu'il aurait à la retirer. L'heure de l'audience arrivée, il se
présenta, et fut aussitôt introduit dans le salon de la grande-
(1) Elles faisaient horreur, et c'était justice.
DE LA BARONNE DU MONTET 129
duchesse : elle était seule; il s'approcha respectueusement et
lui exposa rembarras où il se trouvait; elle l'interrompit fière-
ment en niant qu'aucune de ses lettres eût pu courir la chance
d'être perdue, et d'ailleurs ne pouvait rien contenir qu'elle ne
pût avouer hautement. Le général fut intimidé par cette
réponse. Pourtant, en demandant pardon de son erreur, il
dit, pour son excuse, quelques paroles qui firent comprendre
à la grande-duchesse de quelle lettre il pouvait parler; elle,
pâlit, et lui demanda impérieusement de la lui montrer. Le
comte Hardegg crut qu'il n'y avait rien de plus facile; mais
son uniforme était excessivement serré, tout bardé d'ordres,
et lorsqu'après avoir dû jeter sur le parquet ses gants de
peau de buffle et son chapeau de général qui l'incommo-
daient beaucoup, il crut saisir cette malencontreuse lettre,
tous les boutons de son habit se défirent en même temps, et
le papier glissa sous la ceinture ou sous l'écharpe, qu'il fut
obligé de détacher. Troublé, déconcerté de cet accident, il
présenta cependant la lettre à la princesse : elle la reconnut
aussitôt et témoigna au comte une vive reconnaissance, qui
fut bientôt suivie dune explosion de gaieté et de rire, car les
boutons résistaient à tous les efforts, et suant, haletant, il ne
pouvait parvenir à en remettre un qu'aux dépens de son
voisin. Dans ce moment critique la porte de l'appartement de
la princesse s'ouvrit avec fracas, et l'empereur Alexandre
entra! Surpris au dernier point, il s'arrêta; sa physionomie
prit une expression terrible; il regardait alternativement le
général de plus en plus déconcerté, et sa sœur dont la gaieté
dut lui paraître bien étrange. Effectivement le beau comte
Hardegg était là devant la grande-duchesse dans le désordre
le plus inexplicable, ses gants jetés bien loin de lui ainsi que
son chapeau, son habit complètement ouvert, t Comte Har-
degg t » s'écria l'empereur d'une voix vibrante d'émotion. La
grande-duchesse riait de plus en plus; elle prit enfin la
parole, et expliqua à l'empereur ce qui venait de se passer.
« Le comte Hardegg, lui dit-elle, vient d'agir en loyal cheva-
lier >. Pendant cette explication, le général, dans une
extrême confusion, travaillait ses boutons rebelles qu'il ne
9
130 80UVE^MRS
parvenait à remettre qu'avec beaucoup de peine : il était assez
gros et les uniformes de cette époque étaient rembourrés et
excessivement étroits.
La grande-duchesse fut sans doute bien grondée par l'em-
pereur qui avait le plus grand intérêt à ménager l'empereur
d'Autriche, et professait une estime particulière pour Tar-
chiduc Charles. Elle avait demandé au général le secret de
cette aventure; il Ta gardé fidèlement jusqu'à la mort de
cette charmante princesse, devenue reine de Wurtemberg et
morte presque subitement en 1819. C'est seulement alors
qu'il la raconta chez la comtesse Julie KoUowrath, sa cousine et
une de mes amies et compagnes de couvent. Le comte Har-
degg avait trente-sept ans à l'époque du congrès, une belle
figure et une réputation de valeur bien méritée (4).
PÈLERINAGE A MARIA ZELL, DANS LES MONTAGNES DE
LA STTRIE. — RENCONTRE DE SOLDATS FRANÇAIS
Août 1814.
Notre caravane se composait de deux voitures; une ca-
lèche, et une petite voiture de chasse, appelée wurst. Dans la
première se trouvaient Mme de Cavanagh, sa fille (depuis
comtesse Charles de Bombelles), M. de la Martezière, etc.
J'avais choisi ma place dans la petite voiture découverte pour
mieux jouir de ces belles et pittoresques montagnes. Je n'en
perdis rien, pas même un effroyable orage, accompagné d'une
pluie torrentielle, à laquelle j'abandonnai de bonne grâce mon
chapeau de paille d'Italie et ma robe de taffetas brun. Ce n'était
pas acheter trop cher la vue d'un spectacle si magnifique.
Nous fûmes accostés dans la partie la plus sauvage de la
route par quelques jeunes et charmants soldats français qui
avaient été faits prisonniers à Dresde, et retournaient alors en
France. Ils se donnèrent beaucoup de peine pour nous faire
(1) Le comte Ilardegg était chevalier de Tordre militaire de Marie-
Thérèse. 11 est mort général do cavalerie et propriétaire du régiment de
cuirassiers qui porte son nom, au mois de juin 1854. {Kd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 131
comprendre en allemand qu'ils s'étaient égarés ou croyaient
Fétre dans ces montagnes. Ils nous demandaient la route de
France. Nous les surprîmes agréablement en leur répondant
en français. Us nous racontèrent le siège de Dresde, la pénurie
où ils s'étaient trouvés, le manque de vivres, la viande de
cheval dont ils avaient été nourris.
Us ignoraient complètement les événements politiques. Nous
leur racontâmes à notre tour la chute de Napoléon et la rentrée
des Bourbons^ dont ils n'avaient jamais entendu parler. Nous
achevâmes ce petit traité politique à l'usage des j eunes soldats en
leur donnant de quoi voyager un peu agréablement, et boire à la
santé de Louis XYIII^ sans insulter aux malheurs de l'Empereur.
Je n'ai jamais vu de plus jolis soldats; ils avaient toute la
grâce et l'élégance de leur état, et quoique prisonniers depuis
assez longtemps, et relégués dans les montagnes^ leur uniforme
était très propre et bien soigné. Chemin faisant ils avaient
sculpté des bâtons avec beaucoup de goût : ils nous les
offrirent, mais nous ne voulions pas les priver du plaisir de
rapporter chez eux et de suspendre au foyer paternel ces petits
triomphes d'industrie.
C'était un groupe très pittoresque que celui que nous for-
mions au bord d'un torrent^ au pied de l'Anna-Berg, avec ces
jeunes soldats français^ si braves, si calmes, si indifférents aux
grands événements et qui étaient venus de si loin se battre ou
se faire tuer au profit de Napoléon. Ils n'étaient pas morts^
tant mieux; mais ils n'avaient ni fiel, ni enthousiasme : ils
retournaient au pays! Ils seraient redevenus soldats avec la
même bravoure et la même indifférence. Les grandes armées
sont véritablement des machines à broyer les générations^ que
Dieu met dans la main des conquérants.
RÉFLEXIONS
Vienne, 1814.
Un album de souvenirs est un ami dans les heures de soli-
tude, une jaserie sans conséquence ; on le prend et on le quitte,
132 SOUVENIRS
on rit et on pleure, on ne cherche pas à avoir de l'esprit avec
lui, qu'en ferait-il? C'est aussi une réserve pour le cœur. Je
jette au hasard une pensée ou un souvenir dans mon album;
je les retrouverai peut-être un jour avec plaisir. Il me semble
d'ailleurs que c'est une petite victoire que je remporte sur
l'oubli, quelque chose que je dérobe à la mort. J'aime tant la
vie que je respecte l'insecte, et ne pose pas volontairement le
pied sur la plus petite fleur des champs.
Quelle que soit la durée de ma vie, j'aurai bientôt dépassé
le peu de jours qui me restent à vivre. Je m'éteindrai comme
une faible lumière, vacillante et inutile.
Je comprends très bien ce qu'on appelle le mal du pays.
C'est une inquiétude, une espèce d'impatience^ quelque chose
qui tourne toujours désagréablement autour du cœur. On
éprouve une tristesse extrême au milieu des fêtes les plus
brillantes de l'étranger et une contrainte dont on ne se défait
presque jamais. Toute la vie semble une vie d'emprunt; on
ne s'attache à rien qu'à ce que l'on croit pouvoir emporter
avec soi dans ce pays que l'on désire souvent sans le regretter.
Le printemps est le temps de l'année où l'on éprouve le plus
cette maladie de l'âme; on en souffre plus encore à la cam-
pagne; la vie des grandes villes est si dissipée! c'est un gas-
pillage d'existence... Qu'y a- t-il de plus précieux que le temps,
et qu'est-ce qu'on ménage moins? C'est un trésor qui s'épuise
en frivolités, en joujoux pour tous les âges; la vieillesse en
est aussi prodigue que la jeunesse. L'enfance seule est excu-
sable, car elle ne comprend ni la vie ni la mort. Effeuillez les
roses, mes chers enfants, courez sans but, riez sans sujet...
à vous permis... Hélas! la vie de l'homme n'est qu'un gémis-
sement qui traverse rapidement l'éternité, une exclamation,
un vœu, une espérance éphémère, un cri d'angoisse ou de
joie qu'étouffe le linceul.
DE LA BARONNE DU MONTET 133
IS\BET
19 décembro 1814.
J'ai été ce matin, avec la comtesse Chotek, voir l'exposition
des portraits et des dessins d'Isabey. Il y avait beaucoup de
monde, et entre autres le prince royal de Bavière, qui nous a
fait l'honneur de nous adresser ses réflexions artistiques.
Isabey a pris une méthode sûre pour avoir la vogue : il flatte
excessivement. Il n'y a pas de femme même laide, qui, peinte
par lui, ne paraisse jolie et aérienne comme une sylphide. Son
pinceau est doux, gracieux, moelleux; son coloris^ transparent;
mais il travaille pour son époque, et non pour la postérité; il
a peint ici tous les souverains, généraux, princes, ou ministres,
et même les jolies femmes qui ont figuré au congrès. Cette col-
lection de miniatures aura un grand intérêt dans un siècle, si
le temps n'en a pas altéré le coloris, déjà très faible aujour- i
d'hui. Parmi ses dessins, j'en ai remarqué un à l'encre de «
Chine, que l'impératrice Marie-Louise a daigné lui donner
pour son album : il représente une espèce de forteresse. Aussi
Isabey ne manque-t-il point de l'appeler pompeusement « ma
souveraine ». Je n'aime pas le genre maniéré qu'il a adopté
pour les costumes de femmes, ni les éternelles guirlandes de
roses dont il les entoure. La duchesse de Weimar, la princesse
Bagration, toutes les princesses de l'Europe sont entourées,
emmaillotées, voilées dans des flots de mousseline et dissi-
mulées dans des roses. Et pourtant, c'est joliî
SBRVIGB SOLENNEL POUR LOUIS XVI DANS LA CATHEDRALE
DE SAINT-ÉTIBNNK A VIENNE, PENDANT LE CONGRÈS ET
DEVANT LES SOUVERAINS DE l'eUROPE.
21 janvier 1815.
Le superbe et royal catafalque, au milieu de la nef, s'élevait
jusqu'à la voûte : la décoration était imposante, grande,
majestueuse. Dans le chœur, les dames de la première qualité
134 SOUVENIRS
couvertes de longs voiles noirs, qui descendaient jusqu'à
terre; dans des tribunes exprès, les souverains de TEurope en
deuil, tous les princes, généraux, ministres, la fleur de l'Eu-
rope assistait à ce service expiatoire qui sera éternellement
célèbre. Salieri a dirigé la musique, belle et sombre, comme
le sujet le demandait. Mais par une véritable fatalité, on avait
choisi pour prononcer devant les rois de l'Europe Toraison
funèbre du roi martyr un ecclésiastique alsacien qui ne parle
bien ni l'allemand ni le français, et dont l'accent, surtout
dans cette dernière langue, est intolérable. Le comte Alexis
/ de Noailles, ainsi que M. Franchet, auxquels nous avons
I exprimé nos terreurs de l'éloquence de l'orateur, ont été
I obligés de refaire en entier le discours en vingt-quatre heures,
; car celui du pauvre abbé Zaignelins, qu'il était venu lire chez
nous, était absolui^ient indigne du sujet et de l'auditoire (i). Il
y avait des passages éloquents et des leçons hardies aux rois
dans celui de MM. de Noailles et Franchet, qui était plutôt un
discours politique qu'un sermon. J'ai remarqué cette figure
de rhétorique belle et vraie. L'Europe s'est levée comme un setil
homme. Oui, mais à la vérité aussi comme un homme qui se
lève lentement. On avait construit une espèce de chaire,
d'une forme ridicule, longue, étroite^ dans le chœur, en face
de la tribune des souverains. Cette chaire, ou plutôt cet
étui, était recouverte de drap noir, sans aucun ornement,
et un peu branlante. L'abbé Zaignelins a lu le discours
d'un son de voix pitoyable, monotone, nasillard; on n'a
I presque rien compris. Des officiers russes qui étaient der-
( rière moi éclataient de rire, et l'un d'eux, frappé de la chaire
et de la figure du prédicateur, s'est oublié jusqu'à dire tout
haut qu'il ressemblait à un Chinois dans un encrier; cela
était vrai. Ce bon abbé a obtenu du roi de France, pour
avoir débité ce discours, une pension et le cordon de Saint-
Michel. Le titre de baron lui a été conféré par le roi de
Bavière.
^1) Dans son discours le pauvre abbé s'était particulièrement étendu
sur le talent de Louis XYI pour la serrurerie.
DK LA BARONNE DU MONTIOT 135
UN BAL PENDANT LE CONGRÈS
31 janvier 1815.
Je suis habillée!... je pars pour le bal; il est dix heures du
soir. Pendant qu'on me coiffait, j'ai dté frappée de ma pâleur,
de ma blancheur, si vous voulez. Mon teint était presque aussi
blanc que les roses blanches dont on me parait. Une idée s'est
rapidement emparée de mon imagination : la mort t... Le coiffeur
est parti, je suis resté devant mon miroir dans une incroyable
tristesse (i). J'ai mis du rouge pour la première fois de ma
vie, très peu, et par pure complaisance. Je hais le rouge,
je n*ai pu le garder dix minutes. Je suis habillée, je vais partir.
Joseph lit l'ouvrage de M. lïue sur les derniers moments de
Louis XVI, cet ouvrage dont M. Ifue a eu tout l'honneur, quoi-
qu'il n'en ait fourni que les documents, car mon oncle de la
Fare, ancien évèciue de Nancy, Ta rédigé en entier. Il échappe
à Joseph des mouvements d'indignation... Mais on sonne; je
pars pour le bal.
SïDNKY-SMiTH
1" février 1815.
C'était une magnificence, un tourbillon de rois, de reines et
de jolies femmes, un scintillement de diamants, d'ordres, de
plaques, d'uniformes, de rubans et d'illustrations de toutes
couleurs, une foule d'hommes céhMires^ de femmes coquettes,
célébrités qui s'oublieront, beautés qui vieilliront : c'est égal,
la curiosité est toujours excitée et plus souvent en jeu que l'en-
thousiasme; c'est très divertissant. Je suis rentrée chez moi à
deux heures et demie. L'empereur de Russie a dansé presque
continuellement, c'est à dire marché des polonaises, noble-
ment, majestueusement, et le plus souvent très sentimen-
(1) J'étais, ce soir-lÂ, pAIe, blanche, coilTée de roses blanches comme
tainte Claire aprèg ia mort ; mais le tableau reste pâle et la foule et le
mouvement du bal eurent bicnt<^t effacé cette intéressante ressemblance.
136 SOUVENIRS
talement avec la jeune princesse Auersperg; c'est toujours
d'elle qu'il est occupé. Elle est sage et assez jolie, blanche,
blonde, beaux cheveux très soyeux et encadrant de leurs
boucles souples et abondantes une figure calme et douce. Le
roi de Danemark est aussi joyeux que si on lui avait rendu la
Norvège. Il danse avec toutes les petites demoiselles les plus
jeunes, et les plus couleurs de rose. Le roi de Prusse promène
gravement la belle et vertueuse comtesse Julie Zichy, dont il
croit être passionnément amoureux. Et Ouwarof, cet étran-
gleur d'empereurs, me fait mal quand je le vois (1). Je dansais
ou plutôt je marchais une polonaise avec M. de Bombelles;
Mme Sidney-Smith était devant nous ; elle a aperçu M. Ouwarof,
et lui a fait une profonde révérence jusqu'à terre, sans rime
ni raison; cela m'aurait fait rire, si cela ne m'avait fait pitié.
Je causais à ce bal avec la comtesse Louise de Clary (2), qui
connaît Sidney-Smith; il s'est approché, j'ai eu le temps
d'examiner sa figure de près ; je l'ai écouté avec une grande
attention, et observé comme on observe une curiosité, ainsi
que le grand reliquaire qu'il porte à son cou et qui est évi-
denmient très intéressant. Je l'ai tourné et retourné avec res-
pect. Il a appartenu à Richard Cœur de Lion. On voit les trous
par lesquels il était vissé sur sa cuirasse. Le roi Richard en fit
présent à l'archevêque de Tyr (ou de Ptolémaïs); et, de siècle
en siècle, il avait été précieusement conservé; enfin le voici
au cou de sir Sidney-Smith; cela ressemble au grand collier
d'un ordre dont il est l'instituteur et le seul chevalier. La
figure de Sidney-Smith n'est pas en harmonie avec sa réputa-
tion, car elle est très commune. Sa famille n'est pas intéres-
sante non plus. Il a épousé une veuve Rumboldt d'une nais-
sance moins qu'ordinaire. Elle a une fille d'un premier mari
dont on admire ici la beauté. Ces dames ont le ton assez libre
et très peu distingué. La voiture de Sidney-Smith est encore
une curiosité; celle du roi Richard, s'il en avait eu une, n'au-
(1) Fedor-Petrovitch OuvarofT, général russe, né en 4769, mort en 1824,
prit part à la conspiration qui coûta la vie au tsar Paul ; il se distingua
dans les guerres contre la France (1805-18U) et la Turquie. (Éd.)
(2) Née comtesse de Gholek, depuis princesse de Clary.
/-
DE LA BARONNE DU MONTET 137
rait pu être couverte de plus de devises, armoiries et emblèmes
héroïques. Les Anglais sont le peuple non seulement le plus
orgueilleux, mais encore le plus vain du monde. Les femmes
anglaises se distinguent ici par les costumes les plus ridicules;
elles croiraient déroger à la dignité nationale en adoptant les
modes du pays où elles se trouvent. Lady Castlereagh portait
au bal chez le prince de Metternich l'ordre de la Jarretière de
Lord Castlereagh, en diamants, sur sa tête. On s'est étonné de
cette bizarrerie; on pouvait l'être aussi de l'extrême indécence
de leur mise; leurs robes, pu plutôt leurs fourreaux sont si
étroits, que toutes leurs formes y sont exactement dessinées;
elles sont aussi décolletées jusqu'à l'estomac.
Lord Castlereagh danse tous les soirs pendant deux heures
avec sa femme ou sa sœur, s'il n'a pas d'autre partner; il dit
que cet exercice lui est absolument nécessaire pour se délasser
du travail de tête de la journée^ et quand il n'a pas ces dames
à sa disposition, il range des chaises et danse sérieusement
avec ces étranges partners.
FUITE DE L'ILE D ELBE
Mars et avril 1815.
Cette effrayante nouvelle bouleverse toutes les imaginations;
on court, on s'arrête, on s'interroge, on voit des groupes dans
toutes les rues. Mme de Liedkerque, fille de M. de la Tour du
Pin, ministre plénipotentiaire au congrès, a arrêté aujourd'hui
trois fois mon mari dans les rues pour lui demander des nou-
velles. C'était à eux à en savoir!...
Le spectacle de la cour a été d'une tristesse morne. Nous y
avions été invités, mais nous n'avons pas pu nous résoudre à
y aller. Ni M. de Talleyrand, ni M. de Périgord n'y ont assisté.
Le prince Eugène y était, mortellement embarrassé ; sa conte-
nance devient bien difficile. M. du Montet était chez le prince
de Talleyrand. Ce ministre ne croyait pas que Bonaparte pût
arriver jusqu'à Paris, t Cet homme, dit-il, est organiquement
fou. » On avait ce jour-là de fausses nouvelles très rassu-
138 SOUVENIRS
rantes, dont il recevait les compliments. Le ministre s'est
tromi)é; il y avait assurément plus de témérité que de folie
dans cette action de la vie de Bonaparte.
11 arrive continuellement des émigrés de Paris. Ces jours-ci
l'abbé de Bombelles vint chez moi ; j'avais beaucoup de monde ;
on lui fit raconter ces funestes événements. 11 avait eu une con-
versation bien remarquable avec le maréchal Suchet, à Stras-
bourg. Que de trahisons ! Mais l'histoire en dévoilera de plus
grandes et de plus hautes encore.
M. Franchet, qui est attaché à l'un des ambassadeurs de
France, M. de Noailles, nous donne la plus grande et la plus
fausse joie du monde. Je lisais dans mon petit salon; il était
près de minuit : M. du Montet s'était couché et endormi; j'en-
tendis sonner. Si tard, ce ne pouvait être que pour donner
une bonne nouvelle! Effectivement, il arrivait rayonnant de
joie, nous annoncer que Masséna avait arrêté Bonaparte, que
l'empereur avait été tué en se défendant vaillamment,
héroïquement : c'était bien finir pour lui et pour la France.
Joseph se réveilla en sursaut, se jeta en chemise au cou
du bon M. Franchet, qu'il pensa étouffer à force de l'em-
brasser I
LÀ COCARDE BLANCHE
Juin 1814.
Le comte Alexis de Noailles, MM. de Custine et Franchet,
partant pour Gand, sont venus à leur passage nous demander
à déjeuner, dans notre joli jardin, à Iladersdorf. Ils espèrent,
ils désirent vivement arriver à temps pour se battre. Mais on
ne leur permettra pas de se battre. Le comte Alexis dôJ&ioai41es,
loyal chevalier, professe hautement sa foi politique et religieuse :
c'est un beau caractère. 11 n'y a rien à lui reprocher si ce n'est
son enthousiasme et presque son fanatisme pour M. de Tal-
leyrand. Lorsqu'ils nous ont quittés, j'ai salué douloureuse-
ment leurs cocardes blanches. Ce sont les premières que j'aie
DE LA BARONNE DU MONTEï 439
vues. M. Fraiichet a détaché la sienne; j'y ai porté mes lèvres
avec douleur et respect (i).
ROSTOPCHIJI
Extrait d*uo6 lettre de la comtesse Thérèse Chotek.
Teplitz. SO août 1815.
« Vous voulez savoir ce que je fais ici; je me désespère,
je ne dors ni ne mange, parce que j'ai été forcée d'accepter
un rôle dans une comédie française. Mettez-vous à ma place,
et voyez s'il n'est pas cruel de jouer une comédie dans une
langue qui n'est pas la vôtre, et qui est celle à peu près de
tous les autres acteurs, devant une société très élégante. Mon
rôle n'est que secondaire, c'est ma seule consolation; nous
jouons le Legs de Marivaux. Les acteurs sont : la princesse
Berthe de Rohan, son père, son mari, Titine et M., de Hos-
topchin, le môme qui a brûlé Moscou! Ne craignez- vous pas
que je sois rôtie avant la fin de la pièce?
t Parlons de M. de Rostopchin : c'est un homme parfaite-
ment aimable et on Técouterait avec un plaisir infmi si on
pouvait se distraire en le voyant de ce terrible incendie \
de Moscou. Il est extrêmement instruit : une conversation
aisée, toujours le mot pour rire, ce qui, certes, ne va ni
(1) M. de Noailles était ambassadeur de France à Vienne pendant le
congrès. M. Francbet d'Esperey et M. de Custine lui étaient attachés :
le premier, doux, modeste, spirituel et très pieux, a joué depuis un rôlo '
assAz important en France ; le second, très jeune à l'époque du congrès,
sombre, morose, sauvage, haïssant le monde, passait pour un peu excen-
trique. On disait qu'étant à Rome avec sa mère (qui était très liée alors
avec le poète Werner), un tableau lui était tombé sur la tète dans une
célèbre galerie, et que son cerveau en avait été aiîccté. Je ne garantis
pas cette histoire, mais elle était répandue à Vienne. Nous voyions sou- >
vent M. de Noailles pendant le congrès chez la comtesse de Goess. Elle
avait de solennelles soirées, les lundis. Ses jeudis étaient beaucoup \
moins nombreux ; mais on s'y amusait extrêmement; on y jouait à de .
petits jeux; nous appelions cela hétiset : c'était bien le mot et la chose.
M. de Noailles, ambassadeur de France, et une infinité d'auti'es y jouaient
gaiement à colin-maillard. Les habitués de ces joyeuses soirées étaient
MM. de Bombelles, de Mulinen, des Russes, des Polonais, trente à qua-
rante personnes au plus.
140 SOUVENIRS
à sa réputation, ni à sa physionomie^ qui est affreuse; il a
' l'air cruel. Malgré cela, il nous fait souvent rire aux larmes.
Ce n'est pas assurément lorsqu'on lui parle de llncendie
\ de >Ioscou. Il en donne tous les détails avec calme et sang-
^ froid : on dirait qu'il parle d'un feu d'artifice. Beaucoup
I de ses compatriotes l'adorent, d'autres le détestent. Il avait
lui-même un superbe établissement à Moscou auquel son
fils lui demanda la permission de mettre le feu. 11 en fat
ravi. Et c'est avec cet homme que je vais jouer la comédie I
A l'entendre, il semble que ce soit l'homme le plus humain,
le plus sensible; il ne va jamais à la chasse parce qu'il
trouve cruel, nous disait-il, de tuer de pauvres animaux qui
ne font de mal à personne. Il adore sa femme, ses enfants,
joue sans cesse ici avec ceux de sa sœur, la princesse Clary,
et invente de jolis « jeux pour les amuser >.
MARIB'LOniSE AUX BAUX DB BADBN
Baden près Vienne, juillet 1815.
Mon oncle M. de La Fare, ancien évoque de Nancy, est arrivé
dé Gand le mois passé. Il croit que les eaux de Baden, qu'il a
prises souvent pendant les longues années qu'il a passées à
Vienne, lui feront du bien.
Il a eu plusieurs fois l'honneur de dfner avec le roi et la
famille royale à Gand. Le duc de Berry lui dit un jour pendant
ce séjour : c Je me suis trompé, j'ai fait beaucoup de fautes,
je désire vivement réparer mes erreurs. » Cette loyauté
d'expressions et de sentiment fait beaucoup espérer pour
l'avenir.
Me voici à Baden. L'impératrice Marie -Louise s'y trouve
avec son fils, La marquise Scarampy (1), la nouvelle grande
maîtresse, a été au couvent avec moi. J'allais déjeuner chez
(1) Elise, marquise Scarampy» née baronne de HootfrauU, reuve du
comte Mitrowsky ; elle a été nommée grande maltresse de Timpératrice
Marie-Louise à la place de la marquise Brignolc.
DE LA BARONNE DU MONTET 141
elle avec miss Ernestine Fraser lorsque nous avons rencontré
le baron Benkler et le comte Palfy^ qui nous ont appris que
Bonaparte était arrêté : le courrier venait d'arriver. Nous
avons hésité si nous continuerions notre course chez Mme Sca-.
pampy, que nous supposions fort occupée à consoler Fimpé-
ratrice. La curiosité Ta emporté sur cette réflexion. Nous
sommes arrivées. Elise nous a reçues avec des transports de
joie vraiment extravagants, vu la place qu'elle occupe. Les
domestiques de Napoléon qui nous servaient, et qui ne fai-
saient qu'entrer et sortir avec la plus triste mine du monde,
ne Tarrètaient nullement. Elle sautait, chantait et dansait par
la chambre en se réjouissant de la bonne nouvelle t Lorsqu'elle
s'est un peu calmée, nous lui avons demandé si Marie-Louise
était informée de cet événement. « Je vais l'en prévenir par
écrit, nous a-t-elle répondu, car l'impératrice ne reçoit per-
sonne avant onze heures. > Elle s'est mise à son biureau et a
écrit à la princesse. Nous attendions sa réponse avec une
impatience et une curiosité bien vives; la voici, mot pour
mot : f Je vous remercie, je savais la nouvelle que vous
m'annoncez. J'ai envie de faire une promenade à cheval à
Merkenstein; croyez-vous qu'il fasse assez beau pour la ris-
quer? »
L'insensibilité ou la profonde dissimulation de ce billet m'a
paru digne de remarque. Je voulais le garder comme un tro-
phée de rare sang-froid; mais miss Fraser en a pris la moitié,
je garde l'autre que je conserverai toujours.
Elise n'est pas encore accoutumée à la discrétion qu'exige
sa place : peut-être ne l'apprendra-t-elle jamais. Cet abandon
et cette franchise m'ont appris de singulières anecdotes^ car
Marie-Louise est aussi confiante que sa grande maftresse.
Voici la vie que la princesse mène à Baden, cet été. Elle sonne
ses femmes, celles dites amaranthes^ parce qu'elles sont vêtues
de cette couleup, à six ou sept heures. Elle se fait apporter
son écritoire et écrit jusqu'à dix heures dans son lit. Elle se
lève; sa toilette du matin, ainsi que celle du soir» est déli-
cieuse : ses femmes y mettent un soin et une recherche
extrêmes. A onze heures, la grande maîtresse descend, et
142 SOUVENIRS
toutes les personnes de distinction attachées à la princesse.
On sert un excellent déjeuner à la fourchette. Elle travaille,
dessine, fait de la musique comme un ange; le plus souvent
avec son grand maître, le général comte Neipperg, qui est
excellent musicien. Il ne se dit rien, il ne se fait rien
que Marie-Louise n'interroge ce général : « Qu'en pensez-
vous, général? Qu'en dites-vous, général? » C'est l'éternel
refrain.
L'impératrice Marie-Louise monte à cheval à ravir; elle va
au galop dans les chemins les plus dangereux, sans s'embar-
rasser si Elise, qui monte depuis peu de temps, peut la suivre :
elle est cependant parfaitement bonne et extrêmement géné-
reuse.
Voici quelques exemples de son rare sang-froid. Lorsqu'elle
apprit la bataille de Waterloo, elle était au château de Schœn-
brunn; elle fit l'après-dîner une longue promenade à cheval,
sans témoigner la moindre émotion. Le mari d'Elise est cava-
lier d'ambassade, et Ëtise craignait, à cause de je ne sais quelle
commission dont on l'avait chargé, qu'il ne fût pas arrivé
à temps pour la bataille de Waterloo. Elle témoignait bien
inconsidérément cette crainte à Marie-Louise qui, après l'avoir
écoutée longtemps avec la plus grande patience, finit par lui
dire froidement : « Devenez-vous folle? »
L'impératrice dit un jour, à Elise, que Napoléon ne s'était
emporté qu'une seule et unique fois contre elle et lui avait
dit : t Vous êtes une petite sotte, je vous renverrai à votre
père » ; et qu'elle s'était tournée majestueusement vers
lui, et lui avait répondu : « C'est tout ce que je désire. »
Aussitôt il lui avait demandé pardon, c Je sais» lui dit-elle,
qu'on dit que mon fils n'est pas à moi, mais il est bien à
moi. >
Elise, pénétrée de reconnaissance pour quelque chose d'ai-
mable que lui avait dit la princesse, lui saisit la main dans un
moment d'oubli et de sensibilité si vivement qu'une de ses
bagues lui entra fort avant dans les chairs : ^ Vous m'avez
fait mal >, lui dit Marie-Louise avec beaucoup de douceur, en
retournant la bague d'un autre côté.
I)K LA BARONNE DU MONTET 143
Baden près Vienne, juillet 1815
Marie-Louise est jolie, fraîche comme une rose, et d'une
tournure charmante. On s'étonne ici de ce changement, car,
lorsqu'elle est partie de Vienne, elle était engoncée, mar-
chait et se tenait de très mauvaise grâce. Elle est adorée
des gens qui la servent. Au reste, Elise me disait que les
domestiques de Napoléon qui ont suivi la princesse ont un
attachement qui tient du fanatisme pour l'ex-empereur;
ses revers les mettent au désespoir. Cela se comprend, et cela
est très louable si leur ambition personnelle n'en est pas
le motif. Une des amaranthes^ qui est femme d'un chirurgien
de confiance de Bonaparte, n'en parle que les larmes aux
yeux. Elle voyait ces jours-ci le petit prince faire quelques
gentillesses; elle s'écria : t Quel dommage! on en fera un
capucin 1 »
Jamais princesse ne fut servie avec plus de zèle et d'agré-
ment que Marie-Louise par sa maison française; mais on va la
renvoyer et la remplacer par des domestiques allemands. Le
marquis de Bausset (4)^ son grand maître, va incessanunent
partir; il s'est conduit ici avec tact et mesure. A voir tous les
objets que Marie-Louise a emportés de France, on ne suppose-
rait pas qu'elle en soit partie si précipitamment; rien n'a été
oublié. Le trousseau de la princesse est immense. Il y a une
multitude de caisses remplies d'étoffes et de dentelles les plus
magnifiques, qui n'ont pas été dépliées. Les femmes et les gar-
çons d'atours montrent avec orgueil ces prodigalités du luxe
impérial.
L'impératrice se plaignait des questions indiscrètes que la
grande-duchesse Catherine lui avait faites pendant le congrès
sur sa manière de vivre dans l'intimité avec Napoléon. Elle
lui avait aussi demandé si elle s'était confessée en France, et à
qui? La grande-duchesse, en lui parlant de M. de Neipperg, ne
l'appelait que t votre général » et, en parlant du général KoUer,
(1) L*cmpereur avait fait M. de Bausset baron; U disait naïvement à
Vienne : « La première chose qu*ait faite Louis XVIII a été do me rendre
mon titre de marquis. »
d44 SOUVENIRS
elle disait : Mon général. La princesse Catherine voulait abso-
liunent des confidences de Marie-Louise.
L'impératrice montra un jour à Elise, avec humeur, une
lettre de Mme de Montebello ; « Prenez garde, madame » , lui
disait la duchesse, « de justifier par votre conduite l'opinion
que Ton a généralement de la légèreté et de la faiblesse de
votre caractère. — Voyez, dit la princesse à sa grande mat-
tresse, ce que m'écrit la Montebello ! » Gela pouvait avoir rap-
port au général Neipperg.
Baden, juillet 1815.
r
Marie-Louise raconta à Elise que, le jour où elle vit Napo-
léon pour la première fois, elle ne croyait pas qu'il vtnt aussi
loin à sa rencontre; elle était en voiture avec Mme Murât, reine
de Naples, et comme il faisait chaud elles avaient ôté leur
chapeau, et mis leur mouchoir de batiste autour de leur
tête; tout d'un coup, elles virent de très loin un tourbillon de
poussière et au même moment on ouvrit la portière, et on
baissa le marchepied en criant t yive l'Empereur I » Mme Murât
fit un cri de surprise et de frdycur, et se précipita en dehors
par l'autre portière. Bonaparte prit Marie-Louise par la tète et
l'embrassa à plusieurs reprises.
Le soir de ce môme jour, Marie-Louise, à souper, à Com-
piègne, je crois, où toute la famille de Napoléon était réunie,
prit une glace en caisse (en papier) pour un biscuit; la glace se \
rompit, l'enveloppe tomba sur- l'assiette et la serviette de la
princesse, qui fut extrêmement choquée des grands éclats de
rire de toute la famille impériale. Elle en parla plusieurs fois
à Elise avec dépit.
MARIE-LOUISE A LA MESSE
Au milieu de la grand'messe il se fit un mouvement : des
officiers de police écartaient la foule pour faire un passage à
Marie-Louise. Elle allait entendre une messe basse dans une
tribune et il fallait traverser l'église pour y parvenir. Nous
DE LA BARONNE DU MONTET 145
nous plaçâmes sur les degrés du petit escalier, pour la voir de
bleu près. Elle devait aller, immédiatement après cette très
courte messe, dîner chez le duc Albert à l'Augarten; elle était
vêtue tout en rose, et par-dessus cette robe couleur de rose
une robe et un spencer en dentelles de la plus grande beauté ;
elle portait un chapeau également rose et orné de plumes de
la même couleur. M. de Bausset la précédait, vêtu de noir,
et la mine la plus renfrognée du monde ; un laquais portait un
immense sac de taffetas vert contenant les Heures de la prin-
cesse. Elise, dans les fonctions de grande maîtresse, avait l'air
encore assez gênée de sa dignité et de sa parure. Elle était
habillée en gaze bleue et coiffée en plumes bleues. Le peuple
est choqué de cette manière, si étrangère à la famille impériale,
d'arriver au milieu d'une grand'messe; de troubler le recueil-
lement général par une espèce de cortège, par le bruit des
officiers de police^ et cela pour entendre une messe qui ne
dure pas dix minutes. Voilà des souvenirs bien frivoles; mais
le temps, qui efface tant de choses solides, donne quelquefois
aussi de la valeur à des babioles.
LA GOMTBSSB ISABELLE DE WàLDSTEIN
NtfE COMTESSE RZBWUSKA
28 septembre 1815.
La charmante comtesse Isabelle Waldstein a prodigieuse-
ment d'esprit. Elle en a continuellement; c'est presque un
reproche que je lui fais; personne ne possède comme elle le
talent de la causerie. Elle met de la légèreté aux choses pro-
fondes, et du sérieux aux choses frivoles. Son esprit est
prompt, rapide, scintillant. Isabelle étonne; elle charme les
hommes et les séduit par sa brillante imagination; elle les
captive par l'expression fine et la mobilité de sa physionomie.
Il y a une harmonie charmante avec tout ce qu'elle dit, et ses
gestes pleins de grâce et de simplicité. Personne ne se loue
plus adroitement qu'Isabelle; elle a un art particulier pour se
présenter toujours sous un point de vue agréable. Elle a de
10
146 SOUVENIRS
la franchise dans Tesprit et de la dissimulation dans le cœur;
elle est coquette naturellement et déclame souvent contre la
coquetterie; mais sa coquetterie n'est qu'un jeu d'esprit. Isa-
belle a la tête d'un homme et le cœur d'une femme; une ins-
truction rare, des connaissances au-dessus des capacités ordi-
naires et de l'éducation de toutes les autres femmes, sont
voilées sous son inaltérable discrétion. Son pinceau retrace
les jolies scènes, dont son imagination brillante et pittoresque
la fait jouir; les tableaux de sa composition, et il y en a
un grand nombre, sont ravissants. Isabelle a écrit un roman
que l'on loue; ses lettres seront imprimées, j'espère, un
jour.
VICTOIRE DU UONTBT, BARONNE DE BOESNBR
1815.
Victoire ! 11 faudrait pour la peindre s'abuser un instant. Il
faudrait se croire dans cette céleste patrie dont les habitants
aériens, enveloppés d'une légère forme humaine, ne sont réel-
lement qu'âme et vertu. Elle n'appartient à ce monde que par
ses peines ; elles ont imprimé sur sa douce physionomie cette
sensible et touchante résignation qui la rend plus attachante
encore. Son sourire est angélique et pur comme son cœur.
On voit qu'elle est destinée à sourire éternellement devant le
Dieu de toute pureté; son regard virginal est pénétrant, car
elle a beaucoup pleuré, et cherche et croit rencontrer dans les
autres cette exquise sensibilité qui forme le fond de son carac-
tère. Elle a de Tinstruction, de l'esprit, des talents, de la
beauté, une délicieuse beauté, une taille élégante, une dignité
naturelle, une démarche charmante, une simplicité toujours
noble, un calme inaltérable. Jamais une plainte, jamais un
léger reproche ne se sont élevés contre elle. Elle a surpassé
tous les devoirs, embelli toutes les vertus. Puissent les anges
qu'elle étonne et ravit par sa constance et la ferveur de sa
piété, puissent les célestes esprits qu'elle réjouit par son
DE LA BARONNE DU MONTET 147
innocence l'envelopper de leurs ailes protectrices et éloigner
d'elle désormais de nouvelles douleurs (1)1
NAPOLÉON A L'aBBAYB DB MOLK
Napoléon, triomphant lors de la guerre de 1809, prit son
quartier général à Môlk, à une journée de Vienne; il fut logé
dans la magnifique abbaye de bénédictins qui domine la ville;
il occupait les grands appartements de cérémonie. Les meubles
et les peintures étaient très simples; mais les chambres étaient
ornées des portraits des princes de la maison impériale ; celui
de l'empereur François 11 occupait la place d'honneur. Après
avoir pris quelques instants de repos, Napoléon fit dire au
vénérable Père abbé qu'il désirait lui parler. Le vieillard se
rendit aussitôt à cet ordre et se fit accompagner de deux
moines, dont un, Aloys Stûpfel, Alsacien, devait lui servir
d'interprète. Napoléon était au milieu du salon, appuyé sur
une chaise qu'il tenait à moitié renversée devant lui; sa figure
était sombre, menaçante; il regarda fixement le Père abbé^ et
lui adressa brusquement cette question : < L'Eglise peut-elle
délier des sujets du serment de fidélité prêté à leur Prince? »
A ces paroles, proférées d'un ton impérieux et dans laquelle
il crut deviner une intention hostile contre son souverain,
l'abbé, courbé par Tâge^ se redressa, ses yeux s'enflammèrent
et il fit une réponse si énergique que les officiers français,
rangés en demi-cercle derrière lui, en furent stupéfaits et
craignirent une scène violente. Après un instant de silence
(1) Victoire, baronne de Bœsner, née baronne du Montct, fut destinée
À être répouse de l'héroïque chevalier Desilles (ou des Illes), tué à Nancy
au commencement de la Révolution. Le jeune officier, en expirant au
début de sa carrière, ne regretta ni la gloire, ni la brillante fortune qui
lui était destinée ; il ne regretta que la belle, la touchante, l'incompa-
rable épouse que son père et la famille de Victoire lui avaient promise.
Victoire du Montet dansait un jour & un bal ou figurait devant elle le
duc d'Aremberg, aveugle depuis plusieurs années. On fut bien étonné de
l'entendre s'écrier au moment ou elle s'avançait vers lui : « Oh ! la ravis-
sante jeune personne! » Il la jugeait à la suavité, à la légèreté, à la mesure
parfaite de ses mouvements et de ses pas.
1
148 SOUVENIRS
Napoléon changea de conversation. U s'entretint très longue-
ment avec les religieux, tantôt sérieusement, tantôt sur un ton
ironique, et il chercha souvent à les embarrasser, c Vous logez
bien simplement vos souverains, dit-il en jetant un regard
rapide autour de lui. — Sire, répojidit le Père abbé, ces
murs resplendissent; ils sont ornés des portraits de nos
augustes maîtres. > En sortant, le Père abbé fit écrire en latin,
dans les archives, mot pour mot, la conversation de Napoléon.
Ce ne sera pas une des chroniques les moins intéressantes
de l'abbaye. C'est du curé de Gainfarn, près de Vienne,
H. Aloys Stûpfel, capitulaire du chapitre de Môlk et truchement
du Père abbé de M5lk, que je tiens ce récit.
NAPOLÉON DEVANT LE MONUMENT DE l'ARCHIDUGHESSE
MA&II-CHRISTINB, DANS l'ÉGLISB DES AUGUSTINS A VIENNE
Napoléon, étant à Vienne en 1809, voulut voir ce monument,
exécuté par Canova, élevé par le duc de Saxe-Teschen en
mémoire de Mme l'archiduchesse Marie-Christine, sa femme.
Napoléon s'était fait annoncer si souvent que son arrivée à
neuf heures du soir, sans avoir prévenu, fut une véritable sur-
prise. Les religieux, déjà retirés dans leurs cellules, accou-
rurent, portant des torches allumées en toute hftte, et éclai-
rèrent le magnifique monument de marbre blanc, qui resplen-
dissait seul dans cette lumière, laissant le reste de la vaste
église dans une sombre et fantastique obscurité. L'empereur
contempla longtemps ce chef-d'œuvre; il fut sans doute frappé
de l'austère et vénérable figure du Père Antonin, supérieur de
ce couvent; il le regarda un instant, et se dirigeant vers lui, il
éleva la voix et montrant le mausolée : < Vanité des vanités,
tout n'est que vanité! • Il s'éloigna rapidement; les témoins
de cette scène furent comme sous l'impression d'un rêve. Le
Père Antonin nous raconta cette anecdote. • Vous verrez,
nous disait-il, que l'empereur Napoléon mourra en bon chré-
tien. 1 Et il répétait les mots. • Vanité des vanités! > Hélas!
parmi les brillants officiers qui accompagnèrent Napoléon à
DE LA BARONNE DIT MONTET 149
Téglise des augustins^ un seul savait-il que dans cette même
église l'infortunée Marie-Antoinette avait été fiancée et mariée
par procuration au dauphin? Pour la jeune et belle reine,
Téchafaudî Pourle vainqueur de Wagram et l'époux de la fille
des Césars, le martyre de Saint-Hélène, l'étoile du bonheur
éteinte, et la tombe du duc de Reichstadt près des tombes de
Marie-Thérèse et des empereurs dont le sang coulait dans les
' veines'dûfils de Napoléon ! Rêves, 6 rêves mystérieux de la des-
tinée I
UKGODP DS TONNIRRK AU MQlfTBT EN 1790
J'ai ouT souvent raconter à ma belle-mère, Mme la baronne
du Montet^ et à sa famille, l'orage qui éclata tout à fait à
l'improviste par une belle journée d'été sur la colline où
est situé le vieux manoir du Montet (i). La foudre tomba sur
le clocher de la chapelle et y mit le feu; ensuite elle traversa
les appartements, et passa entre mon mari^ alors adolescent, et
son maître d'allemand, au moment où il lui faisait des com-
pliments à la porte, et voulait le faire passer le premier; ce
débat sauva la vie à l'un et à l'autre. Ce jour-là, le jeune Desilles
avait passé la journée au Montet. Qu'elle dut lui paraître belle,
cette journée t U aimait passionnément et d'un amour si noble
et si pur une ravissante jeune fille, si digne d'inspirer un tel
attachement t 11 retournait à Nancy avec le colonel de son
régiment; le temps était superbe; ils entendirent un violent
coup de tonnerre^ et, en cherchant le nuage d'où pouvait
venir une explosion si peu prévue, ils aperçurent le clocher
du Montet ea flammes! Ce fut la dernière visite du jeune
Desilles au Montet; il fut blessé à mort peu de jours après. Le
vieux manoir a été vendu^ l'héritage paternel morcelé : le
coup de tonnerre a été terrible (2)1
(1) Ancien rendez- vous de chasse des ducs de Lorraine, puis Ûef de la
maison de Fisson, à laquelle il a donné son nom, le château du Montet
domine, au sud-ouest, la ville de Nancy» dont un des faubourgs s'appelto
rue du Montet. (Éd.)
(2; Sur le jexme Desilles, voir suprày p. 51-54. (Éd.)
i50 SOUVENIRS
MARIA BOISSIER, UNE CHARMANTE VIEILLE FILLE
Notre aimable et si originale amie, miss Maria Boissier, con-
duite un jour à une réception solennelle chez une vieille et
noble dame, eut la plaisante distraction, au moment où la com-
tesse de Kinsky la nommait à la princesse, d'accompagner
d'un grand signe de croix la profonde révérence qu'elle lui fit
en s'approchant de son canapé. Elle était bien amusante, cette
chère Mariai Sa gaieté piquante prenait un caractère particu-
lier par le contraste de sa physionomie naturellement sérieuse
et presque sombre : elle avait les yeux enfoncés et très noirs;
les cheveux et le teint très noirs aussi; et avec cela un son de
voix d'une douceqr ravissante; un petit duvet noir dessinait
comme une petite moustache sur sa bouche. Étant un jour
couchée dans une auberge, un énorme turban enroulé autour de
la tète, elle fit appeler la bonne pour lui donner des ordres.
La jeune fille fit quelques pas en disant. « Madame >, puis elle
reprit : & Monsieur le Comte >, et comme elle vit que Maria
riait, elle dit bien vite c Madame >, en s'approchant toujours, et
encouragée par cette voix si douce, si bienveillante. Mais tout
près du lit, ne sachant plus ce qu'elle devait dire, elle se mit à
faire force révérences, tantôt au comte, tantôt à la comtesse.
Cette scène, racontée par elle, était très comique. Il fallait lui
entendre conter aussi comment çUe fut arrêtée un jour par
un jeune soldat en sentinelle sous le bastion que Napoléon
avait fait sauter quelques mois auparavant. Frappée de l'aspect
pittoresque des effets de la mine. Maria examinait les masses
de pierres écroulées. Elle était, comme à son ordinaire^ assez
étrangement vêtue et enveloppée dans un manteau plus com-
mode qu'élégant. Le jeune factionnaire s'imagina qu'elle médi-
tait un suicide; il lui présenta la baïonnette et la força de
rester immobile jusqu'au moment où elle fut délivrée par
l'arrivée de la comtesse de Kinsky.
Le père de Maria Boissier, gentilhomme anglais, mais d'ori-
gine française, avait épousé la fille du célèbre chirurgien
d'Avant, anobli par Louis XV, pour ses importantes décou-
DE LA BARONNE DU MONTET loi
vertes en chirurgie, D'Avant avait épousé en Italie une femme
d'une grande beauté et d'une naissance distinguée. Maria
tenait des agréments de ces différentes alliances franco-anglaise
et italienne. Elle était remplie de talents : ses dessins étaient
d'une piquante originalité et d'une vérité pleine de charmes;
elle était musicienne; son esprit était aussi orné qu'aimable;
son cœur, incomparable; sa générosité, sans bornes, et ses
innombrables bienfaits, toujours accompagnés d'une délica-
tesse qui en augmentait le prix. Maria était intimement liée avec
ma belle-sœur Victoire; jamais amitié n'a été plus tendre et
plus sincère. Mêmes sentiments, mêmes vertus, même piété,
même charité, mêmes dévouement et discrétion, mais cons-
tante différence dans les circonstances de leur vie, et dans
l'application et la pratique de ces vertus. Victoire du Montet,
baronne de Bœsner, si belle, si svelte, blanche et délicate
comme un beau lis, réservée dans ses paroles, ne souriant
que de la gaieté des autres, élégante sans s'en douter, mais
l'étant constamment, par la simplicité gracieuse et l'exquise
propreté de sa mise toujours distinguée; Maria, si ori-
ginale en ses habitudes d'intérieur, si peu esclave de la
mode et dans sa toilette ne pensant qu'à la commodité,
mêlant souvent les récits burlesques . aux conversations
sérieuses, quelquefois presque trop gaie, bien qu'elle sût
s'arrêter à temps. Oh! qu'elle était plaisante, quand un
scrupule l'arrêtait sur le seuil d'un récit trop vif! Il est
inutile de vous dire que cette charmante personne aimait
M. du Montet, et en était aimée d'une affection toute frater-
nelle.
Je n'ai jamais vu une personne si scrupuleusement vraie.
Sa politesse et sa bienveillance en étaient souvent plaisam-
ment embarrassées.
Maria jouissait à Vienne d'une considération méritée. Le
salon de Vaiinable vieille fille était recherché ; d'augustes prin-
cesses venaient s'asseoir près de son lit, où elle est restée
presque constamment les dernières années de sa vie, sans
avoir quitté le turban, qui augmenta presque tous les ans en
longueur, et par conséquent en volume autour de sa tête. Elle
152 SOUVENIRS
est morte comme une sainte, aimée et aimable jusqu'à son
dernier soupir.
MADAME LOUIS DE BOMBELLBS, NEE BRUN, ET LE PRINCE
GREC YPSILANTl
(Extrait d'une lettre de mon amie la comtesse Thérèse Chotek.)
Teplitz, 18 août i816.
€ Il faut que je vous parle des Bombelles, et surtout de
Mme Ida, dont nous avons fait la connaissance ; ils ont passé
huit jours ici et sont partis hier au soir. Je n'ai point reconnu
Ida au portrait qu'en a fait Mme de Staël ; c'est une bonne et
gentille petite femme qui a de l'esprit^ mais nul usage du
monde. C'est au point que, les premiers jours de son séjour
ici, nous ayons cru que ce naturel et cette naïveté étaient
joués; mais nous avons été bientôt détrompés; elle dit absolu-
ment tout ce qui lui passe par la tète, et souvent fort drôlement.
Elle a l'air d'aimer tout le monde à première vue ; deux heures
après son arrivée, elle baisait ma tante (la princesse de Clary,
née princesse de Ligne) sur l'épaule, et nous appelait toutes
c mon cœur • et c mon trésor > . Elle était aussi à l'aise avec
des hommes et des jeunes gens qu'elle n'avait jamais vus ;
son laisser-aller allait avec eux jusqu'au mauvais ton. On dit
que sa mère, la célèbre Mme Brun (1), est d'une affectation
insupportable; peut-être est-ce la crainte de ce ridicule qui
l'a fait tomber dans l'excès contraire : quoi qu'il en soit, elle
est si bonne enfant qu'on lui pardonne ses défauts d'éducation.
Son mari, Louis de Bombelles, l'adore, mais la reprend souvent;
elle est alors d'une douceur charmante. 11 est à craindre, ce-
pendant, que les réprimandes continuelles d'un mari ne
finissent par lasser une jeune femme habituée à avoir été en-
censée toute sa vie. Ils s'embrassent un peu trop devant le
monde, cela passe pour du naturel et de la simplicité. Elle a
(1) Frédérique Brun, née Munter (3 juin 1765-28 mars 1835), a laissé
des poésies et des récite de voyages. {Éd,)
DE LA BARONNE DU MONTET 153
malheureusement la franchise d^une jeune personne sans en
ayoir la réserye et la timidité qui. selon moi, ne deyraient ja-
mais en être séparées, M. de Bombelles me parlait de son
bonheur, les larmes aux yeux. Elle est remplie de talents;
mais il dit que c'est son cœur qui Ta séduit, car il est impos-
sible d'en avoir un meilleur. Ida est d'une très mauvaise
santé; elle a des maux de nerfs dans le grand genre. Nous
avons joui pleinement de tous ses talents : elle a une voix
magniûque et une méthode charmante, ayant eu les meilleurs
maîtres d'Italie. Nous désirions fort lui voir exécuter ses pan-
tomimes ou plutôt ses poses ; nous avions arrangé sur notre
théâtre une belle charade, c'était Agamemnon. La première
scène se passait dans un sérail; les sultanes firent venir leurs
esclaves pour les amuser. Mme de Bombelles se drapa gra-
cieusement dans un châle ; chaque attitude était un véritable
tableau d'artiste, un charmant tableau ; elle s'embellit alors
prodigieusement et est remplie de grâces. Ses mouvements
sont doux, ses poses ravissantes, ses bras superbes; mais elle
n'est pas jolie, et lorsqu'elle est hors de la scène, elle ne con-
serve absolument rien de ses agréments ; sa marche est
vulgaire, et sa tournure assez commune, et l'on a peine à se
persuader que c'est la même personne qui, un instant aupa-
ravant, a enchanté les yeux et excité un véritable enthou-
siasme (i). Notre charade d' Agamemnon a parfaitement réussi;
cependant, celui qui devait en être le principal personnage et
le plus bel ornement nous a manqué le jour de la réprésen-
tation, et n'a été que mal remplacé : c'était le charmant, le
(1) La comieese Louis de Bombelles est venue depuis plusieurs fois à
Vienne. Elle avait vécu avec sa mère, la très pédante Mme Brun, dans
rintimité de Mme de Staél à Genève et à Goppet. Mme de Staël voulut
un jour qu'elle lui apprit à tomber morte gracieusement dans je ne sais
plus quel rèle de tragédie : elle fut ravie du modèle; mais en voulant
l'imiler, elle tomba de toute sa pesanteur sur le parquet et se fit un mal
horrible. Une des jolies histoires de Mme de Bombelles était celle du duc
de Broglie, dont le mariage avec MUe de Staël était déjà arrêté. Les jeunes
gens causaient depuis longtemps ensemble, un après-dlner, dans le salon
de Goppet. Leur conversation paraissait si intéressante qu'il prit fantaisie
h Mme de Staôl d'en connaître le sujet ; on envoya la petite Ida qui s'ap-
procha tout doucement et arriva au moment où Mlle de Staël disait à son
fiancé : « Rétablirons -nous la gabelle? »
154 SOUVENIRS
bon, Fairaable prince Ypsilanti (1). Je n'aurais jamais cru que
je prendrais une part aussi vive à la mort d'un hospodar de
Moldavie ; c'était le père de notre héros; il a reçu cette triste
nouvelle au milieu de nos plaisirs, et il est parti sur-le-champ
pour la Russie. Nous avons été affligées pendant plusieurs
jours, car nous avions toutes la tête tournée par ce charmant
prince, ma mère tout comme les autres. Il faut vous dire que
ce pauvre jeune homme n'a qu'un bras ; un obus lui a em-
porté une partie de la main droite dans la guerre de 4813. Il
est resté un temps infini sur le champ de bataille, sans pou-
voir être pansé; la gangrène s'y est mise; il a été obligé de se
faire couper la main droite. Il dessinait à merveille, aimait
passionnément la musique, et tout cela est perdu pour lui. Il
a beaucoup d'esprit et d'instruction ; il est aimable et a un
fond de gaieté dans le caractère qui fait parfois oublier ses
malheurs, mais qui, dans d'autres instants, rend sa mélan-
colie encore plus intéressante. Nous étions toutes pour lui
d'une coquetterie extraordinaire, et je vous assure que vous
en auriez fait autant que nous. Vous l'auriez admis à vos
^ petites soirées, car il est réservé, poli ; il a un véritable tact
et une amabilité avec les femmes que l'on trouve bien rare-
ment dans un jeune homme ; et puis, il a avec tout cela une
tournure noble et une physionomie tout à fait orientale. >
(1) Le prince Ypsilanti avait soulevé les Grecs, étant encore aa ser-
vice de la Russie. Il fut fait prisonnier et remis à l'Autriche qui l'enferma
à Munkacz en Hongrie, puis À Theresienstadt en Bohême. H est mort à
Vienne le 1*' août 1828. Sa détention, quoique très douce, et ses chagrins
déterminèrent une maladie de poilrine. Sa maladie et sa mort excitèrent
un vif intérêt. Deux de mes amies, la princesse C. de R... et sa sœur L.
de F..., se dévouèrent à le soigner. Leur affection pour lui, pure sans doute
mais exaltée, leur fit faire des choses étranges, comme, par exemple, de
le couronner de roses et de lauriers dans son cercueil. Pourquoi des
roses ? Sa fin fut douloureuse, déchirante. C'est à ces circonstances que
l'on attribue, & tort, je crois, la maladie mentale dont fut attaquée la prin-
cesse peu de jours après sa mort, et qui a duré quelques années.
DE LA BARONNE DU MONTET 155
l'impératrice^ troisième femme de FRANÇOIS II
Vienne, 26 avril 1816.
J'ai été cet après-dîner faire une promenade en calèche
avec la comtesse Béroldingen (1), femme du ministre de Wur-
temberg. Toutes les rues étaient remplies de la foule qui se
précipitait vers la route d'Italie pour voir arriver le cortège
funèbre et le cercueil contenant la dépouille mortelle de l'im-
pératrice, morte le 7 avril dernier à Vérone. 11 n'y a pas deux
ans que cette même foule se portait pour voir l'entrée triom-
phale des souverains alliés; l'expression des physionomies
était la môme : une stupide curiosité. Cette jeune et belle
princesse mourant à vingt-huit ans, rentrant dans la ville-
capitale sous les lugubres livrées de la mort et qu'après-demain
on engloutira pour jamais dans le caveau des capucins, n'ins-
pire à cette foule immense ni pitié ni intérêt. Ilélas! le peuple
se venge des grands en jouissant de leur fin, de leurs souf-
frances, de leurs revers.
27 avril 1816.
Les rues étaient encore remplies aujourd'hui de cette
immense foule, qui courait à la chapelle de la cour. L'impé-
ratrice y est exposée dans un cercueil fermé. Quoique parfai-
tement embaumée à Vienne, on n'aurait pas pu l'exposer à
découvert. C'est demain qu'elle disparaîtra pour toujours.
Jeunesse, grandeurs, tout s'est évanoui. Il ne reste d'une
princesse charmante qu'un cadavre infect et défiguré. Il me
semble la voir encore, telle qu'on l'a vue l'année dernière, à
la même époque, au Prater, dans une calèche élégante et
légère, fêtant le printemps et fêtée par lui, brillante de parure,
et souriant d'une manière si affable, si aimable, à cette même
foule qui entoure maintenant son triste cercueil.
(1) La comtesse Béroldingen, née baronne de Ri lier, devint plus tard
première dame du palais de la reine de Wurtemberg. (Éd.)
156 SOUVENIRS
SERVICE DE L IMPERATRICE
3 mai 1816.
Souffrante, fatiguée et accablée de rêves pénibles, je me
suis habillée à la hâte d'une robe de deuil. J'ai pris le long
voile de gaze noire : ce voile est d'étiquette ici pour les ser-
vices funèbres; il est fermé sur le haut de la tête comme un
sac, mais très long et très large; il descend jusqu'à terre. A
dix heures, la comtesse de Chotek mère est venue me prendre
pour me mener aux augustins, où Ton célébrait un service
funèbre pour l'impératrice, comme grande maîtresse de
Tordre de la Croix-Étoilée (1). Nombre de dames y ont assisté.
Je suis rentrée chez moi à midi, pénétrée de tristesse, et fai-
sant de sombres réflexions sur cette destinée qui nous conduit
si vite du berceau à la tombe.
Cet après-dtner j'ai accompagné M. du Montet au cimetière,
de Meydling, près de Vienne, où repose son père. Joseph lui a
fait élever un simple monument. Nous sommes descendus de
voiture à cent pas de cette triste enceinte et, accompagnés du
gardien du cimetière, nous y sommes entrés. La tombe de mon
(1) Mme du Montet fut Utulaire de cet ordre de la Croix-Étoilée. Connu
également sous la dénomination de « Noble-Croix »» cet ordre est dit
encore des « Dames chevalières de la Croix du Rédempteur », des « Dames
réunies pour honorer la Croix », des « Chevalières de la vraie Croix »
ou des « Dames nobles de la Croix-Étoilée ». Son origine est curieuse. Le
2 février 1668, un terrible incendie éclata au palais impérial et consuma
une partie des bâtiments avec leur contenu en meubles et objets d'art de
toute nature. Quatre jours après, en procédant à l'enlèvement des débris,
on retrouva un petit coffret en bois, cristal et émail àdemi-détruit; un
morceau de la vraie croix qui s'y trouvait renfermé demeurait intact.
Ce miracle frappa l'ioipératrice Éléonore, femme de Léopold I*', qui, pour
en conserver la mémoire, institua un ordre de chevalerie, dit dela« Croix-
Étoilée », destiné aux dames nobles qui se distingueraient parleurs vertus
et leur charité. L'ordre de la « Croix-Étoilée » a joui, depuis lors, en
Autriche, d'une haute considération. U se divise en deux classes; les
dames grand'-croix et les dames chevalières. Pour Tobtenir, il faut, avant
tout, faire preuve de seize quartiers du côté paternel tant que du
côté maternel et, une fois mariée, de huit quartiers du côté marital.
Encore que ces insignes soient surtout donnés aux grandes dames autri-
chiennes, ils sont portés en outre par plusieurs souveraines et quelques
illustres étrangères. (Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 157
beau-père est la plus apparente. Joseph Ta examinée avec un
tendre et religieux intérêt; puis il s'est mis à genoux et a prié
pour son père. J'étais près de lui, nous étions A genoux sur le
terrain môme que Joseph a acheté pour être notre sépulture à
tous t J'ai parcouru cette petite enceinte avec une impression
douloureuse et une espèce de frémissement que je ne puis
exprimer. Cette sensation a été extrêmement pénible, mais
j'ai porté mes regards sur la croix qui est au milieu du cime-
tière; cette vue m'a attendrie et consolée; j'ai senti comme
une espèce d'impatience de ce repos éternel. Deux têtes de
morts et des ossements desséchés formaient un trophée au
pied de la croix, j'ai regardé sans horreur ces débris d'hommes.
Le gardien avait défriché un coin du cimetière pour y planter
des pommes de terre; je n'ai pu m'empêcher de témoigner ma
surprise et mon indignation. < Pourquoi, a-t-il répondu froi-
dement, faudrait-il perdre un morceau de terre, en attendant
les sépultures? >
Ce cimetière est triste et aride; il n'est orné ni de fleurs ni
d'arbustes, n est à une demi-lieue de Vienne; c'est déjà trop
loin pour la douleur et les regrets. Joseph a donné un billet
de banque au gardien, en lui recommandant d'avoir soin de
la tombe de son père. Cet homme, d'une figure belle et
sinistre, s'est approché de moi et m'a baisé ^ois fois la main.
J'avais alors les yeux tournés vers l'enceinte destinée à notre
famille. J'ai retiré ma main avec horreur; il me baisait la
main, cet homme qui creuse tant de fosses, cet homme qui
recouvre de terre tant d'êtres chéris 1
Dieu tout-puissant, accorde-moi la grâce de reposer avec
ceux que j'aime, dans le sol chéri de la patrie!
LES TABLETTBS DE JAMES
Un jeune homme de beaucoup d'esprit ayait une excellente
habitude; il écrivait tous les soirs les ridicules qu'il avait
remarqués dans les vieillards, pour les éviter. Ses tablettes
étaient plaisantes : c Me rappeler de ne pas cracher sur les
li>8 SOUVENIRS
chenets, parce que cela est dégoûtant. — Me rappeler de ne
pas chanter d'une voix cassée les romances amoureuses de
ma jeunesse^ etc... > ; la liste était très longue.
J'étais à un concert ces jours-ci, près de la vieille comtesse
de *** qui est grand'mère de huit enfants; elle racontait à sa
voisine une fête où elle avait figuré en zéphir, il n y avait pas
moins de cinquante ans; sa sœur, disait-elle, était en belle
Indienne et son frère, le prince de *** dont le fils a plus de
quarante ans, en Amour t Des jeunes personnes riaient sous
cape en l'écoutant; pour moi, je ne riais point, je pensais aux
tablettes de James. Hélas t la belle Indienne, accablée d'infir-
mités, ne peut plus marcher sans béquilles; mais son beau
regard, les charmes de son esprit sont de tous les temps.
Zéphir était enveloppé d'un énorme manteau ouaté, et l'Amour
sourd depuis plusieurs années.
PRéSBNTATION
3 novembre 1816.
Ma présentation à l'empereur jpar la comtesse de Zichy-
Ferraris, dame du palais, a eu lieu aujourd'hui après le ser-
.vice d'église. Il y avait beaucoup de monde dans le salon du
trône qui précède celui où se trouvait l'empereur. Le duc de
San-Carlos, ambassadeur d'Espagne, et le nonce-cardinal
attendaient aussi l'empereur. Lorsque notre tour est arrivé,
nous avons été introduites par le comte Wrbna, grand cham-
bellan. L'empereur était près de la porte, ce qui nous a évité
les révérences très incommodes à cause de nos longues queues
de robe. L'Empereur a été extrêmement aimable; il a daigné
rappeler les services de M. du Montet d'une manière qui m'a
sensiblement touchée. Il se frotte toujours les mains en parlant
avec vivacité et une' sorte de timidité. Il était vêtu de l'uni-
forme de général, debout dans un immense salon meublé en
vieux damas cramoisi, le plus triste du monde. Voici quel
était notre costume : Mme de Zichy dans celui des Hongroises,
une robe à longue queue d'étoffe blanche, un tablier de den-
DE LA BARONNE DU MONTET 159
telles noires et sur sa tète une espèce de bonnet ou toque sans
bords, sur lequel était posé, devant, un diadème en diamants,
et derrière, un long voile de dentelle noire retombant jusqu'à
terre. C'est le costume d'étiquette des nobles dames de Hon-
grie; il varie pour les couleurs et pour la richesse des tabliers
et des voiles, qui sont ordinairement en gaze d'or ou d'argent,
mais jamais pour la coupe. C'est un costume national, il est
noble et gracieux. Je portais une robe d'étoffe blanche aussi,
à plis, avec une queue de trois aunes; j'étais coiffée d'une
guirlande de roses, et d'un peigne en diamants formant dia-
dème, au-dessous duquel étaient attachées de longues barbes
ou palatines en blonde blanche. J'avais au cou des perles
magnifiques et en très grande quantité et sur l'épaule gauche
j'avais, attachée, la Croix-Étoilée. *
AUTRE PRESENTATION
7 novembre 18i6.
J'ai été présentée aujourd'hui à Mme l'archiduchesse Clé-
mentine, épouse du prince Léopold de Sicile (le prince de
Salerne). La princesse est petite, blanche, excessivement
délicate; elle est timide et embarrassée, mais extrêmement
polie. Le prince est gros et gras, très grand et ressemble uni-
quement à la famille des Bourbons. Le prince et la princesse
étaient debout lorsque nous sommes entrés, et se sont avancés
vers nous. On s'est assis, la comtesse de Zichy sur le canapé
à côté de la princesse et moi sur un fauteuil; le prince s'est
placé sur une chaise près de moi. Il a parlé de son prochain
départ qui doit avoir lieu le 27 de ce mois; il cherchait à con-
soler l'archiduchesse en lui disant ces propres paroles : « Je
ne suis qu'un cadet de famille, je puis voyager », avec une
bonhomie et une affection qui m'ont touchée. M. de Saint-
Clair se tenait dans le premier salon et nous a introduites.
Mme de Zichy, en sortant, s'est entretenue avec lui; il m'a paru
avoir beaucoup d'usage et une tournure d'esprit très agréable ;
une très belle figure avec cela : on comprend sa fortune.
460 SOUVENIRS
En sortant de chez Tarchiduchesse Clémentine^ nous avons
été chez Mme l'archiduchesse Charles, fille du duc de Nassau-
Weilburg. La princesse tenait son cercle; il y avait beaucoup
de monde. Toutes les dames assises sur des chaises à dossiers
et en robes rondes, excepté les dames que Ton présentait et
celles qui présentaient; les chaises rangées en long et formant
file des deux côtés, en face du canapé de la princesse. L'ar-
chiduc m'a adressé la parole d'une manière très aimable, ainsi
que Tarchiduchesse. Nous y sonmies restées près d'une heure,
par l'embarras qu'il y avait de se lever, car le silence n'était
interrompu que par les questions que la princesse adressait
aux dames. Elle est d'une figure charmante, d'une tournure
gracieuse, mise avec goût et élégance; mais tout l'extérieur de
cette jeune princesse est plus agréable que digne.
ENTRÉE DE l'iXPÉBA.TBICB, QUATRléME FEMME
DE l'empereur (i)
10 novembre 1816.
J'ai manqué ces belles cérémonies, celles du baise-mains et
de la présentation. J'avais fait venir de Paris un élégant et
riche costume de cour qui n'est pas arrivé à temps. C'eût été
trop cher d'en faire faire un supplémentaire; mes amies se
sont intéressées à ce petit désappointement. La princesse
Constantine Rasoumoffsky (née comtesse de Fûrheim) a eu la
grâce de m'envoyer, la veille du mariage de Tempepeur, une
de ses très belles robes brodée en argent, en me demandant
instamment d'en faire usage ; je ne l'ai pas voulu et elle m'en
a boudée. Je conserve un doux souvenir de cette marque
d'amitié; mais en vérité, quoique de pareils services se ren-
dent et s'acceptent même quelquefois, je n'ai pu me résoudre
à accepter l'offre si aimable de la princesse. J'ai prêté, quelques
mois après, à Mihe Victor de Caraman une robe de cour d'étoffe
(1) Caroline-Auguste, née le 8 février 1792, fîlle du roi Maximilien
Joseph de Bavière, divorcée en 1814 du prince royal de Wurtemberg
(plus tard le roi Guillaume !•'), morte le 9 février 1873. {Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 161
blanche^ unie, pour une audience particulière, chez cette même
impératrice. Mais c'était une robe sans broderies d'or ni d'ar-
gent. Mes robes riches sont arrivées quelques jours après les
cérémonies du mariage. J'en ai fait usage à un grand gala de
cour en 1817. Mon costume était élégant, blanc et argent, admi-
rablement brodé. Ma robe de présentation à l'empereur et à
l'impératrice ne comportait pas cette magnificence. Les pré-
sentations se font en robes à traînes et à plis, mais pas en
manteaux (ou traînes séparées de la robe). L'étiquette ici est si
exacte et Ton sait si bien ce qui convient à chaque cérémonie,
que l'on n'est jamais embarrassé de la décision.
LA PBINGBSSE D£ GALLES
Vienne. 11 avcU 1817.
JLa princesse de Galles (1) ejst arrivée ici inopinément. Lord
Stewart (â) est parti à IHnstant avec toute son ambassade, jus-
qu'au moindre secrétaire. La princesse loge à l'auberge de
Vlmpératrice d' Autriche dem^ la Himmelpforte-Gasse. Elle a pour
chambellan un palefrenier nommé Bergami, et pour grande
maîtresse une femme dont le déshonneur est connui elle a
paru au théâtre avant-hier en pantalon de satin bianc, par-
dessus lequel il y avait une petite jupe très courte, une coif-
fure toute hérissée et des diamants étrangement placés dans
cette chevelure et sur cette tête extravagantes. Elle est très en
colère contre lord Stewart et contre l'empereur. Le comte
Jean O'Donnell a cependant été nommé pour l'accompagner
pendant son séjour ici. La suite de cette illustre folle est aussi
bizarre qu'elle ; elle a^ entre autres, un petit personnage de
huit ans, qu'elle conduit partout, et qu'elle paraît aimer pas-
sionnément. J'ai eu la curiosité de voir cette princesse, j'ai
été me poser devant ses fenêtres; il pleuvait. J'étais bon-
(1) Caroline, fille du duc de Brunswick, mariée en 1795 au prince de
Galles (plus tard George IV), séparée de son époux dès Tannée suivante,
voyageait depuis 1814 sur le continent. {Éd.)
(2) Sir Charles Stewart, ambassadeur d'Angleterre à Vienne, devenu en
1 822, après la mort de son frère Castlereagh, marquis de Londonderry . {Éd.)
11
462 SOUVENIRS
teuse, j'attendais qu'elle parût, j'espérais qu'on ne me verrait
pas. Une femme, qui paraissait être dans la même attente que
moi, me heurta légèrement; nous nous reconnûmes et rtmes
franchement ; c'était Télégante comtesse Ânnette Croziska. 11
pleuvait toujours, nous étions décidées à attendre ; tout à
coup apparaît le comte O'Donnell à la fenêtre de la princesse :
nous lui fîmes un signe suppliant, en joignant les mains,
comme des personnes qui demandent humblement une grâce;
il comprit notre curiosité et, comme il est gai et très aimable,
il nous fit des gestes pompeux, qui voulaient dire : c Je daigne
accéder à votre demande, je vais vous l'octroyer. » Nous
riions encore, quand la princesse parut i sa fenêtre avec toute
sa cour; le comte O'Donnell lui indiqua les deux nobles cu-
rieuses; c'était une malice, nous étions au milieu de gens
passablement déguenillés. Nous la regardâmes longtemps : elle
était excessivement rouge, coiffée d une espèce de bonnet ou
calotte bordée de fourrures, en veste de drap vert avec force
brandebourgs; nous ne pûmes voir le reste. Ses suivantes
avaient le même costume. Elle a l'air hardi, méchant; rien
de féminin dans l'allure ni dans le costume.
LE FILS DE NAPOLBOM, NOMMÉ FRANÇOIS DUC
DE RBIGHSTADT
Eté de 1817.
Le comte Maurice Dietrichstein, frère de la comtesse de
Merveldt, notre voisine de campagne et notre amie, a amené
son élève, le fils de Napoléon, dans notre joli jardin cet été.
Le fils de Mme de Merveldt est à peu près de l'âge du petit
prince François. Us ont eu bientôt fait connaissance. Le prince
François a tous les gestes et les habitudes d'attitude de son
père ; c'est une chose singulière, car il n'a pu les prendre de
lui, ne l'ayant presque jamais vu et ses gouverneurs d'ici
cherchant à les lui corriger. Il tient continuellement ses mains
derrière son dos. Il a aussi une manière d'avancer un pied,
comme l'empereur Napoléon .^ Ses longs cheveux blonds, bou-
DE LA BARONNE DU MONTET 163
clés tou8 les soirs avec quarante papiliottes, le rendent déli-
cieusement joli, mais cette toilette lui est insupportable, et il
demande sans cesse qu'on lui coupe les cheveux, comme aux
autres enfants. Il ressemble aux enfants de Marie-Thérèse par
les yeux, le teint, la belle chevelure blonde; mais il a dans la
bouche et dans la tournure quelque chose qui rappelle son
père, ^es deux enfants jouaient, se cachaient; le petit prince,
poursuivi par Rudolph, est presque toujours pris ; il n'a pas
comme lui l'habitude de courir. On a apporté un goûter sur la
terrasse, au milieu des fleurs ; pendant ce temps Rudolph a
été chez Mme sa mère (la maison à côté de la nôtre) pour
chercher des joujoux : il est revenu chargé de petits fusils, de
sabres, de lances, d'un arc et des flèches. Le charmant petit
prince mangeait de bon appétit; mais lorsqu'il a aperçu Ru-
dolph, il est devenu rouge comme du feu; il s'est élancé sur
les armes avec une vivacité extraordinaire ; il s'est emparé
d'un fusil et il a commandé l'exercice en allemand à Rudolph,
qui s*est aussitôt prêté à son commandement. Nous sommes
tous restés étonnés du commandement et de la prompte obéis-
sance. Il y avait surtout dans l'expression du jeune Napoléon
à ce mot marschiren, marrrrrrschiren, quelque chose de vérita-
blement eflrayant pour l'avenir. Mme de Merveldt, piquée de
l'obéissance de Rudolph, lui a fait commander l'exercice à son
tour. Le petit prince s'en est acquitté à ravir; jamais, cepen-
dant^ on ne le lui a appris, mais il a remarqué et parfaitement
retenu tout ce qu'il a vu faire.
Voici encore une bizarrerie de la destinée de Napoléon.
Après la bataille de Ratisbonne, il fit venir quelques officiers
autrichiens prisonniers et, sans égards pour leur triste posi-
tion, leur paria d'une manière impérieuse, et finit par leur
dire : t Votre empereur a cessé de régner. » Parmi ces offl-
cfers, se trouvaient le marquis de Scarampy, aujourd'hui pre-
mier écuyer de Marie-Louise à Parme, et Foresti, aujourd'hui
sous-gouverneur du petit duc de Reichstadt : c'est de lui que je
tiens cette anecdote (i).
(1) Le capitaine Foresti a écrit sur réducation da dac de Reichstadt
;
164 SOUVENIRS
Cet enfant a certainement beaucoup d'esprit.^L'histoire est
sa passion. Il est timide et consulte toujours par un regard le
"comte Dietrichstein, son grand mattre, avant de rien faire ou
de rien accepter. Il ne parle presque plus français, et son
allemand est très pur et très distingué.
LE DUC DB REIGHSTADT
Haderadorf» juillet lSi7.
Le petit Napoléon est tout ce qu'on peut voir de plus joli;
c'est dommage que ses dents soient noires et déjà affreuses.
Il rougit souvent. Ma belle-mère voulait le faire passer devant
elle pour entrer au jardin, c Je sais trop ce que je dois aux
dames >, a-t-il répondu gentiment. U est très dévot et pro-
longe ses prières après que ses rideaux sont fermés.
Ces jours-ci il était poursuivi dans notre jardin par son
petit ami, Rudolph de Herveldt ; il allait être atteint ; il s'est
précipité dans un massif de fleurs de lis, au milieu de la
pelouse : c Je suis dans ma forteresse »^ s'est-il écrié. Rudolph
l'a respecté; mais nous nous sommes tous regardés; c'était
un spectacle ravissant, mais bien singulier. Le fils de Napo-
léon, à moitié caché (car on ne voyait presque que la tête)
dans un massif de lis t
MA PRÉSENTATION A S. M. l'iMPSBATRIGB ET A S. A. I.
MADAME l'archiduchesse BBATRIX d'eSTB
1817.
J'ai été présentée à l'impératrice par la comtesse de Zichy-
Ferraris ; je n'avais pu l'être le jour de la présentation géné-
rale, mes robes à mon grand regret n'étant pas arrivées de
Paris. Mme Victor de Garaman sortait de chez Sa Majesté au
des souvenirs intéressants qu'on trouvera dans le Napoleone II, d'Albert
Lumbroso, p. 101-122. {Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 165
moment où j'y entrais. L'impératrice est venue au-devant de
nous, jusque sous le lustre de son beau et grand salon. Elle
s'est entretenue quelques instants avec nous et m'a félicitée
_d'ètre née Vendéenne; ensuite, elle a daigné nous faire signe
de la suivre ; elle s'est assise sur son canapé, y a fait placer
Mme de Zichy près d'elle et m'a indiqué, de la main avec un
geste plein de bienveillance^ le fauteuil qui se trouvait le plus
rapproché de sa personne. Nous sommes restées près d'une
heure chez l'impératrice. Sa conversation est charmante. Elle
était vêtue d'une robe d'étoffe rose et coiffée d'une toque à
plumes blanches. La comtesse de Lazanski^ grande maîtresse,
occupait le fauteuil en face du mien à côté du canapé près de
Mme de Zichy. L'impératrice^ quatrième femme de l'empe-
reur, sœur du roi Louis de Bavière^ est laide^ mais d'une lai-
deur agréable ; elle a une jolie tournure et un son de voix
très agréable. Elle a été sept ans mariée avec le prince héré-
ditaire de Wurtemberg, qui l'a répudiée sans avoir jamais
vécu avec elle. Le prince Louis de Bavière, son frère^ en ap-
prenant son mariage avec l'empereur^ s'est écrié : c Ma
sœur aura plus de royaumes qu'elle n'avait de bailliages. »
Ma présentation à Mme l'archiduchesse Béatrix^ veuve de
S. A. R. l'archiduc Ferdinand^ dernière princesse de l'illustre
maison d'Esté^ mère de feîi l'impératrice^ troisième femme
de l'empereur, décédée à Vérone, a eu lieu aussi. Mme l'ar-
chiduchesse nous a reçues avec dignité et une extrême bien-
veillance. C'est véritablement une princesse; tout, chez elle,
porte l'empreinte de sa noble race et de son origine italienne.
Elle a la parole haute, mais polie. Elle était vêtue en grande
cérémonie : robe à tratne, éventail riche à la main. C'est chez
elle une habitude de recevoir les présentations des dames en
toilette de cour ; sa robe était d'une étoffe de soie jaune
paille, garnie de blondes magnifiques ; elle avait au cou et
aux oreilles des diamants et des perles d'une rare beauté. La
conversation a été intéressante; je puis dire la conversation^
car nous sommes restées assez longtemps chez Son Altesse
Royale, pour en avoir une suivie. L'archiduchesse a parlé du
duc et de la duchesse d'Orléans ; de Mlle Adélaî'de, qu'elle a beau-
166 SOUVENIRS
coup vue à Presbourg pendant son séjour pendant l'émigra-
tion, et qui était restée en correspondance avec sa flUe^ la feue
impératrice. Notre bon abbé Bondi, attaché à la maison de
S. A. R. Mme l'archiduchesse Béatrix, et dans son intimité,
m'a dit que la princesse avait été ckarmée de moi. Elle m'a fait
l'honneur de me faire dire qu'elle me reverrait avec plaisir.
FÊTES DONNEES PAR l'amBASSADEUR MARQUIS DE MARIALYA.
PRINCESSE KOHART ET PRINCESSE DE LORRAINE-LAMBESG.
Vienne 1817.
M. de Marialva, ambassadeur de l'empereur don Pedro,
donne de belles fêtes pour célébrer le mariage de son auguste
maître avec l'archiduchesse. Le premier bal fut assez restreint;
l'archiduchesse y parut avec le portrait de son royal fiancé;
elle paraissait charmée qu'on lui témoignât le désir de le voir;
Don Pedro devait être bien beau s'il ressemblait à cette superbe
miniature. Le médaillon était entouré d'énormes diamants.
Nous remarquâmes une innovation pendant le cercle que tint
la future impératrice avant le bal, innovation qui ne s'est
plus renouvelée depuis Mme l'archiduchesse Thérèse, sœur de
l'empereur François (mariée au bon prince Antoine de Saxe).
^n voulut faire prendre à la princesse Ferdinand de Saxe-
Cobourg, née Kohary, le rang d'une princesse souveraine et
on l'introduisit dans le cercle, où elle était censée recevoir les
hommages à la suite de l'impératrice du Brésil et de la prin-
cesse Amélie, fille du roi de Saxe. On en témoigna un grand
étonnement. La princesse Ferdinand avait épousé depuis deux
ou trois ans le prince Ferdinand de Saxe-Cobourg, colonel au
service d'Autriche, et n avait pas songé, ou plutôt on n'avait
pas songé pour elle à lui faire prendre des airs d'altesse
royale. Elle était cousine ou alliée de très près et élevée dans
rintimité de presque toutes les jeunes personnes appartenant
à la haute société autrichienne, bohème et hongroise. Sa mère
était une comtesse de Waldstein. Les jeunes fenmies qui
ravaient tutoyée ne lui donnèrent pas de l'altesse et ses cou-
DE LA BARONNE DU MONTET 167
sines Karoly, Trauttmansdorff, Waldstein y songèrent encore
moins. La princesse Gobourg-Kohary est restée depuis dans la
dignité et le profond ennui de sa nullité. Elle était charmante,
quand elle s^est mariée, si délicate, si jolie jeune fille; elle. est
devenue énorme, laide et lourde; mais qui aurait dit à la jeune
future impératrice du Brésil que sa fille épouserait le fils de la
comtesse Kohary?.. Le prince Kohary n'a été fait prince
autrichien qu'après le mariage de sa fille; il était chan-
celier de la couronne de Hongrie, conseiller intime et cham-
bellan de l'Empereur. Son petit-fils^ le prince Ferdinand
Auguste de Saxe-Cobourg-Gotha, était déjà né i l'époque que
je rappelle; il est aujourd'hui roi de Portugal, mari de Dona
Maria, fille de l'archiduchesse Léopoldine et de don Pedro t Si
la princesse de Cobourg-Kohary n'a pas joui des honneurs de
la souveraineté, elle peut s'en consoler; ses fils semblent con-
damnée à être rois : sa fille a épousé le duc de Nemours; c'est
véritablement une royale matrone que la princesse de Cobourg-
Kohary et dont la postérité s'étendra sur presque tous les
trônes de TEurope. Je m'amusai un jour de grande réception
du nouvel an chez la comtesse Lazanski, grande maîtresse de
l'impératrice, à voir l'obstination de la comtesse Nida, femme
morganatique du prince de Hesse-Cassel, cousin de l'impéra-
trice et de la princesse de Cobourg-Kohary, à se placer toutes
les deux sur le canapé de la grande maîtresse, qui ne pouvait
s'empêcher de sourire, car la princesse de Cobourg était
grosse de huit mois et prenait une place considérable; la
comtesse de Nida était une Hongroise aussi, une comtesse
Tôrâk.
La seconde fête que donna le marquis de Marialva fut
magnifique. M. Moreau, architecte français, fut chargé de la
construction et du décor des vastes salons et galeries que Ton
joignit au palais de l'Augarten. La princesse de Lorraine
voulut absolument que j'y allasse avec elle; c'était assurément
une très grande dame, et cependant je l'avais protégée; elle le
savait et m'en avait une véritable reconnaissance; je dirai
plus, elle eût été bien fâchée que j'eusse refusé de l'accom-
pagner^ toute sérénissime princesse qu'elle était en réalité. La
168 SOUVENIRS
haute société de Vienne s'était révoltée contre son troisième
mariage; il s'était élevé une clameur universelle lorsqu'on
apprit que la comtesse CoUoredo, veuve du ministre si puis-
sant de ce nom et alors âgée de cinquante-deux ans, n'était
pas satisfaite de cette magnifique destinée pour la pauvre
Mme Poutet, et que l'ambition la poussait à épouser le prince
de Lorraine. On se disait qu'elle comptait apparemment sur
un cinquième veuvage de l'empereur, on s'indignait. Le
comte de CoUoredo lui avait laissé une belle fortune, une
grande existence et deux enfants : le comte de CoUoredo,
aujourd'hui ambassadeur, et l'aimable et charmante com-
tesse Caroline, mariée au comte de Falkenheim; ils étaient
riches l'un et l'autre; cependant les majorais échus aux fils
aînés, enfants du premier mariage du comte de CoUoredo
avec ***, donnaient aux aînés une fortune bien plus con-
sidérable. Le prince de Lorraine, qui était amoureux fou
de Mme de CoUoredo, promettait d'adopter ses enfants. Cette
considération la décida, je pense. Le mariage se fit. A peine
fat-U conclu que la plus violente antipathie éclata entre les
époux. Le prince eut des procédés indignes; plusieurs fois,
l'empereur fut obligé d'interposer son autorité pour empêcher
des éclats scandaleux, et il n'y en eut que trop. La princesse
eut le bon esprit (eUe en avait beaucoup) de prendre l'empe-
reur pour confident et arbitre. Elle accepta et demanda une
place de dame du palais, fort au-dessous de son nouveau rang,
pour prouver à l'empereur qu'elle n'avait pas fait ce mariage
par orgueil de rang. Le prince de Lorraine en fut outré; en
avait-il le droit, lui qui était capitaine des gardes de son cousin?
Abandonnée par son mari et par la société presque entière,
la princesse de Lorraine se trouvait embarrassée; eUe ne ren-
contrait que des sourires équivoques et ne recevait que des
poUtesses ironiques. EUe était isolée dans les salons à cette
époque.
Un soir, dans le salon de Mme la comtesse de Chotek,il y
avait beaucoup de monde; on se divertissait sur cet iUustre et
malheureux mariage, au grand chagrin de la sainte et chari-
table maîtresse de maison. Je pris gaiement la défense de la
DE LA BARONNE DU MONTET 169
princesse, que je ne connaissais pas alors. Je dis naïrement :
c Est-ce un péché de se marier trois fois^ de donner successi-
vement aux enfants de mariages précédents des protecteurs
et une fortune supérieure à celle qui leur est déjà échue?
Mme Poutet a épousé le comte de Golloredo; la comtesse de
Colloredo épouse le prince de Lorraine, qui promet toute sa
fortune au comte Colloredo son fils, bien moins riche que ses
aînés. C'est Faction d'une très bonne mère; si elle parait mon-
trer de l'ambition en épousant le prince de Lorraine, c'est
celle d'une mère, c'est aussi de l'ambition pour le nom de
CoUoredo qu'elle a eu l'honneur de porter. » Pendant que je
parlais, les beaux grands yeux noirs de Mme de Chotek me
fixaient avec cette expression d'indicible bonté et de fine et
douce pénétration, que l'âge ni les souffrances n'avaient pu
lui ôter; elle applaudit à mon petit panégyrique.
Mme la princesse de Lorraine, née Folliot de Crenneville,
était fille d'un gentilhomme de Normandie peu riche, qui
avait épousé à Metz, y étant en garnison, une demoiselle
Poutet. Restée orpheline très jeune, elle fut élevée par sa
grand'mère, Mme Poutet. Elle était malheureuse, la pauvre
orpheline! Le colonel Poutet, son oncle, qui était au service
d'Autriche, en eut pitié et l'épousa à son dernier voyage en
France vers i789; elle avait dix-sept ans, elle était très belle,
elle partit et accompagna son mari jusque sur les frontières
de la Turquie; le colonel Poutet y fut tué et elle revint en
France avec sa fille (aujourd'hui la comtesse de Crenneville)
après avoir traversé toute la Hongrie et une partie de^ l'Al-
lemagne sur des chariots à bagages. Émigrée en l^i^, la
charmante veuve fut protégée par des personnes qui' s'inté-
ressèrent à ses malheurs. Recommandée par une d'elles,
influente à la cour, elle eut le bonheur de plaire à l'impéra-
trice, deuxième femme de l'empereur; cette capricieuse prin-
cesse lui donna une place très modeste près de ses enfants.
L'engouement de rimpëratrice augmentant, elle voulut la
remarier, et lui fit faire la connaissance du vieux comte de
Colloredo, veuf, père de plusieurs enfants et ministre tout
puissant. Son mariage excita bien d'autres clameurs encore
no SOUVENIRS
que celui de sa veuve avec le prince de Lorraine I La haute
noblesse autrichienne était alors d'une fierté, d'une intolérance,
d'une susceptibilité incroyables, en fait de mésalliances. J'étais
au couvent à Vienne et compagne d'une des petites filles
du ministre comte de Colloredo, la jeune comtesse Kûiïstein,
depuis comtesse Kuenburg, lorsque ce mariage se fit. Mme de
Kùffstein, mère de ma compagne, mourut de chagrin, dit-on,
du mariage de son père avec la veuve du brave colonel PoutetI
Le comte de Colloredo avait une maison très imposante;
ses réceptions, ses dîners étaient magnifiques et soumis à
la plus rigide étiquette, aux usages de la plus impérieuse
aristocratie. On s'attendait à de la timidité, à de la gau-
cherie^ à quelques manquements ou étrangetés de la part
de la femme du ministre, qui n'était jamais entrée encore
dans les salons de la haute noblesse et qui débutait par
faire les honneurs, ou plutôt par recevoir les honmiages
dans le plus imposant de tous. Elle enleva tous les suffrages,
même ceux des personnes les plus hostiles à son élévation.
Elle fut admirable de beauté, de simplicité, de noblesse, de
tact, de politesse : elle fut digne et calme et telle qu'elle
aurait été si elle fût née dans cette splendeur de rang et de
dignité. Attachée ensuite comme grande maîtresse à l'archidu-
chesse Marie-Louise, elle eut je ne sais pourquoi le malheur
de déplaire à Napoléon; le comte de Colloredo avait été
disgracié après la campagne victorieuse de Napoléon en 1S09;
mon mari le vit souvent en Hongrie, où il s'était réfugié lors
de la prise de Vienne; le fier premier ministre lui témoigna
une grande confiance, lui parla longuement de son système
politique tombé et des motifs de sa disgrâce. Il mourut peu
de temps après : la disgrâce est une maladie mortelle.
Mais je suis loin de la fête de l'Augarten, palais enchanté,
oiseaux, fleurs et fruits du Brésil, diamants étincelants, empe-
reur, impératrice, princes et princesses^ femmes si jolies et si
belles, orchestre enchanteur^ ambassadeurs et grands digni-
taires, une foule si parée, flots de lumière! Lumières
éteintes 1 Vous avez fui comme une ombre sur le vaste Océan,
comme l'ombre du vaisseau qui emporta peu de mois après la
DE LA BARONNE DU MONTET 471
royale fiancée vers un antre hémisphère I J'ai vu avec effroi
une chauve-souris se glisser au milieu de cette féerie, et planer
pendant une heure au dessus de toutes les grandeurs Je
suis superstitieuse. La comtesse de Pries, née princesse de
Hohenlohe, portait à cette tête un collier et un diadème en
perles poires d'énormes dimensions; ces perles avaient payé
en partie la terre que la veuve du roi Murât venait d'acquérir
du comte de Pries. Le majorât du comte était d'une valeur
immense, ainsi que sa fortune en seigneuries, majorats,
palais, collections précieuses, puis sa florissante maison de
banque, une des plus considérables et des mieux accré-
ditées d'Europe. Tout a disparu. Le comte de Pries est.
mort complètement ruiné; sa femme, belle et vertueuse, l'a
précédé de quelques années; elle a pu ignorer l'état de ses
affaires, mais a-t-il pu lui dissimuler ses fautes ? Une détes-
table actrice française, petite fenmie jaune et laide, Mlle Lom-
bard, juive de naissance^ a été le mauvais génie qui s'est
attaché au beau et brillant comte de Pries, et l'a précipité
dans l'abîme. Misère si complète qu'il est mort à Paris dans
un cinquième étage; toutes ses magnifiques propriétés ont été
vendues, jusqu'aux poupées et jouets de ses enfants. Une de
ses filles a été gouvernante. Son fils aîné a épousé la baronne
Perèira-Arnstein, juive baptisée, fille d'une femme très spiri-
tuelle. On dit qu'il rétablit les affaires jadis si florissantes de
la maison Pries. Mlle Lombard qui prétendait^ je ne sais si
c'est à tort ou à raison, avoir épousé le comte de Pries, veuf
de la princesse Hohenlohe, a épousé bien réellement M. de
JSirardin.
J'avais à cette fête de l'Augarten une robe de tulle brodée
en argent, et une garniture de fleurs artificielles imitant plus
parfaitement la nature. Cette toilette plus élégante que magni-
fique eut un succès flatteur. L'impératrice a eu la bonté de
m'adresser la parole de la manière la plus gracieuse, et de me
demander des nouvelles de ma belle-mère, dont elle parle tou-
jours comme d'une des femmes les plus respectables du
monde.
Je remarquai superstitieusement que l'illumination de la
172 SOUVENIRS
grande allée qui aboutit au Danube manqua par une averse et
un yent violent sxu^enu tout à coup. Plus tard j'observai que
le Vaisseau de Tarchiduchesse mit à la voile à Livoume le
vendredi 13 août 1817. S'il est absurde de croire à de tels pré-
sages, avouez au moins qu'il est étrange qu'ils correspondent
si souvent, si parfaitement aux événements et aux destinées
qu'ils semblent annoncer !
Encore un mot de la fête. Au moment où l'on s'ébranlait
pour gagner les galeries où étaient les tables du souper, je vis
un nuage passer sur le front de la princesse de Lorraine; il
se dissipa bientôt; on vint l'inviter à la table de l'empereur
et des impératrices. Et moi, je gagnai gaiement celle présidée
par une de mes amies, la joyeuse comtesse Julie de Kol-
lowrath.
La princesse de Lorraine nous a toujours témoigné beau-
coup d'intérêt, et traités avec une afifectueuse distinction; j'ai
reçu d'elle une lettre très sensible, à Paris, en 1825, à l'occa-
sion de la maladie de M. du Montet; je regrette de l'avoir
égarée : elle eût mérité une place dans ma collection d'auto-
graphes. La fenmie du dernier descendant des Guises, du
Balafré, du duc de Mayenne, s'y fût trouvée en famille t Les
Guises et les Poutet : sic iraneiigloria mundi (1).
Voici une longue histoire^ mais je suis devenue Lorraine.
l'IMP^RATKICS du BRÉSIL
Mme de Kuenburg, née Kûffstein, une de mes compagnes de
couvent^ fut nommée par l'empereur pour accompagner au
Brésil Mme l'archiduchesse Léopoldine» lorsqu'elle s'embarqua
(13 août 1817) pour aller rejoindre son auguste et très extrava-
gant époux, l'empereur don Pedro I**", qu'eOe avait épousé à
Vienne par procuration au mois de mai de cette même année.
La comtesse de Kuenburg était très amusante à entendre à son
retour, non pas sur les choses qu'elle avait vues, l'étiquette de
(1) Cf. Fr. Masson, L* Impératrice Marie-Louùê, p, 43-14.
DE LA BARONNE DU MONTET 473
la cour de Rio s'ëtant constamment opposée à ce que les dames
autrichiennes de la suite de Timpëratrice eussent le plaisir de
faire des courses en ville et des excursions à la campagne^ à leur
immense désappointement et grand regret! Avoir été au Bré-
sil^ sans y avoir rien vu que les toilettes exotiques des dames
portugaises de la cour, ressemblant au plumage des perro-
quets, jupon bleu et traîne rouge, jupon vert et traîne jaune t
N'avoir pas rapporté un diamant, don impérial I Ce n'était pas
l'étiquette I Le comte d'Eltz, grand maître de la jeune impé-
ratrice, n'a pas eu l'occasion de faire déballer les caisses du
magnifique service de porcelaine de Vienne qu'il avait apporté
pour les dîners de grande représentation qu'il croyait devoir
donner A Rio-Janeiro pendant son séjour et les fêtes du ma-
riage. Nous avions vu ce beau service exposé à la curiosité
publique avant son départ; nous l'avons vu replacer à la ma-
nufacture à son retour. Les dangers, les fatigues d'un si long
voyage, les désappointements ont fait tous les frais du jour-
nal de la comtesse de Kuenburg. Un perroquet, don de la
charmante infante Isabelle, et des toufïes de plantes marines
recueillies pendant la traversée, sont à peu près les seuls objets
de curiosité qu'elle en ait rapportés, ainsi que quelques chi-
noiseries que ces dames auraient voulu pouvoir aller choisir
dans les magasins (mais cela aussi était contre l'étiquette, et
elles furent obligées de se contenter de ce que les marchands
leur apportèrent). Et, nous disait plaisamment Bfme de Kuen-
burg, devinez quel est le premier étonnement que j'ai eu en
débarquant à Rio, où mes yeux étaient avides de voir ? De-
lort (1), m'ofirant son bras à la sortie du vaisseau, comme il
me l'eût offert sur le Graben ou au Prater, et causant de
Vienne comme si nous l'eussions quitté la veille.
Quand on voyage, et surtout aussi loin, on se fait toujours
l'illusion qu'on fera un grand effet au retour; les revenants du
Brésil n'en firent aucun à Vienne; ce n'est le pays ni des
étonnements ni des enthousiasmes.
(1) Le chevalier Delort, très répandu à Vienno quelques années aupa-
ravant.
174 SOUVENIRS
Étant un jour tranquillement à lire à Vienne, dans mon
petit salon Je vis entrer Henri de Bombelles, qui fut droit i la
glace, comme il en avait l'habitude deux ans auparavant; il
releva ses cheveux, et m'abordant enfin gaiement, il me dit :
t Comment, j'arrive de Lisbonne, et je ne fais pas plus d'effet
que celai > Nous rîmes de bon cœur, et je lui répondis :
t C'est de votre faute, si je n'ai pas fait une exclamation
de joyeuse surprise; vous avez été à la glace comme la
veille de votre départ pour Lisbonne; j'ai cru que c'était
hier. »
Lorsque le mariage de l'archiduchesse Léopoldine avec
l'empereur don Pedro fut déclaré à Vienne (1), on plaignit
d'abord beaucoup la jeune princesse condamnée à un tel
éloignement de sa famille et de sa patrie; mais on apprit
bientôt par les personnes qui approchaient la princesse de
plus près, qu'elle en était enchantée; elle était très instruite,
elle aimait passionnément la botanique; l'idée d'un monde
nouveau, d'une nature si différente de celle de l'Europe, lui
souriait extrêmement; on apprit même que depuis plusieurs
années un de ses rêves était de voir l'Amérique. Elle partit
sans regrets, sans frayeur des dangers d'un si long voyage;
elle n'eut pas le mal de mer; les princesses, en général, sont
heureusement douées et souffrent moins des différents incon-
vénients des voyages que toutes les personnes qui les entou-
rent. Elle avait un délicieux appartement dans ce vaisseau
qui l'emportait, et aussi ses trois cercueils, au cas où elle fût
venue à mourir pendant la traversée. Elle ne s'ennuya pas;
elle faisait de la musique et étudiait la langue portugaise;
quand il faisait beau, elle montait sur le pont pour prendre
l'air et témoignait au capitaine un vif désir d'arriver à Rio-
(1) J'avais assisté à la cérémonie du mariage à Vienne» à l'église des
augustins, paroisse de la cour ; l'archiduc Charles, oncle de la jeune
archiduchesse, l'épousa par procuration pour don Pedro. La cour était
étincclante de parures, d'uniformes et de diamants^ L'empereur bùilla
pendant toute la cérémonie ; l'auguste mariée paraissait d'un calme com-
plet. Il y eut ensuite gala à la cour.J^ord Stewart, ambassadeur d'Angle-
terre, y parut avec le pantalon deHbasin blanc avec lequel il avait joué
aux barres tout l'après-diner, son habit rouge et ses décorations par-
dessus toute cette poussière.
DE LA BARONNE DU MONTET 175
Janeiro pour le joiir de sa fête ou de la naissance de don
Pedro. Elle n'a pas été heureuse, elle est morte jeune, elle a
eu de trop justes sujets de jalousie. L'empereur avait une
dame de la cour pour maîtresse; il lui faisait rendre les
honneurs qui n'étaient dus qu'à l'impératrice sa femme, les
troupes battaient aux champs lorsqu'elle sortait ou rentrait
au palais. Les émeutes, les révolutions, les fuites ont troublé
cette existence vers laquelle elle voguait avec tant de sérénité.
La destinée de sa fille Maria, aujourd'hui reine de Portugal, a
été bien agitée aussi. L'archiduchesse Léopoldine n'était assu-
rément pas jolie : elle était petite, très blanche, des cheveux
blonds fades; elle n'avait ni grâce ni tournure, ayant toujours
eu l'aversion des corsets et des ceintures ; sa taille était tout
d'une pièce; elle avait la lèvre autrichienne très prononcée,
d'assez beaux yeux bleus, mais une physionomie sérieuse et
peu aimable; c'était une princesse studieuse.
MON VOTAGS EN FRANGE EN 1818
Nous avons fait un beau voyage en France cette année.
Partis de Vienne le 1*' mai 1818, nous y sommes revenus le
29 septembre de la même année.
Notre calèche, élégante et jolie, était emportée comme par
le vent. Nous n'avions qu'un laquais sur le siège. Je n'avais
pas voulu de femme de chambre pour éviter les pleureries
des Viennoises, lorsqu'elles perdent de vue le clocher de Saint-
Etienne. Nous partîmes de Vienne, Joseph et moi, le 31 mai
1818. Le temps était superbe. Nous nous arrêtâmes à Salz-
bourg, pour voir les sites admirables dont cette charmante
ville est entourée.
Notre voyage ressemblait à une promenade pittoresque.
Nous nous arrêtions pour voir tout ce qu'il y avait de remar-
quable. A Munich nous retrouvâmes des amies parties long-
temps avant nous de Vienne, les comtesses de Raigecourt, etc.
A Stuttgart, je revis avec grand plaisir la comtesse de Berol-
dingen, première dame du palais de Sa Majesté la Reine, avec
176 SOUVENIRS
laquelle je m'étais liée pendant que son mari était ministre du
roi de Wurtemberg à Vienne. Je revis ce fleuve qui sépare la
France de rAUemagne, ce Rhin que j'avais passé jadis sur ce
beau pont de Kehll... Ah! que cette France vaincue me parut
voilée de tristesse ! Les physionomies étaient moins révolution-
naires du temps de Bonaparte. Il haïssait les jacobins, non
parce qu'il les craignait, mais parce qu'il les méprisait, et eux
tremblaient devant lui comme de lâches conspirateurs. Ceux
qui avaient prêché l'égalité voulaient devenir comtes ou ducs ;
ceux qui avaient demandé le partage des terres voulaient éta-
blir des majorats. Il n'y a pas un sans-culotte qui n'aie eu la
prétention de devenir baron. Bonaparte les connaissait.
UN DINER A SAINT-PRIEST PRÈS LTON, CHEZ LE COMTE
DE SAINT-PRIEST
Notre voyage nous conduisit à Strasbourg; puis à Nancy;
enfin par Langres, Dijon, Màcon, Lyon, Vienne, Valence, à
Bollène (1) chez ma grand'-mère de la Fare, où no as avons
trouvé ma sœur, Mme de Ville vielle (2), mon oncle Tarche-
véque de Sens, tous nos parents de la Fare. Nous nous étions
déjà arrêtés à Lyon, en allant en Languedoc; mais l'arche-
vêque, parti en même temps que nou"> de Bollène, a exigé
que nous y restassions quelques jours avec lui. Nous avons
été comblés de politesses par la famille de Savaron» par sa
belle-mère et par ses filles (3). Le comte de Saint-Priest,
qui habite le château de Saint-Priest à deux ou trois lieues
de Lyon, est venu nous voir et nous a fort engagés à aller
dîner à Saint-Priest. Cette journée a été très agréable, malgré
l'excessive chaleur. Nous sommes arrivés de bonne heure
chez le comte, qui a eu le bon goût de nous laisser libres
(1) Bollène, petite ville du Comtat-Venaissin, où ma grandCmèrc avait
une considérable mais triste habitation. (Voir plus Iiaut, p. 41.)
(2) Henriette de la Boutetiôro Saint-Mars s'était fixée au ch&teau de
Mirabel (Gard) par son mariage, en 1805, avec son cousin, le comte de
Villevielle. (Éd.)
(3) Mmes de Cibeins et de Saint-Victor.
DE LA BARONNK DU MONTET 177
dans des appartements qu'il nous a fait ouvrir, et où nous
nous sommes reposés avant le dtner et avant la promenade.
Le château est vaste, sans être précisément beau; une idée
bizarre a été de faire colorier les murs à l'extérieur, et d'avoir
fait peindre les armes des Guignard de Saint-Priest sur le
frontispice, avec ces mots : c Guignard de Saint-Priest >,
en façon de devise, tout autour de ces armoiries coloriées.
Cela ressemble à une décoration ou à une enseigne ; il me
semble qu'il est étrange de hucher son nom au faite de son
habitation. Mais, sauf cette petite erreur de goût, et les
appartements numérotés comme dans une auberge, on
retrouve l'homme si distingué, si parfaitement aimable,
l'homme d'État si consciencieux, l'ambassadeur si fier et
l'homme du monde si couver sot ianable. J'ai été ravie de
retrouver dans un de ses salons les tableaux que j'avais
vus chez lui à Vienne, dans la petite maison de Jacoberhof» les
vues de Constantinople, la danse des Derviches, et autres ;
c'étaient d'anciennes connaissances. M. de Saint-Priest vit
seul dans cette retraite, en philosophe et en observateur. U
s'est absolument retiré des aifaires. Cette sagesse est peut-être
du mécontentement; il ne croit pas à la c stabilité des choses
présentes », ni, au talent des gens en place. < Il nous dit, en par-
lant du duc de Richelieu : c II n'y entend rien du tout, i II
me questionna beaucoup sur Vienne, sur la société ; il est par-
faitement aimable, quoique imposant par son grand air de di-
gnité et l'ironie plus spirituelle qu'amère de sa conversation.
Il cause des choses les plus intéressantes avec abandon et
grftce. C'est pour moi le type du seigneur distingué de l'an-
cien régime (i).
(1) Le comte de Saint-Priest est très sourd. Je dînais un jour avec lui
ches Mme de B... et une autre dame &gée; j'avais éludé l'invitation du
comte de me placer près de lui à table ; il me donna le bras pour rentrer
an salon et me dit en criant comme un sourd : « Vous êtes une petite mé-
chante; vous m'avez laissé entre les deux sempiternelles. » Elles étaient
auprès de lui; j*en fus embarrassée.
12
178 SOUVENIRS
MADAME LA DUCHESSE d'ANGOCLÈME
Paris, août i818.
Mon oncle Tarchevêque de Sens occupe un bel appartement
au palais des Tuileries. Mme la duchesse d'Ângoulème ayant
bien voulu nous accorder une audience particulière, nous y
avons été conduits, M. du Montet et moi, par mon oncle.
Mme la duchesse d'Angoulême a bien voulu se rappeler
m'avoir vue dans mon enfance, au couvent, à Vienne, en
Autriche ; elle indiqua à mon oncle, par un geste particulier,
la taille que j'avais alors. Elle a été fort aimable aussi pour
mon mari et pour sa famille qu'elle n'avait pas oubliée. Mme la
vicomtesse d'Agoult était présente à cette réunion et souriait
avec bienveillance à chaque expression aimable de S. A. R.
Mme la duchesse d'Angoulôme m'a paru bien changée. Elle
était si belle lorsqu'elle partit de Vienne pour épouser Mgr le
duc d'Angouléme ! Maintenant, ses yeux, jadis si étonnamment
beaux, sont ternes et cerclés de rouge. La princesse était gracieu-
sement vêtue pour une réception particulière du matin. Elle
avait une robe de linon ou de mousseline de la plus grande
finesse, garnie en bouillons très élégants, dans lesquels étaient
passés des rubans lilas. Son bonnet était assorti à cette jolie robe.
Mme de Verdun a absolument voulu nous mener voir les
atours de Mme la duchesse d'Angouléme. J'ai remarqué une
robe de dentelles de Bruxelles ou d'Angleterre, sur une robe
de dessous en satin cramoisi; une robe d'étoffe bleue, garnie
d'une haute garniture de plumes de marabout; une robe
d'étoffe d'argent, garnie en fleurs de pensées; cette dernière
était charmante et Mme la duchesse la portait à la procession
du vœu de Louis Xlïl. Vous pensez bien que ce n'est là qu'un
abrégé de ces atours dont S. A. R. s'occupe si peu, mais
auxquels Mme la vicomtesse d'Agoult attache avec raison plus
d'importance.
Nous avons assisté à Paris, cette année 1818, le 25 août,
jour de la Saint-Louis, à l'érection de la statue de Henri IV
sur le Pont-Neuf. Le cortège était immense ainsi que la foule.
DE LA BARONNE DU MONTET 179
J'étais bien placée, mais loin, à la Bibliothèque Mazarine^ chez
M. de Féietz (i). La reine de Suède^ Mme Bernadotte, y est
venue un instant. Il faisait un vent glacial, suite d'un orage,
quoique le temps fût clair et beau. La pauvre petite duchesse
de Berry, très avancée déjà dans sa grossesse, avait Taîr d'en
souffrir beaucoup. Elle était assise sur le devant de la calèche
dans le fond de laquelle se trouvaient le roi et Mme la
duchesse d'Angoulème; elle était très pâle, et sa parure où
l'or dominait, sur sa robe blanche décolletée, ajoutait à cette
teinte d'une jaune pâleur. Elle a fait une fausse couche
quelques jours après ; je n'en suis point étonnée.
Mon mari avait une place excellente près de la statue ; il a
pu entendre les discours.
ANCIENNES ST N0UVBLLB8 CONNAISSANCES
Paris» août 1618.
Nous avons dtné chez mon oncle, avec le vicomte et la vi-
comtesse d'Agoult (2), avec M. le vicomte Mathieu de Mont-
morency (3). M. de Montmorency a la conversation facile, une
simplicité pleine de noblesse, une curiosité naïve, une atten-
tion polie; aucune recherche d'esprit; il me semblait que
l'ami de Mme de Staël devait en avoir davantage, ou au moins
en montrer davantage. Je parle de la prétention, et non de la
réalité de l'esprit. M. de Montmorency nous parla du duc de
Bellune, et du peu de goût avec lequel le maréchal décore les
beaux jardins de son château de Ménars, où il a fait cons-
truire des pièces d'eau en forme de cœur, et de la touchante
résignation de la maréchale pour de tels ornements. Mais on
(1) L'abbé de Féietz (1767-1850), rédacteur du Journal det Débats, et depuis
1809 conservateur de la Bibliothèque Mazarine. (Éd.)
(2) Antoine-Jean, vicomte d'Agoult, lieutenant général des armées du
Roi, commandeur de l'ordre de Saint-Louis et de celui de Saint-Lazare,
premier écuyer de S. A. R. Madame la dauphine; né en 1750.
La vicomtesse d'Agoult faisait partie de la maison de Madame la dau-
phine avec la titre de dame éCatour. (Éd.)
(3) Le Constituant qui devait èlre on 1821 ministre des affaires étran-
gères et en 1S25 membre de l'Académie française. (Éd.)
486 SOUVENIRS
ne peut s'exprimer avec plus d'estime ni plus de considération
que ne le fait M. de Montmorency sur le caractère loyal et
chevaleresque du maréchal. J'ai remarqué que M. de Mont-
morency n'eût pu employer des termes, ni plus polis, ni plus
honorables, s'il se fût agi des plus nobles des ducs de
l'ancienne cour. Assurément le duc de Bellune le mérite, mais,
combien de reproches injustes ont été adressés aux person-
nages éminents de Tancienne cour f
LB SALON DU PRINGB RASOUMOFFSKT
Vienne, 7 août 1818.
^JLa princesse Constantine RasoumofTsky et ses sœurs sont
venues déjeuner chez moi à Hadersdorf . "Je voulais les voir
encore avant leur départ pour la Russie, qui a lieu ces jours-
ci. J'ai trouvé le prince vieilli et abattu; un faste prodigieux
Ta ruiné; il a bâti un palais au faubourg, et presque une ville,
parce qu'il ne voulait reposer ses yeux que sur des maisons
à lui. L'empereur d'Autriche, en parlant de M. de Rasou-
moffsky à l'empereur Alexandre pendant le congrès, l'appelait
c le roi d'un de ses faubourgs > . La vanité poussée à l'excès
touche de près au ridicule, et l'orgueil fait haïr : M. de Rasou-
mofTsky a évité miraculeusement ces deux écueils. C'est un
grand seigneur imposant, et souvent aimable : sa démarche
est fière; son regard, altier; il met de l'orgueil à tout : orgueil
de naissance; orgueil de rang, de dignité, de figure, de ton;
filifin orgueil universel^ bonnes fortunes, royales et illustres;
faste aristocratique^ et asiatique; ambassadeur à Naples, à
Vienne, au congrès. La natuire, la naissance, et la fortune ont
fait évidemment de lui un homme très distingué. Il est parfois
très arrogant, c'est un tort; car l'orgueil rapetisse au lieu de
grandir, comme fait à une statue un piédestal dispropor-
tionné (i).
(1) Le fier, le magnifique, Taltier grand seigneur russe est tombé dans
un grand aiTalblissemeat intellectuel et physique quelques années avant
sa mort. Mais il avait encore ses brillantes facultés intactes, lorsqu'il
DE LA BARONNE DU MONTET 184
Nous étions dans ce beau salon, les portes étaient ouvertes,
et Ton jouissait, sous les belles colonnes, de la vue du Prater
et du Danube. La comtesse de Wrbna qui revient de Rome,
et cause très agréablement, racontait les parures bizarres des
Anglaises en Italie : elles s'y paraient de plumes de faisans et
de broderies en ailes de mouche; elles portaient habituelle-
ment des spencers^t des robes écarlates comme les cardinaux;
nnrxais una Polonaise, la comtesse Potocka, renchérissait sur
' toutes ces singularités en portant constamment sur sa poitrine
un grand médaillon qui représentait le pape priant devant
son oratoire.
Lord Byron, ce Lovelace en politique, en poésie et en
mariage, ne veut aller à Venise qu'à cheval. C'est bien choisir
sa place pour une cavalcade!
SOIRMB DB la comtesse ROSALIE RZBWUSKA
(née princesse lubohirska)
Vienne, 6 novembre 1818.
Fixer des souvenirs, c'est arrêter l'aiguille du temps. Assu-
rément j'aurai oublié, l'année prochaine, que je sors aujour-
d'hui de chez la comtesse Rosalie Rzewuska. On y attendait
la princesse Wolkonsky avec impatience; on espérait qu'elle
chanterait et qu'elle déclamerait. On a ici l'habitude de mettre
étrangement les talents des voyageurs à contribution; on leur
fait faire leurs tours^ comme à des escamoteurs ou à des
singes. 11 y eut hier une très grande soirée, chez M. de Cara-
man, pour entendre la princesse Wolkonsky; mais elle ne
voulut ni chanter, ni déclamer, au grand désappointement
de toute la société qui s'attendait à cette fête; il en est résulté
la soirée la plus froide et la plus ennuyeuse du monde. Je ne
sais si celle de la comtesse Rosalie sera plus heureuse, je l'ai
quittée avant la fin des débats sur ce grand sujet. La prin-
^s'est fait catholique. Le duc de Raguse a puiMamment contribué à cette
conversion. Cela parait étrange, mais cela est. Le prince voyait souvent
le maréclial pendant son exil.
182 SOUVENIRS
cesse est très laide, pâle comme la mort, mais l'esprit et les
talents embellissent assurément.
Les autres personnes présentes étaient : la princesse Clary;
le comte Golowkin, qui est allé jusqu'à la grande muraille de
la Chine, et qui use avec infîniment d'esprit du privilège
qu'ont les voyageurs qui reviennent de loin; le chapelain de
l'ambassade anglaise, M. Bradford, et sa femme; M. Littleton;
quelques autres Anglais; des hommes de tous les pays; un
petit peintre amateur qui dessine joliment, et dont les dessins
couraient autour de la table (c'étaient des vues d'Odessa et de
la Crimée); l'abbé Le Cointre et ses élèves; le petit comte de
Bourbon-Busset et le jeune Emmanuel de Dreux-Brézé. J'ou-
bliais la comtesse O'Donnell, amie de la dernière Impératrice,
et qui la pleurait^ peu de mois après sa mort... à tous les
bals qui se donnèrent à Vienne cet hiver-là. Le prince
Alexandre de Wurtemberg se trouvait aussi ce soir-là chez
la comtesse Rosalie; il est d'une grande politesse. La société
à Vienne est remplie de noms. Ce sont à la vérité quelquefois
de grands noms vides de personne; mais ce mélange de haute
société européenne amuse ou intéresse la curiosité. Je l'avoue,
je n'aime le monde que par curiosité.
La comtesse Rosalie avait la passion des loteries; chacun y
apportait son lot. Le prince de Wurtemberg apporta un soir
une bague de saphir entourée de petits brillants. La comtesse
se révolta contre ce lot, auquel elle trouva un air trop prince,
et tricha ouvertement pour la faire gagner à la ûlle très laide
d'un artiste français qui assistait à cette soirée. La leçon était
sévère, surtout pour un prince aussi poli.
MIZZA-ABDUL-HASSAN-CHAN
Vienne, mars 1819.
Un des épisodes les plus divertissants de cet hiver a été
l'arrivée de l'ambassade de Perse, qui a été logée dans le
superbe hôtel du baron de Bœsner, au Kaiserhaus^ loué par la
cour 180 ducats par mois. Ce n'est pas trop cher pour les
DE LA BARONNE DU MONTET 183
deux pavillons qu'ils occupaient. Ils se sont trouvés fort mes-
quinement meublés et logés, quoique la cour ait fait trans-
porter divans, tapis, et tout l'attirail oriental dans cette belle
maison, que Marie-Thérèse a habitée après son mariage; d'où
le nom de Kaîserliaus. Ces Persans appellent le faubourg où ils
logent « le faubourg de boue (1) ». Il n'est pas possible de
voir un personnage plus taquin et plus épineux que Mizza-
Abdul-Hassan-Ghan, chicanant sur toutes les étiquettes,
aV&re, mais fin, rempli d'esprit, et connaissant parfaitement
les usages européens, car il a passé trois ans à Saint-Péters-
bourg et quatre ans à Londres. 11 comprend le français et
parle fort bien l'anglais. Il a appelé l'Impératrice < la sup»î-
rieure du sérail » dans son discours d'audience. Elle était
précisément entourée le jour de sa réception des plus respec-
tables dames du palais, vieilles et laides. Ces étranges étran-
gers ont fort diverti les élégants, mais il semble qu'ils nous
trouvaient plus barbares qu'eux. Nos costumes, la valse, les
femmes décolletées, et leur grande liberté avec eux, leur
paraissaient le comble de la licence. Il est vrai qu'au bal de
M. de Garaman on les lorgnait, les entourait, les étouffait
tellement quils avaient de la peine à respirer. Les jeunes
personnes, les croyant apparemment sans conséquence, les
tiraient par leurs manches, par leurs manteaux, pour examiner
les étoffes de leurs vêtements ou la poignée magnifique du
poignard de Mizza-Abdul-IIassan-Ghau. Au miUeu de ces
jeunes filles et de ces jeunes femmes, si fraîches, si jolies, si
blanches, nos Persans faisaient un singulier effet avec leui'S
figures basanées, leurs épaisses barbes, leur costume, et leurs
regards un peu t sultans », mais le plus beau était le principal
personnage, qui est très imposant, et fort au-dessus, morale-
ment et physiquement, des autres membres de l'ambassade.
La comtesse Sophie Z..., qui est très coquette, s'amuse de
la passion qu'elle a inspirée au secrétaire de Mizza-Abdul-
Hassan- Ghan. G'est un homme lettré d'Ispahan, un poète; il
porte à sa ceinture une espèce d'encrier, signe de sa science
(1) Les faubourgs de Vienne n'étaient pas pavés à cette époque.
184 SOUVENIRS
et de ses fonctions près de l'ambassadeur . Il fait des yeux
languissants à la comtesse dont les yeux fortement arqués de
noir, le teint beau mais brun, lui donnent quelque ressem-
blance avec les beautés circassienncs (celles au moins que j'ai
vues). La comtesse Sophie Z... lui a demandé d'écrire quel-
que chose en langue persane, dans son album ; il en a profité
pour faire l'éloge de sa beauté; il compare sa taille à la tige
de la jacinthe, etc.. ; je ne me rappelle plus le reste.
Nous avons été avec Mmes de Chotek et de KoUowrath voir
la célèbre beauté circassienne, l'esclave favorite de Missa-
Abdul-Hassan-Chan. Les noirs chargés de sa garde ont fait
beaucoup de difficultés pour nous admettre. Enfin, les portes
se sont ouvertes, et à notre grande surprise nous avons vu
une femme sans beauté, plutôt petite que grande, assez
maigre, peau très jaune, cils et sourcils noirs, beaux grands
yeux noirs, cheveux noirs et malpropres, sur lesquels elle
avait jeté quelques chiffons et de vieilles fleurs artificielles
fanées et flétries, apparemment pour se donner une apparence
de parure. Elle était vêtue à l'européenne, d'une vilaine petite
robe, éraillée, de mousseline janne. En tout, elle avait Taspect
d'une mauvaise comédienne ambulante, mais avec une expres-
sion triste et douce. Une des petites élèves du théâtre de la
Wiedef , une petite danseuse de cinq à six ans, était près
d'elle pour la divertir, et elle paraissait s'en occuper avec
grand plaisir. La jeune esclave, au reste, parut admirer et
envier beaucoup nos toilettes du matin, nos pelisses de
velours garnies de fourrures, nos schalls de cachemire, et les
fleurs artificielles qui étaient sur nos cheveux. Mais, tout à
coup, les hommes noirs nous firent sortir précipitamment; la
voiture de Mizza revenant de sa première audience solennelle
s'avançait rapidement en suivant les allées du jardin. Nous
restâmes dans un des premiers salons pour le voir passer. Il
portait un costume magnifique, mais était dans une grande
colère. L'interprète, M. de Hammer, je crois, en l'empêchant de
tourner le dos à l'Empereur lorsqu'il s'en allait, lui avait cassé,
disait-il, un des anneaux de la chaîne à laquelle était sus-
pendue la décoration de l'ordre du Soleil. Il paraissait exas-
DE LA BARONNE DU MONTET 185
përé, montrait sa chaîne brisée à ses Persans silencieux
autour de lui. Il devait aller dfner chez le prince de Metter-
nich. On le tranquillisa en lui promettant que le mal serait
réparé avant l'heure du dîner. Le fait est qu'il était en fureur
'des respects et de l'étiquette qu'on l'avait forcé de suivre; il
avait fallu user presque de violence pour l'y maintenir.
JEROME BONAPARTE A CARLSBAD
Vienne, Su juillet 1819.
J'ai vu hier des revenants de Carlsbad. Toute la famille de ■ /
Jérôme s'y trouve, ainsi que la Bacciochi et une fille de,
Lucien, très laide, mariée à un comte Possé (4). Ils se sont
'tous habillés en grand deuil, le jour de l'anniverisaire de la
l^taîlle de Waterloo^ Ils se promènent en poste sur les mon-
tagnes dans de magniques voitures, car ils n'ont pas de che-
vaux, et se font servir de mauvais dîners d'auberges sur des
plats et assiettes de vermeil. | / ^
La jeune jolie princesse Gasparîne de Rohan, que nous df.\^
^ avons vue Tannée dernière à Bollène chez ma grand'mère de ' / . /
la Pare, fait des conquêtes à Carlsbad; le vieux filûcher est "*
un de ses adorateurs. '
SOUVENIRS
Quand j'écris des souvenirs de choses et de personnes, qui
me sont souvent si indifférentes, je m'amuse. Savez-vous pour-
quoi? C'est qu'il me seml)le que je lève une baguette magique
sur un salon, que j'arrête tous les mouvements des personnes
qui s'y trouvent. Elles seront bientôt dispersées dans toute
l'Europe, mortes peut-être hélas! vieillies, fanées, qu'importe,
elles sont fixées, immobiles; je les liens en échec. Je les
(1) U s'agit de Chhstine-Egypta, née & Paria le 19 octobre 17M, mariée
d'abord au Suédois Arved de Possé (1818), puis à lord Dudlcy (4824), et
morte à Rome le 19 mai 1847. {Èà.)
\'
186 SOUVENIRS
retrouverai au la même place dans ces salons qui ont si sou-
vent changé de souveraines; je les retrouverai, animées,
sémillantes, brillantes, parées. La robe rose n'aura rien perdu
de sa fraîcheur. Que de jolies femmes gagneront à mon coup
de baguette! Que de prétendus hommes d'Etat y perdront!
LE COMTE CAPODISTRIAS (1)
Vienne, hiver 1818 à 1819
La comtesse Rzewuska, née princesse Lubomirska, reçoit
tous les soirs. Elle a cette année un très vilain et petit appar-
tement, on y étouffe; il y vient un moncie infini, surtout des
voyageurs distingués. J'y fus hier. Je me trouvai placée près
d'un homme, dont la physionomie était très remarquable :
un beau regard plein de feu, de finesse et de mélancolie; un
regard long qui semble traverser l'avenir; un beau profil grec,
une conversation enjouée; un rire gai (ce qui est rare), une
plaisanterie très spirituelle et pourtant une expression pleine
de bonté. C'était le comte Gapodistriasi^ l'ami, le coftflident de
l'Empereur Alexandre. 11 soutint la croyance aux rêves et aux
apparitions. Plaisantait-il? Le comte Wintzingerode, ministre
de Wurtemberg (2), nous fit la plus longue, la plus ennuyeuse
histoire de roman qu'il soit possible d'imaginer. Quoique parlant
bien le français en général, les étrangers de distinction n'en
connaissent pas assez les finesses, pour éviter tout ce qui peut
choquer ou paraître vulgaire. Notre délicatesse féminine en
fut effarouchée; cela nous causa un mortel embarras. La com-
tesse RosaUe était en face de lui; elle l'intimidait par son
regard ironique et haut; le conteur perdit absolument conte-
nance; la sueur ruisselait de son front. 11 finit enfin cette
funeste histoire. C'était un abrégé des trois volumes d'un
roman de Mme Pichler, que tout le monde avait pu lire depuis
(1) Giovanni Capodistrias. né le 11 février 1776 à Corfou, morlà Gorfou
en mai 1857, est assez connu. (Éd.)
(2) Henri-Levin, comte de Winlzingorodo, né le 16 octobre 1778, mort
le 15 septembre 1856. (Éd,)
DK LA BARONNK DU MONTET 187
deux ans. Cependant le comte de Wintzingerode a certainement
de l'esprit; mais l'esprit quelquefois est si lourd qu'on serait
tenté de désirer que celui de salon au moins fût passé au
tamis. Quant à ce regard de la comtesse Rzewuska, il est
comme celui des serpents qui asphyxie les oiseaux : il est iro-
nique et dédaigneux. On ne peut y échapper; il blesse et
cherche à poursuivre jusque dans les replis du cœur. Jamais,
jamais, la comtesse Rosalie n'inspirera de l'amour. A-t-elIe une
amie?
UNE SOIRÉE CHEZ LA COMTESSE ROSALIE RZEWUSKA
Cela fut plaisant : la comtesse attendait la savante Mme Ed- ; /
ling, née Stourdza, je crois; elle avait engagé deux ou trois
amis, des savants, à venir écouter cette merveille. Mme Edling
ne vint pas, et moi, qui ne me doutais pas de l'attente ni du
mécompte de la comtesse, j'arrivai vers neuf heures et
demie. Je ne connaissais pas encore ces messieurs^ dont
l'un était M. de RumpfT, ministre ou chargé d'affaires des
villes hanséatiques. Ces messieurs, persuadés qu'ils avaient
affaire à une savante, se donnèrent toutes les peines du monde
pour briller, et comme ils s'adressaient principalement à moi
pour faire plaisir à la comtesse Rosalie^ je fus obligée de leur
répondre; leur obstination finit par m'impatienter; je répon-
dais, mais avec une sorte de brusquerie plaisante. Je finis par
les railler un peu. La comtesse s'en divertissait. Enfin, lorsque
je sortis, ils s'extasièrent sur mes connaissances, mais s'éton-
nèrent beaucoup que je n'eusse pas le profil grec ni le nez
aquilin. Mme Edling était laide, mais grecque; c'était une
grande et forte femme (1).
(1) On trouve quelques lettres du comte Joseph de Maistre à cette dame
qui a eu uoe sorte de célëbritéf dans sa correspondaDce publiée par son
fils.. -
188 SOUVENIRS
SURPRISE
J'entrai un jour inopinëment chez une femme d un haut
renom de vertu; elle n'était plus jeune, elle avait été belle. Les
portes étaient ouvertes, il n'y avait pas de domestique dans
Tantichambre. Je restai pétrifiée, et je rougis jusqu'au blanc
des yeux, en la voyant dans le plus complet négligé du matin,
que la chaleur seule du jour pouvait peut-être expliquer (1),
assise sur les genoux du comte de S... les bras passés autour de
son cou. Il lui donnait une leçon d'anglais; ils tenaient le livre
à eux deux^ leurs tètes se touchaient. Je ne sais s'ils l'ont
oublié; pour moi, ma confusion fut si grande que je ne Tou-
blierai jamais. J'ai gardé scrupuleusement le secret de cette
découverte; je n'en ai jamais ouvert la bouche; miûs» en
vérité, cela m'a fait faire de tristes réflexions sur les bonnes
réputations. Cette femme était mariée, mais séparée ou à peu
près, depuis très longtemps, de son mari ainsi que de son ûls;
on leur donnait tous les torts; elle passait pour une victime 1
AUaOAB DR MÀRA8SB
J'ai vu de singulières existences dans le grand monde.
Il est quelquefois aussi dillicile d'y perdre sa réputation
qu'il est difficile de la conserver dans d'autres occasions.
Aurore de. Maxassé, belle, charmante, émigrée^ sans aucune
fortune quelconque, sans appui, sans prudence, a été un
de ces phénomènes. Arrivée à Vienne,' je ne sais comment,
après avoir émigré avec sa mère, à la suite du générsd
Dumouriez (â), elle s'est vue tout à coup posée dans la
société. Chanoinesse honoraire du chapitre de Brûnn, pré-
(1) Je l'ai revue {^urès cette surprise ; elle n'a jamais eu l'air de s'en sou-
venir.
* (2) Son père, Jean-René-Blandine de Maras^, général de division, suivit
> en éftat Dumouriez dans sa dôrection et mourut au mois d'août 1803 À
Temeswar. (Ed.)
DE LA BARONNE DU MONTET
189
sentée à la cour, recherchée dans les coteries les plus élé-
gantes, familière avec les grands^ amie des femmes les plus
légères et des hommes les plus dangereux pour la réputation
des jolies femmes, tels que le prince de Metternich, le prince
Dietrichstein et surtout M. de Los-Rios, ce lovelace si hardi et
si entreprenant, si gai^ si fou, si mauvais sujet, puisqu'il faut
dire le mot. C'était une singulière existence au milieu de cette
diplomatie européenne qtie celle de Mme de Marassé (1)^
j logée dans les combles de l'hôtel du prince de Salm, dame de
i compagnie de la princesse Bagratîon, gouyemante ou à peu
près de la petite Clémentine (fille du prince de Metternich et
de la princesse Bagration); recevant, dans sa mansarde et
souvent avant d'être levée, les ambassadeurs, les ministres,
! nt^ chargés d'affaires au congrès de Vienne; donnant audience
1 aux domestiques sans place qui venaient implorer saprotec-
^ tection et se trouvant heureuse de les servir gratis; protégée
et protégeant; mourant souvent de faim, à la lettre; vêtue de
robes rapiécées et coiffée d'un superbe diadème de diamants;
recevant des cadeaux de prix^ des hommes influents; se ser-
vant de leurs voitures, de leurs gens, souvent même à leur
insu; se montrant partout; malade, exténuée, toujours belle,
quoique jaune, pâle et se tenant très mal; attaquant familiè-
rement les plus grands seigneurs; répondant à leurs mau-
vaises plaisanteries avec aplomb et souvent avec dignité; se
fâchant sans rancune. Elle était connue dans la haute société
sous le nom d'Aurore. Les princes du congrès l'abordaient en
lui donnant la main. Sa mansarde a souvent servi de point de
réunion à des diplomates qm espéraient ainsi échapper à la
surveillance. Cette étrange existence était sans noblesse, sans
dignité. Elle avait ses amertumes sans doute, mais elle n'a
"jamais^été le sujet de médisances ni de calomnies. Aurore
n'avait pas le sou et tout le monde le savait; on ne compre-
nait pas comment elle vivait^ lorsque ses protectrices^ les
princesses de Courlande qui la nourrissaient, quittaient Vienne;
mais je sais bien qu'un matin elle entra chez moi, pâle,
(1) Elle est appelée Madame à cause de son titre de chanoinesse. (Éd.)
i90 SOUVENIRS
défaite, anéantie, me priant en grâce de lui faire donner au
plus vite un bouillon, parce qu'elle n'avait rien pris depuis
le départ de la princesse dé Sagan. Il y avait vingt-quatre
heures que celle-ci était partie. Je me hâtai d'accéder à son
désir; elle pleura, me parla avec désespoir de sa déplorable
situation. Le soir je la vis à une grande soirée chez le prince de
Rasoumoffsky, elle était sémillante. Enfin des amis parvinrent
à la faire placer comme grande-maftresse chez le prince régnant
de Cobourg lorsqu'il épousa la princesse de Saxe-Gobourg-
Gotha. Le prince lui avait jadis promis cette place en plaisan-
tant, quand il faisait la cour à 1^ princesse Bagration. Elle eut
l'esprit de prendre cette plaisanterie au sérieux; mais la jeune
princesse de Saxe-Cobourg, jalouse et extravagante, ne l'a pas
gardée longtemps. Renvoyée de cette petite cour orageuse,
Aurore a été aux eaux d'Aix en Savoie. C'est là que la Provi-
dence lui a fait rencontrer le comte de Yenanson, noble sarde,
excellent homme qui l'a épousée et avec lequel elle vit très
heureuse et très considérée.
J'entrai un matin chez Aurore à Vienne; elle était malade
et au lit; M. de Los-Rios (1) était seul avec elle dans sa triste
petite chambre, froide, et sans meubles; mais de délicieux
objets de porcelaine, cristaux, bronzes, etc. encombraient ce
taudis. Pendant que j'étais près d'elle à m'apitoyer sur ses
souffrances, elle reçut un billet de M. de Caraman, accom-
pagné d'un bracelet qu'elle jeta négligemment sur son lit.
Cette étrange personne avait les doigts chargés de très
belles bagues; les chaînes d'or les plus élégantes couvraient
sa poitrine et attachaient sa lorgnette, sa montre précieuse.
Toutes les princesses et tous les princes avaient concouru à
former son charivari (un paquet énorme de petits joujoux
d'or), qui était attaché à sa ceinture par un riche crochet. Sa
(i) Le comte de Los Bios, fils naturel du duc de San Fernando, je crois,
attaché à l^ambassade d'Espagne à Vienne; depuis ministre dans plu-
sieurs cours, homme très spirituel, très amusant, de très bonne et très mau-
vaise compagnie ; excessivement libertin, il disait tout ce qui lui passait
par la tète... et notamment qu'il ne répondait pas de la vertu d'aucune
femme qui eût passé une heure en tête à tète avec lui, voire même on
voiture... l'insolent t
DE LA BARONNE DU MONTET 191
table de toilette, d'une grande dimension, était couverte
d'objets en argent, grands et petits, pêle-mêle avec des flacons,
des essences, des pots de rouge, des pommades, des boîtes de
cristal. Enfin, il y avait quelque chose de la courtisane dans
ce désordre, dans cette profusion de choses inutiles et dans
cette misère; et, pourtant, Aurore est sortie sans blâme, sans
reproche, de ce cercle vicieux d'existence.
QUELQUES RIDICULES
Vienne, 1819.
Il n'y a presque personne dans le monde, même le plus élé-
gant, qui n'ait un tic^ une mauvaise habitude ou un ridicule.
Chez les jeunes gens on ne le remarque pas d'abord ; la jeu-
nesse embellit tout, mais l'on s'en aperçoit enfin, et l'on s'en
moque. Si la vieille comtesse de Kallemberg n'avait pas appelé
son mari Fanfan, dans sa jeunesse, et si le vieux général
n'avait pas appelé sa femme Lolotte, Lolotte et Fanfan ne
seraient pas devenus un sobriquet pour cet excellent ménage.
Ils sont morts tous les deux, et cependant on dit encore le
général Fanfan I Je connais un mari, qui appelle sa grosse
femme âgée de plus de cinquante ans t Toutoute » I On ne
pouvait s'empêcher de sourire cet hiver, en entendant M. de
JWargeiaajU^aconter la mort de sa femme, qu'il appelait
toujours dans ses récits la pauvre petite; elle avait soixante-
sept-ans. On ne finirait pas sur le chapitre des petits noms.
Je connais une respectable chanoinesse que l'on appelle Co-
cotte, une éternelle Flore et une Aurore enveloppée de capu-
chons.
M. de G... a pris la mauvaise habitude de contredire tou-
jours sa fenune. J'ai été faire une visite dans cette maison.
On parlait d'un roman nouveau. « Le héros se nomme Jac-
ques », me dit la femme. — • Pas du tout, s'écria le mari, c'est
Jako •. La dispute s'échauffa : Jacques, Jako, je n'entendis
que cela pendant une heure. Je voulais m'enfuir, je me levais,
le mari me forçait à m'asseoir. • Soyez sûr », me disait-il, que
192 SOUVENIRS
c'est Jako ». — - c N'en croyez rien, répondait la femme, c'était
Jacques! >
M. et Mme de B... vinrent me voir; la jeune femme était
fort souffrante, pâle et très changée, c N'est-ce pas que ma
Caroline est bien jolie aujourd'hui, me dit le mari, regardez
comme elle est belle. » Je la regardai, je tâchai de donner à
mes yeux un air de sincérité, c Assurément, répondis-je
niaisement en rougissant, car je ne la trouve pas jolie. »
Et les petits remèdes, que Dieu m'en préserve I Avez-vous
mal à la tète, au doigt, au pied, on vous dit : « Prenez de mon
onguent, de ma poudre, de mes pilules. » Les recommanda-
tions de médecins, autre ennui qu'il faut subir; chacun croit
le sien le meilleur. Ces deux derniers ridicules se rencontrent
peu dans le grand monde où Ton s'inquiète rarement de voir
les gens souffrir ou non; mais gardez-vous bien de parler d'un
de vos bobos dans une société bourgeoise, vous ne vous en
sauveriez pas sans cataplasme ou emplâtre.
Il faut aussi éviter la voix de cérémonie. Je connais le son
de voix de toutes mes amies, leurs inflexions naturelles, et je
remarque fort bien la petite voix de circonstance, que Ton ne
prend que dans les occasions distinguées ; cela me divertit.
J'ai souvent entendu parler bien rauque des personnes dont
la voix roule sur du velours dans le monde.
On exagère tout dans le monde, le bien et le mal; il est très
rare de trouver quelqu'un qui se serve habituellement d'ex-
pressions justes. Mme de M... racontait la mort de M. de Y...
Elle représentait le désespoir affreux de sa veuve (ce M. de
Y... avait été le plus mauvais mari du monde). « Quand elle
sera consolée, elle sera bien aise >, dit naïvement Mme de
Boissier; cela mit fin aux él€tns de sensibilité de Mme de M...
qui commençaient à devenir contagieux.
11 y a des personnes si obligeantes, qu'elles en sont insup-
portables. Elles vous suivent obstinément, ne vous laissant ni
trêve ni repos. Elles rient ou veulent pleurer avec vous; elles
vous glacent et vous paralysent. J'ai quelquefois été distraite
d'un sentiment profond et douloureux par les étranges gri-
maces d'une obligeante personne qui voulait me prouver sa
DE LA BARONNE DU MONTET 193
sensibilité. Mme de R... venait d'expirer; sa fille était au dé-
sespoir ; une personne présente, la voyant pâle, s'imagina
qu'elle se trouvait mal, courut à une serviette, qui se trouva
malheureusement sous sa main, y renversa toute une bouteille
de vinaigre et en barbouilla étrangement le visage de la
pauvre comtesse Alexandrine. L'obligeante personne lui en-
fonçait la serviette dans la bouche, dans les narines, dans les
oreilles, et l'aurait certainement étouffée, si Ton ne s'était enfin
opposé à ses bons soins.
Je ne puis pas souffrir d'entendre une vieille femme ra-
conter les particularités et les accidents de ses couches.
Mme de C... nous faisait un jour le détail de l'opération cruelle
qu'elle avait subie en accouchant ; cela faisait frémir, et bien
plus encore en considérant le gros M. de G... haut de six
pieds, tiré à quatre épingles, poudré et frisé. C'était pourtant
là ce pauvre petit enfant arraché du sein de sa mère. L'his-
toire était des plus tragiques : je pensai moiu-ir de rire.
J'ai vu un mari parler et gémir de la mort prochaine de sa
femme qui ne se portait pas plus mal que lui, et cette même
femme s'occuper de l'embaumement de son sensible mari qui
n'était pas mort! Ils vécurent encore longtemps tous les deux,
à leur grand étonnement mutuel. C'était un excellent ménage.
ASSASSINAT DU DUC DE BBRRY
Vienne, mardi 22 février i820.
Des nouvelles sinistres circulaient avant-hier. On se les
disait à l'oreille chez la comtesse Esterhazy ; hier lundi elles
étaient plus formidables et plus formelles ; on disait le nom de
M. le duc de Berry, assassiné ! Une lettre arrivée en cent dix-
huit heures au nom du banquier Rothschild ne laissait pres-
que aucun doute; cependanton voulait douter encore. Hier au
soir quelques personnes calculaient que la chose était presque
impossible. Cependant, l'horrible nouvelle est cu'rivée pres-
que officiellement à l'ambassadeur de France, cette nuit. Ou-
vrez-vous, tombes royales de Saint-Denis ; recevez un dernier
13
194 SOUVENIRS
rejeton delà race illustre et malheureuse; recevez-le avant
que la couronne ensanglantée ait surchargé sa tête! Il
rêvait la gloire et le bonheur de la France; le fer d'un assassin
^tait entre l'avenir et lui )
VENDREDI, APRES LA NOUVELLE DE LA MORT
DU DUC DE BERRT
M. de Caraman, ambassadeur de France ici, par un déplo-
rable entêtement, s'est obstiné à vouloir recevoir ce vendredi
comme tous les autres. On a servi du punch, du thé ; il y avait
des tables de jeu préparées ; mais personne n'a voulu y prendre
place; les personnes qui sont venues pour témoigner la part
sensible qu'elles prenaient à la douleur de la famille royale
ont été glacées par les préparatifs ordinaires qu'elles ont trou-
vés dans le salon ; la soirée a été embarrassante pour tout le
monde. Les attachés à la légation française avaient en vain
cherché à détoiu-ner l'ambassadeur de recevoir de cette manière
les visites de condoléance. Le mécontentement a été générale-
ment exprimé; mais quelques jours après, sans aucune néces-
sité assurément, il a accepté une invitation pour un théâtre
de société I c Je n'ose le regarder, disait la maîtresse de la
maison à ses amies... 11 m'embarrasse; je ne croyais pas qu'il
pût accepter, ma liste était faite depuis longtemps. » —
• Voilà bien les Français », disait-on de tous côtés. Les Fran-
çais t il y en a ici dont la douleur est profonde t Je ne puis
m'empêcher de distinguer dans ce nombre le jeune vicomte
Enmianuel de Dreux-Brézé, dont les sentiments éclataient avec
la vivacité d'un jeune preux.
M. Emmanuel de Dreux-Brézé et le petit vicomte de Bourbon-
Busset sont venus à Vienne accompagnés de M. l'abbé Le Cointre,
homme d'esprit, mais excessivement bavard; cet inconvénient
nuit beaucoup à l'agrément de ses élèves ici. On a une peur
terrible de cet abbé, dont la conversation est un torrent débordé.
n a tellement l'habitude de parler que l'on entend un bruit
singulier, lorsqu'il est absolument forcé de s'interrompre
DE LA BARONNE DU MONTET 195
qnelquefois; c'est comme la roue d'un moulin qui arrête de
force.
LA BEINE PAULINE DE WURTEMBERG^ DEUXIEME FEMME
DU ROI
AvrU 1820.
La comtesse de Béroldingen et sa fille Isabelle, baronne de
Hauer, m'écrivent des détails assez amusants sur le deuxième
mariage du roi de Wurtemberg (1). La nouvelle reine n'est pas
belle, mais elle est très jolie ; l'innocence et la candeur sont
les principaux traits-de sa physionomie. Mme de Béroldingen
'me dit qu'en la comparant à la première femme du roi, la spi-
tuelle et charmante grande-duchesse Catherine (veuve du duc
d'Oldenbourg), il lui semblait que le roi avait épousé une ber-
gère. Le lendemain de son mariage elle dit à Mme de Bérol-
dingen^ sa première dame du palais : « Ah ! cette couronne
de diamants m'a pourtant bien pesé hier, j'en ai eu mal à la
tète, mais cela ne fait rien, je suis si heureuse, si heureuse,
si heureuse! Les enfants du roi (ceux de la feue reine Ca-
therine) (2) m'ont déjà appelée « maman Pauline î » Elle dit
tout cela avec une naïveté et une joie extrêmes. Sa sœur, l'ar-
chiduchesse palatine de Hongrie, est très laide ; mais elle a
beaucoup plus d'esprit.
LE VIEUX ROI DE WURTEMBERG
Le feu roi de Wurtemberg (3) était d'une grosseur énorme.
Mme de Béroldingen me contait qu'il avait pour les enfants le
(1) Après avoir perda en 1819 la grande-duchesse de Russie, Catherine
Pavlowna, veuve du prince Pierre de Holstein-Oldenbourg, qu'il avait
épousée en 1815, le roi Guillaume I" de Wurtemberg se maria Iclb avril
1820 avec sa cousine Pauline, fille de feu son oncle le duc Louis de Wur
tembcrg (née le 4 septembre 1800, morte le 10 mars 1873). (Éd.)
(2) Marie, née en 1816, qui épousa le général-major wurtembergeois
comte Alfred de Neipperg, et Sophie, née en 1818, qui épousa le roi des
Pays-Bas Guillaume III. (Éd.)
(3} Frédéric 1", né le 6 novembre 1754 à Treptow, prince Jiéréditaire
196 SOUVENIRS
même goût que le cardinal de Richelieu pour les petits chats.
Il aimait à les voir jouer autour de lui pendant qu'il travail-
lait. Sa Majesté wurtembergeoise avait une chienne prête à
faire ses petits; un des enfants-joujoux s'approcha du roi, le
tira par la manche en lui disant : « Pourquoi votre chienne
est-elle si grosse ? • — « Parce qu'elle fera bientôt ses petits »,
répondit le roi. Quelques jours après, le petit garçon tirait
encore la manche du roi : t Majesté, lui disait-il, quand ferez-
vous donc vos petits ? •
SOIREE CHEZ LE PRINCE RASOUMOFFSKT
Vienne, 84 mars 1880.
Il n'est question que de la guerre de Naples que M. de Tal-
lëyrand appelle une querelle d'Allemands. Cette guerre sera
bientôt terminée, grâce à la fuite précipitée des Napolitains;
mais l'insurrection du Piémont et la levée de boucliers du
prince Ypsilanti en Grèce- sont de graves complications] dans
les affaires d'Europe.
Le prince Ypsilanti est très brave, mais il a plus d'enthou-
siasme et d'exaltation que de génie; c'est un héros de roman,
sera-t-il un héros d'histoire? Le prince russe Koslaffsky me
faisait hier une triste peinture déjà cour de Turin, où il a été
ministre pendant trois ans. Le roi est fort médiocre, et l'un
des plus déterminés conteurs, pour ne pas dire plus, de son
royaume; ses contes sont inouïs; il en rit le premier (1). Le
prince de Genevois, déclaré roi aujourd'hui par l'abdication
de son frère, est un prince tout à fait ridicule : petite taille
contrefaite, genoux cagneux^ visage plat, ne pouvant se tenir
à cheval. Lorsqu'il reçoit du monde, la princesse sa femme,
fort laide aussi, le tient par la main et lui fait faire le tour du
cercle.
en 1795, duc le 23 décembre 1797, électeur en 1808, roi le 1" janvier 1806,
mort le 30 octobre 1816. {Ed.)
(1) C'est Victor-Emmanuel I"^ qui abdiqua en faveur de son] frère
Charles-Félix. {Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 197
J'ai été ce matin chez la comtesse de Goess, dont le mari
était, il y a deux ans, gouverneur à Venise; elle m'a paru fort
persuadée que Gapodistriaa. est un des moteurs des troubles
actuels. < On ne se fait pas d'idées^ me disait-elle, de toutes
ses démarches mystérieuses, pendant ses séjours en Italie^ il
y a deux ans, sous le prétexte d'y rétablir sa santé; notre
police, ajoutait-elle, ne pouvait parvenir à le suivre, tant il
était adroit et difficile à deviner. >
Le comte Capodistrias est Grec de naissance et de cœur,
passionné pour sa patrie.
APRES LÀ MORT DE MA SOEUR HENRIETTE
Vienne, 1820.
Ayez pitié de moi, mon Dieu ! Que de tristes et poignants
souvenirs me fatiguent le cœur î Je cherche des distractions,
et je semble m'y livrer; mais lorsque tout dort autour de
moi, que le bruit des voitures a cessé, que lantique horloge
de Saint-Étienne sonne des heures qui tombent de si haut sur
la ville des Empereurs, comme des larmes de bronze que le
silence de la nuit me permet de compter, je sens une oppres-
sion de douleur indéfinissable : ce temps passé, passé si vite,
où elle vivait, et le présent où elle pourrait vivre si belle et si
jeune encore, m'enveloppent également d'un voile, ou plutôt
d'un linceul; les souvenirs se pressent sur mon cœur; j'écris,
je rêve, je pleure.
NOTRE BANC AUTOUR DU CANAL DE LA BOUTETIÉRB
DANS LA VENDÉE
Je disais à ma sœur : • Ces deux têtes de mort, que tous les
jours ils remettent sur ce banc, semblent dire, hélas! qu'ainsi
que nos aieux ont vécu ici, ainsi qu'eux nous mourrons ici. >
Henriette (i) me grondait de cette superstition, et plus coura-
(1) Mariée à la Boutetière, en 1806 au comte Louis de Villevielle, le
198 SOUVENIRS
geuse que moi, elle éloignait ces tristes objets d'horreur et
de pitié, et pourtant je ne sais quelle inexprimable tendresse
pénétrait notre cœur; nous considérions, nous replacions dou-
cement les ossements sur la terre, qui fut si longtemps pour
eux celle du repos, mais je ne sais par quelle obstination les
ouvriers les croyaient mieux et plus convenablement placés
sur notre banc favori. Ce banc était posé au bord du canal,
sous de hauts et beaux platanes, près de l'endroit qui fut jadis
la sépulture protestante de notre famille (depuis la Réforma-
tion jusqu'à la révocation de l'édit de Nantes) (1) : nous
aimions à nous y reposer, assises Tune près de l'autre, quel-
quefois réservées et silencieuses, d'autres fois vives et expan-
sives dans nos prévisions d'avenir. Hélas! jusqu'au mariage
de ma sœur en 1806 nous n'avions jamais été séparées; tout
était commun entre nous; nous étions si unies, qu'il nous
semblait vivre delà même vie. C'est bien sincèrement, je vous
assure, qu'il me semblait impossible de vivre sans elle. Nos
caractères étaient différents, nos goûts n^étaient pas abso-
lument les mêmes, et pourtant jamais intimité ne fut plus
parfaite, plus confiante, plus dévouée; il n'y avait que onze
mois de différence entre nous. Les années les plus tristes de
ma jeunesse ont été celles que j'ai passées depuis son mariage
en 1806 jusqu'au mien en 1810.
NOS VEILLÉES A LA BOUTETIÊRE, 1802-1804.
Pourquoi m'apparais-tu, triste et doux fantôme d'un temps
qui ne reviendra plus? Nous étions assis en cercle autour de
15 juillet, décédée à Alais le 19 décembre 1819, enterrée à S&iat-Martin-
de la Fare, terre que le commandeur de VillevieUe, vice-amiral de
France en 1817, avait léguée à ses petits-neveux Charles, Clotilde et
Hedwigo de VUlevielle. (Ed.)
(1) François Prévost, chevalier, seigneur de Saint-Mars, de la Boute-
tière, du Pouët, etc., ûls de Samuel, chevalier, seigneur du Pouêt, etc.,
chambellan du roi de Navarre en 1585, et d'Elisabeth Turpin, dame de
la Boutetière, avait épousé, le 20 décembre 1624, Bénigne de Jaucourt-
Villamoul, petite-fille du célèbre du Plessis-Mornay, ami d'Henri lY, con-
seiller d'État, ambassadeur, surnommé le Pape des Hugumoit. Leurs
descendants revinrent à la religion catholique. (Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 19»
la vieille cheminée de pierre dans le petit salon, pauvre petit
salon ; ma mère, dans un fauteuil de paille à l'un des angles ;
près d'elle, ma sœur; puis mon bon père (4) en face du foyer,
Louis près de lui, et moi j'étais en face de ma mère, appuyée
à Tautre angle de la cheminée. Nous filions^ nous autres
femmes; c'était un ouvrage nouveau pour nous, et qui nous
plaisait fort; une brave paysanne vendéenne nous avait appris
à toiu'ner le fuseau. Mon père et Louis parlaient sans cesse du
vieux temps, ils étaient intarissables sur les guerres de
Louis XV (2). Ces récits intéressaient mon frère, qui interro-
geait notre père sur la manière de faire la guerre autrefois,
surTancienne discipline militaire. Combien de fois nous avons
entendu l'histoire d'un vieux soldat pendu par suite des
ordonnances sévères du maréchal de Broglie, poiu* avoir pris
une oie! Tous les officiers pleuraient et intercédaient auprès
de l'inflexible maréchal. Le vieux soldat disait : < N'intercédez
pas pour moi; laissez-moi mourir, pour servir d'exemple à
mes camarades, pour les empêcher de marauder et de faire
comme moi. » Souvent aussi ils parlaient de la chasse; mon
père l'avait aimée avec passion; il en connaissait les usages,
toutes les lois, les héros, et même les chiens célèbres du pays.
Tout à coup il entonnait les airs de chasse, qu'il n'avait point
oubliés et qu'il chantait avec une voix forte et juste; mon
frère se joignait à lui, et nous demandions grâce.
Le fuseau échappait fréquemment à ma main peu habile;
une profonde rêverie absorbait toutes mes facultés, j'errais
dans un monde idéal; je rêvais une vie pleine de vertus, de
bonheur, de gloire, et d'amour, d'amour comme on le com-
prend à seize ans, avec son innocence et son sourire d'enfant.
J'appuyais ma tête sur la pierre qui formait l'angle du man-
teau de la cheminée; je paraissais plongée dans un profond
sommeil. Rapides et doux rêves de jeunesse! Faut-il si peu de
(1) Jean-François Prévost de Saint-Mars, comte de la Boutetière, né en
i735, capitaine dans Orléans-dragons, chevalier de Saint Louis, émigré,
avait épousé, au château de Bessay, le 27 février 1781, Adélaïde-Paule,
comtesse de La Fare. (Éd.)
(2) Le siège de Berg-op-Zoom. Berg-op-Zoom t que de fois je vous ai
entendu nommer î
800 SOUVENIRS
jours pour détruire les liens de famille ? Mon père! ma sœurt
Je n'entends plus proférer le mot de mort, sans qu'un froid
de glace me traverse le cœur)
UNK fATB VBNDÉBNNB •— UN ROMAN d'uN JOUR ^ 1802.
J'avais dix-sept ans. J'étais rose, blanche et blonde^ gaie
comme l'innocence, Un de nos voisins, vieil officier de marine,
qu'on appelait le chevalier du Plessis, mais que nous ne nom-
mions que le chevalier du plaisir, parce qu'il était à la tète de
toutes les joyeuses entreprises, vint un jour à la Boutetière
demander à ma mère de nous laisser aller à une réunion ven-
déenne dans un village à deux lieues de nos ruines, et que
l'on appelle, je crois, les Cerisaies ou la Caillère. C'est un joli
village où Ton voit des cerisiers gigantesques; je n'en ai
jamais vu de si énormes. Leurs immenses rameaux forment
une voûte immense que ne percent ni les rayons de soleil ni
les pluies d'orage; des branches flexibles, couvertes de fruits,
descendent jusqu'à terre; on y peut dresser de nombreuses
tables à l'ombre du soleil et à l'abri de la pluie. Or, nous
étions dans la saison des cerises. Il fut décidé que le bon che-
valier viendrait nous chercher, et qu'accompagnées de lui et
de mon bon père nous irions, ma sœiu* et moi, à la joyeuse
réunion. Les cerises en étaient le prétexte; mais chaque con-
vive apportait en pique-nique un plat froid pour son contin-
gent. Il faisait ce jour-là un temps superbe; vêtues de robes
légères et blanches, nous nous mîmes gaiement en route; le
chevalier racontait des histoires plaisantes; mon père rappe-
lait le bon temps. Nous gravîmes le coteau si pittoresque de
la Bretaudière, et nous nous arrêtâmes quelques instants dans
la cour de ce beau château complètement en ruines. Il avait
été possédé pendant plusieiu'S siècles par une branche de
notre famille à laquelle une noble fille de la maison de Riant
l'avait portée en dot. Le chevalier nous disait y avoir vu avant
la Révolution une collection de portraits des dames de la
Bretaudière (de notre famille), qui étaient presque toutes
DE LA BARONNE DU MONTET 801
d'une beauté remarquable; il y en avait, disait-il, auxquelles
t mes petites taupes » ressemblent un peu. Le chevalier nous
trouvait très blanches, comme nous l'étions eiTectivement, et
il avait imaginé, par contraste, de ne nous appeler que ses
• petites taupes » . Nous traversâmes des bruyères couvertes
de genêts en fleur et une plaine dans laquelle on trouve un
arbre qu'on croit être le rendez-vous nocturne des sorcières.
Enfin, nous atteignîmes le lieu de la joyeuse réunion. Les
nouveaux venus étaient reçus avec acclamation; on s'emparait
d'eux, on leur présentait un rameau couvert de cerises, on les
entourait jusqu'à une nouvelle arrivée. Notre petit triomphe
fut plus long, parce que c'était la première fois qu'on nous
voyait à une fête vendéenne. Mon père retrouva peu de ses
contemporains, mais les enfants de' plusieurs. Les jeunes
comme les vieux avaient combattu dans la sainte et mémo-
rable guerre; il y avait camaraderie complète entre tous.
Quelques jeunes hommes appartenant à la 'classe bourgeoise,
vivant noblement, et qui avaient été bons Vendéens, étaient à
la fête, aimés, traités en frères : ils avaient oublié qu'ils
n'étaient pas nobles; leurs camarades gentilshommes l'avaient
bien plus oublié encore. Une égalité parfaite régnait entre ces
braves soldats de l'armée royaliste; ils avaient défendu la
même cause, couru les mêmes chances, dormi sur la même
bruyère. Ahî qu'elle était belle, qu'elle était réelle et tou-
chante, cette égalité !
Un très jeune blond aux yeux d'azur, au regard limpide et
doux; un jeune homme qui par sa valeur, sa conduite sans
peur et sans reproche, eût jadis aspiré certainement aux épe-
rons de chevalier, était à cette réunion. Il m'avait présenté
tant de rameaux de cerises que mes mains ne pouvaient plus
les contenir. 11 les ramassait quand je les jetais, après les
avoir dépouillés de leurs fruits. Il se plaça près de moi à la
table champêtre. Il me parlait de l'Allemagne parce que nous
revenions de Vienne; je lui parlais de la guerre où il avait été
si brave. Un rustique coup d'archet mit toute la joyeuse bande
en mouvement; le charmant jeune homme fut mon danseur.
On dansa jusqu'au moment du départ. Gomme nous étions
202 SOUVENIRS
des plus éloignés^ nous fûmes des premiers partants. Voyant
la tristesse succéder à Tair heureux du jeune homme : t Pour-
quoi donc, lui dis-je naïvement, avez-vous Tair si triste main-
tenant? > Il ne me répondit que par un regard d'indéfinissable
mélancolie... Quelques jours après, le bon chevalier vint à la
Boutetière. Nous étions près de ma mère, nous l'accueilltmes
avec notre gaieté ordinaire; mais lui paraissait soucieux; ce
n'était pas son habitude : le menton appuyé sur la pomme
d'or de sa longue canne, il gardait le silence; enfin il secoua
la tète, et comme un homme qui va confier un secret et prend
une grande résolution, il dit : « Je suis chargé d'une commis-
sion... — Eh bien?... — D'une demande en mariage. — Ah!
chevalier, dit ma mère en riant, cela devrait être une confidence
entre vous et moi... » Nous riions comme des jeunes filles
folles : « Dites donc, chevalier, dites donc. — Eh bien, ma petite
taupe, s'écria-t-il en me regardant fixement, c'est de vous qu'il
s'agit. » Ma mère, accoutumée aux plaisanteries du bon che-
valier, ne s'alarma point de ce début. « Écoutez, reprit-il,
l'autre jour en vous quittant je fus accompagné par le jeune
X... Nous étions à cheval, je lui parlais, il ne me répondait
pas. Le diable ne m'emporte pa^ (c'était le juron du chevalier),
je lui dis : « Est-ce que vous avez perdu la parole, mon
« camarade? » Il ne me répondit pas davantage. Alors je pensai
qu'il était malade : sa tête était penchée sur sa poitrine; j'ap-
prochai mon cheval tout auprès du sien et je vis une grosse
larme qui roulait siu* sa joue. « Oh! oh! fe diable ne m*emporte
pas, qu'est-ce que cela signifie, jeune homme? — Monsieur le
chevalier, dit-il, ne plaisantez pas, car je suis bien malheu-
reux! — Et de quoi? — Je ne suis pas noble. — Le diable ne
m'emporte pas, si quelqu'un vous l'a dit, il en a menti; vous
êtes noble, mon camarade, noble par votre cœur, noble par
votre épée! » Alors le jeune homme releva la tète, t Le pensez-
vous ainsi, monsieur le chevalier? — Le diable ne m'emporte pas,
perdez-vous la tête, mon garçon; à qui en avez-vous? —
J'aime, monsieur le chevalier! — Eh bien, le grand mal à
cela! — Les parents de Mlle Alexandrine me jugeront-ils aussi
favorablement que vous? » — Le bon chevalier consola son
DE LA BARONNE DU MONTET 203
jeune ami, et lui donna sans doute beaucoup d'espérance; il
lui promit de parler à ma mère; il Tavait fait avec intention
devant moi, pour m'intéresser à la cause de son protégé, c £h
bien! Drine'^ i me dit ma mère en riant (c'était le petit nom
d'amitié qu'elle me donnait). Je ne pris nullement la chose au
sérieux, et je lui dis en toute vérité que l'idée du mariage
n'était pas encore entrée dans mon cerveau le moins du
monde. Je me mis à rire de ce rire naïf et franc qui faisait
voir mes dents, si blanches à cette époque. Le chevalier secoua
tristement la tête, et ses deux épais sourcils noirs se rejoi-
gnirent. Il me bouda pendant quelque temps.
Ma mère lui avait sans doute défendu de me reparler de ce
jeune prétendant; il n'en parla plus; et moi, par une pudeur
de jeune fille, je n'osais plus le nommer; et maintenant, ose-
rais-je vous Tavouer, j'ai même oublié son nom.
UNE LEÇON D HISTOIRE
Mon frère avait huit ans et demi; il était très avancé, il
apprenait l'histoire. Il avait lu, peu de jours avant la catas-
trophe que je vais vous raconter, la manière dont le roi
Charles VI fut sauvé du feu qui avait pris à ses vêtements. Un
soir que nos parents étaient absents et que le grand et sévère
abbé qui devait présider seul à notre petit souper se prome-
nait gravement en attendant qu'il fût servi dans la salle à
manger, nous nous approchâmes du poêle; le petit tablier de
tafi'etas de ma sœur fut attiré par la flamme, et dans un ins-
tant elle en fut enveloppée. Je m'en souviens comme si c'était
hier; ce nuage de feu, je le verrai toujours; l'abbé, les domes-
tiques, je vois tout : mais le plus ineffaçable tableau, le plus
présent, c'est mon frère serrant sa sœur dans ses bras, l'étrei-
gnant, l'étouffant, la sauvant, et le sang-froid héroïque de
cet enfant, regardant avec surprise, et écoutant avec un éton-
nement qui eût été comique, s'il n'eût été sublime, les cris
d'admiration qui avaient succédé aux cris de terreur de ceux
qui l'entouraient. « Eh ben! Eh ben! disait-il, quoi donc, est-
204 SOUVENIRS
ce que n'est pas comme cela que le roi Charles YI a étë sauvé? >
Ils n'en savaient assurément rien^ tous ces braves gens, ces
bons serviteurs qui pleuraient d'émotion, en trouvant sur ses
mains et ses vêtements roussis les traces encore brûlantes de
ses courageux efforts. Hélas! je dois vous l'avouer et vous me
le pardonnerez; j'avais cinq ans et demi; je m'étais enfuie et
je poussais des cris horribles, mais qui furent utiles^ car ils
firent accourir bien vite nos bons et dévoués serviteurs.
LES ENFANTS ET LES VIEILLARDS
n n'y a que les enfants et les vieillards qui disent exacte-
ment la vérité : les premiers parce qu'ils en ignorent les dan-
gers, et les seconds parce qu'ils reconnaissent enfin l'inutilité
de la dissimulation. Voilà pourquoi la vérité est si naïve dans
la bouche des enfants, si amère dans celle des vieillards.
Il y a peu de villes capitales où il y ait, je crois, moins de
convenances d'âge qu'à Vienne dans la haute société. La
grand'mère est habillée comme sa petite-fille I La vieille com-
tesse Palavicini, née Zichy, se désolait il y a quelques jours
de la mort d'une de ses sœurs, parce qu'elle venait de recevoir
quatre chapeaux neufs de Paris, que son deuil l'empêchait de
porter. Cette femme a plus de soixante ans. M. de Golowkin a
donné un bal cet hiver; il a invité par carte le prince Mau-
rice Liechtenstein, mort depuis deux ans I Quelle triste dis-
traction pour sa veuve î
On donnait avant-hier une soirée costumée chez la comtesse
Fuchs; une partie de la société a choisi pour masques la
représentation de la Chambre des députés de France. Le côté
droit était figuré par des personnes qui avaient caché leur
côté gauche par un rideau ; la gauche avait le rideau tiré du
côté droit. Le centre était représenté par des personnes
chargées de listes d'invitation. Il y eut une petite discussion
et un peu de bruit pour élire Mme de X... présidente; ce qui
était admirablement choisi pour mettre en scène une femme
qui fait singulièrement la docte en politique, et dont le côté
DE LA BARONNE DU MONTET 205
droit n'est pas en rapport avec le gauche. Ce sont ses amis
intimes qui ont inventé cette bizarre plaisanterie (1).
MM. DE TATISGHEFF ET DE GAVALL03
M. de TatischefT (2) était dans ces derniers temps un des
hommes meublant% du salon de la comtesse Rosalie. Il parta-
geait cet honneur avec M. de Cavallos. M. de Cavallos est un
gros homme lourd, d'une laideur orgueilleuse ; il est bien rare
qu'aucun homme célèbre ait la physionomie de sa réputation.
DE l'élégance ou de LA CRÈME (3)
On appelle à Vienne Vélégance une partie de la société qui
s'est donné ce nom et ce renom. Cette partie de la société,
trop considérable pour se nommer une coterie, en a cepen-
dant tous les défauts et tous les avantages. C'est une aristo-
cratie de salon très insolente, au milieu d'une aristocratie tout
aussi noble, et même quelquefois plus noble. Elle n'a pas plus
de mérite et d'esprit que l'autre partie de la société qui n'est
pas censée élégante. Les femmes qui composent cette classe
privilégiée ne sont ni plus aimables ni plus belles que les
autres ; mais elles sont plus impertinentes^ elles le sont même
beaucoup ; moqueuses, dédaigneuses, méprisantes môme, et
cela sans aucun motif. En vérité, c'est une étrange petite
(1) Mme de Coronini, née Fagan, nièce de Mme de Rombeck^ nous
racontait un soir, chez M. de Caraman, qu*on avait représenté des
tableaux à Goritz et entre autres le beau tableau de la Femme adultère.
Nous trouviimes le sujet étrange. L'ambassadeur lui demanda quelle
était la personne qui s'était résignée au rôle de la femme? C'était la com-
tesse Coroninl ; nous éclatâmes de rire ; mais comprend-on un tel choix
dans un tel rôle ?
(8) Tatischeff (Dimitri-Paulovitch), envoyé à Naples, à Madrid, à Vienne
(1827-1842), mort à Saint-Pétersbourg en 1845. (Ed.)
(3) Cette feuille détachée fut trouvée dans les écrits de mon cher
Joseph, auquel j'avais demandé un jour de faire un petit ouvrage sur les
mœurs de Vienne.
206 SOUVENIRS
tyrannie. La société élégante, quoique fort entichée de
noblesse, admet facilement des aventuriers dans ses cercles
intimes, des hommes d'une naissance très commune, d'une
naissance équivoque; des femmes d'une légèreté et d'une
effronterie impardonnables. J'ai vu à Vienne de véritables
rustres, sans nom et du plus mauvais ton, s'immiscer dans
cette société. Cela m'étonne moins que de voir des femmes
mourir de chagrin, ou perdre la tête de ne pouvoir y pénétrer.
MOEURS VIENNOISES — INFLUENCE DE LA COTERIE DES ELEGANTS
La cour de Vienne donne l'exemple d'une vie religieuse et
des meilleures mœurs; les courtisans devraient se modeler
d'après elle : c'est tout le contraire. La grande noblesse vien-
noise (c'est-à-dire les hommes) est la plus dissolue qui existe.
Le prince Esterhazy, capitaines des gardes, a des maîtresses
par centaines ; il fait publiquement élever des jeunes filles
pour son harem, et il continue à jouir des faveurs de la cour !
Le prince de Kaunitz, ambassadeur d'Autriche à Rome, donne
publiquement dans les excès les plus honteux. Toute la haute
noblesse est dans le même cas, en proportion de sa fortune et
de son crédif. Cette haute noblesse est tellement endettée,
corrompue et légère, que si les majorais étaient abolis, on
verrait avant dix ans les plus beaux noms de l'Autriche
réduits à la mendicité. Il y a quelques exceptions : le comte
def tarrach, de Hoyos (Ernest), prince Clary, comte Goess, etc. . .
Mais elles sont en petit nombre.
En Autriche, l'opinion publique n'exerce aucune autorité
sur les individus, de quelque classe quïls soient. Les hommes
les plus marquants par leur naissance et leur rang politique
s'en jouent ; ils n'ambitionnent pas la louange, et ne craignent
pas le blâme. Us jouissent dans leurs désordres d'une liberté
que l'apathie de leurs concitoyens et la longanimité du souve-
rain peuvent seules faire comprendre. On voit tous les jours
à Vienne, sur les places et dans les rues les plus fréquentées,
des ministres d'État, des princes occupant les premières
DE LA BARONNE DU MONTET 207
charges de la cour et au moiDS sexagénaires, s'occuper pen-
dant deux ou trois heures de la matinée à examiner, la lor-
gnette à la mai{]i, les filles publiques, les appeler, leur parler,
les agacer et les suivre publiquement jusqu'à leur demeure.
Personne ne les siffle, on ne songe pas à les huer, et ce scan-
dale se répète chaque jour.
« Quel est ce superbe équy)age qui efl'ace tous les autres par
son élégance ? Les pann.eaux portent les armes d'un prince,
et les ordres qui en relèvent l'éclat indiquent les places émi-
nentes qu'il remplit dans l'État. — Ne reconnaissez- vous pas le
prince Kaunitz, neveu du grand ministre de ce nom, naguère
ambassadeur d'Autriche près du souverain pontife? — Cette
dame brillante de jeunesse, de beauté, et de parure, est sans
doute la princesse, son heureuse épouse? — Non, monsieur,
me répondit tranquillement celui auquel j'adressais mes ques-
tions, c'est sa maîtresse. Ces princes sont souvent de grandes
dupes ; pour cette fois, le prince Kaunitz a démenti cette opi-
nion générale. Son choix est bon. Je connais cette jeune lîUe,
elle est sage et d'un bon caractère; une bagatelle, mais autre
temps, autres mœurs. Sa fortune est faite, et sa renommée
établie. Dès qu'elle aura ruiné ce prince, elle en prendra un
autre. Elle mérite ce bonheur ; adieu, monsieur. »
Abandonné par mon bénévole cicérone, je continuai ma
promenade sous cette magnifique allée d'arbres qui borde la
grande avenue du Prater, et j'admirai la double file de voi-
tures qui y étalent leur magnificence aux yeux du public. Un
équipage absolument semblable à celui que je viens de décrire
le suivait presque immédiatement. Ma curiosité ne pouvait
rester incertaine ; je rappelai mon interlocuteur et je le priai
de me satisfaire. « Ne voyez- vous pas, monsieur, que cette
voiture est celle de la princesse Kaunitz, une des femmes les
plus aimables et les plus intéressantes de la capitale ? La prin-
cesse sa fille est à côté d'elle ; sa beauté, sa modestie font d'elle
le modèle de son sexe. Le jeune homme qui cause aveo elle
«en faisant piaffer son superbe coursier est l'heureux mortel
qui ambitionne sa main. Le mariage se fera. Ne remarquez-
vous pas comme il est attentif? Bientôt il cause avec le prince
208 SOUVENIRS
et sa maîtresse, et d'un bond, il se retrouve auprès de celle
qu'il aime. Avouez, monsieur, qu'un pays où Ton peut se
mettre autant à son aise, et autant au-dessus des sots pré-
jugés, est le plus libre du monde. »
Un instant de silence interrompit notre conversation, car la
nouveauté de ce spectacle me fit faire plus d'une réflexion
sérieuse.
DEUX SAUVAGES
Vienne, novembre 1811.
Il y a des vendredis encore en négligé chez l'ambassadeur
de France; ils sont très jolis : quelques soupers chez la prin-
cesse Clary et la comtesse Palfy ; des soirées diplomatiques
chez Mme de Wrbna, et les Européens chez la comtesse
Rosalie Rzewuska. Je fus ces jours-ci dans les magnifiques
serres de l'Empereur, avec mes deux amies, dames de la
cour, baronne de Veveldt et Hoehenegg, et la fraîche et
joyeuse Julie (comtesse de KoUowrath). L'impératrice du
Brésil (archiduchesse LéopoldineJ a envoyé à son auguste
père, entre autres curiosités, deux sauvages anthropophages
de je ne sais quelle tribu, avec force perroquets ravissants,
oiseaux rares, crocodiles, tortues, etc. Le sauvage est très
bien élevé, mais horrible et défiguré, ainsi que sa femme ou
jsa femelle, par des bois aux oreilles et sous la lèvre infé-
rieure, en forme de table. Ils sont vêtus à l'européenne. Cela
dérange toutes les idées sur les anthropophages, de voir un
homme et une femme de cette espèce vêtus d'habits de drap
vert, et mangeant une énorme assiette d'épinards ! Je conseillai
à Julie qui est grasse et fraîche de ne pas s'approcher trop
près de crainte d'un coup de dent. La femme nous faisait des
yeux horribles ; elle venait, pauvre mère (car l'amour mater-
nel est de tous les pays), de perdre un de ses enfants ; peut-
être nous accusait-elle intérieurement de l'avoir dévoré.
Un des crocodiles vient de mourir. Des amateurs en ont
mangé; un naturaliste surtout, par excès de science^ en a
DE LA BARONNE DU MONTET 209
goûté, du cru, du bouilli, du rôti. Je trouve ce savant, tout
nourri de crocodile crevé, un homme bien intéressant.
Le pauvre petit sauvage qui vient de mourir a été baptisé ;
il aura été bien heureux de se voir au paradis avec les anges .
Je ne sais si c'est en plaisantant, mais l'archiduchesse de
Vienne a donné des scrupules à l'Empereur sur la cohabita-
tion ie ces vilains sauvages, auxquels il est impossible de faire
comprendre un mot de religion. L'Empereur, qui d'ailleurs ne
sait qu'en faire, va les renvoyer au Brésil.
LE BOURREAU D EGRA, SAVANT REMARQUABLE
Le bourreau d'Egra, en Bohême, s'appelle Huss, et se dit de
la famille de Jean Huss. C'est un homme d'une grande science
et de mœurs fort douces. 11 a de riches collections de mé-
dailles et d'objets d'art anciens. Les amateurs vont le visiter ;
il les reçoit avec une grande politesse. Un de nos amis lui
témoignait son étonnement qu'avec ses goûts, sa science, et
l'extrême douceur de son caractère il eût pu rester dans la
situation où il était. Huss lui fit observer avec tristesse qu'il
n'avait été maître de l'accepter ni de la refuser, la loi forçant
le fils à succéder à son père dans cette horrible carrière . Il
s'était occupé toute sa vie à chercher le moyen de faire moins
souffrir les patients.
Les empereurs, les rois et les princes ont visité les belles
collections du bourreau d'Egra.
MORT DE NAPOLEON
HietziDg, 1821.
Napoléon est mort t 11 y a dix ans, on eût cru la chose
impossible. Les bourgeois et les badauds de Vienne parlent
aujourd'hui de cette mort, comme ils parleraient de celle d'un
acteur de la comédie. Ce prodigieux événement ne fait aucune
sensation dans le monde. Je ne puis assez m'étonner de cette
14
210 SOUVENIRS
indifférence. Ce point isolé dans l'Océan, ce rocher calcaire,
ce cratère éteint, tombeau de Napoléon, me paraissent de fou-
droyants manifestes de la Providence. Le monde était trop
resserré pour sa vaste ambition. Les rois de TEurope se cour-
baient devant son ombre. Ses armées brillantes de valeur se
déroulaient comme des torrents de feu sur l'Europe consternée
et humiliée; mais l'Étemel l'attendait, sa main terrible avait
déjà marqué l'tle de Sainte-Hélène. C'est en vain que tombé
du sommet de la puissance il s'agitera dans le sang des
soldats de Waterloo encore un instant. Le rêve de la gloire
est fini, l'étonnant météore s'est éteint ! La tombe du géant
est digne de sa destinée; immense rocher perdu dans les
flots, battu par les tempêtes, quel monument en Europe eût
eu cette sublime majesté du malheur, cette tristesse poétique
et cette grandeur ? Sur quelle pierre du vieux monde, l'impé-
rieux vouloir de la Providence eût-il été gravé d'une manière
plus frappante? Ne troublez jamais sa cendre, laissez les flots,
laissez les ouragans faire la garde du tombeau de Napoléon t
Derniers courtisans de sa présence déchue, que leurs voix
sinistres s'élèvent et s'abaissent sur le cratère éteint, sur la
lave refroidie qui forme le lit du guerrier ; et que ces grandes
voix répètent comme un long mugissement et une sombre pro-
phétie : « Malheur t malheur aux vaincus et aux vainqueurs ! >
La tombe de Napoléon à Sainte-Hélène rend à sa renommée le
grandiose que ses derniers efforts pour conserver la couronne
avaient rapetissé misérablement. Garde ton dépôt, Sainte-
Hélène, car, toi aussi, tu avais une destinée, et ce n'était pas
en vain qu'une révolution dans le fond de l'abîme te lança
avec tes sombres aspérités au-dessus des flots !
, La cour n'a pas pris le deuil. Marie-Louise en a témoigné
son mécontentement par une lettre remplie d'amertume; elle y
dit, entre autres choses, que c'est donner contre la légitimité
de son mariage un grand argument. Le jeune duc de Reich-
stadt a beaucoup pleuré en apprenant la mort de son père; on
a remarqué que, peu de jours après, il marchait la tête basse
et le regard morne. Je l'ai vu hier, il est en profond deuil
ainsi que toutes les personnes de sa maison. Le lendemain de
DE LA BARONNE DU MONTET 211
l'arrivée du courrier qui apporta l'importante nouvelle de la
mort de Napoléon, je fus réveillée de bon matin par un grand
bruit de chevaux et de voitures : c'était une brillante partie de
chasse; l'Empereur, l'Impératrice et toute la cour.
LE PRINCE DIETRICHSTEIN ET LE COMTE FERDINAND WALDSTEIN
Hietzing, 1821.
Nous avons donné quelques petits, mais très agréables
dtners aux Ségur, au prince Dietrichstein et au comte Ferdi-
nand Waldstein. Deux hommes bien remarquables, ce prince
Dietrichstein et le comte Waldstein, qui se sont précipités hors
de leur destinée et se sont donné, chacun dans leur genre,
autant de peine pour détruire leur existence sociale que d'au-
tres s'en donnent pour la rendre plus brillante. Le prince Die-
trichstein, chef d'une illustre maison, a occupé de grandes
places; il a infiniment d'esprit et de vastes connaissances en
tous genres ; il a vécu dans l'intimité d'hommes célèbres; il
est impossible d'avoir un extérieur plus distingué et difficile
d'être plus aimable. En peu de mots, voici son histoire : il est
énormément riche et vit dans une gêne habituelle; il a fait ses
preuves de la plus brillante valeur (1), et porte les jours de
cérémonie la croix des braves, la belle croix de Marie-Thérèse
sur un habit rouge ; il a vendu le superbe palais de sa famille
et loue de tristes et petits logements ; il s'est marié par amour,
étant ambassadeur d'Autriche à Saint-Pétersbourg, contre le
gré de toute sa famille, et hait sa femme (2) ; il fait de très
belles et très nobles actions sans principes, et de très profonds
raisonnements sans bases. Il a de la hauteur et il est excessi-
vement libéral.
TLe comte"^ Ferdinand Waldstein a fait d'immenses dettes,
surtout étant ministre des finances de l'électeur de Cologne :
il était chevalier de l'Ordre teutonique, destiné à de grandes
(1) Géaèral très jeune.
(2) La comtesse Schouvaloff.
212 SOUVENIRS
et lucratives commanderies, diplomate sans lettres de créance,
financier sans lettres de crédit; voué au célibat par ses vœux,
il s'en est fait relever; il s'est marié, et par de faux calculs il
s'est ruiné et a ruiné la spirituelle et charmante comtesse Isa-
belle Rzewuska. Le comte Waldstein, avec im esprit supé-
rieur, n'a point établi sa réputation; avec un cœur noble,
généreux, des idées magnifiques, il n'a rien ajouté à l'éclat de
son nom : il n'est qu un homme très aimable.
ANTOINETTE DE LILIEN
Antoinette, baronne de Lilien, issue d'une très noble famille
allemande, fille du général baron de Lilien (resté veuf avec
deux filles en bas âge)^ fut élevée à Ratisbonne par sa tante.
Elle était belle, tout à fait distinguée de ton^ de manières et
de maintien, gracieuse et simple. Je n'ai vu aucune femme se
présenter plus noblement dans un salon. Sa vertu, douce et
inaltérable, jetait sur sa ravissante personne comme un voile
aérien et céleste, quelque chose de suave et d'imposant, de
triste aussi, car sa destinée ne fut pas heureuse.
Le général de Lilien, n'ayant aucune fortune et s'étant marié
assez âgé, se voyait vieill^ir avec terreur. La crainte de laisser
ses deux charmantes filles orphelines sans appui dans le
monde l'engagea à marier Antoinette avec le jeune baron de
Puthon, riche banquier de Vienne, et sa sœur avec un noble
hongrois, M. Zerdehally, gentilhomme campagnard et très
rustique. Antoinette fut entourée de toutes les jouissances du
luxe : hôtel magnifique en ville, somptueuse villa au faubourg,
maison splendide. Son mari était spirituel, élégant, d'une char-
mante figure, homme dégoût; tout portait chez lui l'empreinte
d'une exquise distinction ; il n'avait de banquier que le nom
et la fortune immense. Cette existence, si brillante qu'elle
parût, avait ses amertumes : la noble fille était descendue de
la première société dans la seconde ; elle s'aperçut que plu-
sieurs jeunes personnes de son intimité avant son mariage
s'éloignaient ou feignaient de la connaître à peine, et refu-
DE LA BARONNE DU MONTET 213
saient ses invitations. Son cœur en fut froissé, mais non aigri;
elle avait dil épouser un jeune homme de grande maison,
qui l'aimait passionnément, mais il était cadet, n'avait qu'un
très petit apanage, et la famille de ce jeune homme, alarmée,
s'adressa à Antoinette elle-même pour rompre le mariage.
Antoinette fut donc une femme incomparable. Par malheur,
son mari se laissa séduire par une coquette de haut parage^
dont la conquête flatta son amour-propre. Isolée, privée de
l'ouïe, maladive, Antoinette, si distinguée, si supérieure en
tout à sa rivale, n'eut jamais une plainte, jamais un reproche.
Elle aimait tendrement ma belle-mère qu'elle appelait sa mère,
-et mon angélique belle-sœur. J'allais la voir assez souvent :
c'était une joie pour elle; je la faisais rire, elle riait si peu et
si rarement depuis longtemps ! Je l'accompagnais quelquefois
au Prater dans son bel équipage, et le croiriez-vous ? pour
quelques personnes stupides, quelques oisons de la coterie
privilégiée, c'était une marque de sincère amitié, car alors les
personnes des deux sociétés étaient séparées encore par le
préjugé le plus encroûté et se rencontraient peu.
Notre chère Antoinette est morte jeune encore; son mari
l'entoura dans sa dernière maladie des soins les plus tendres,
les plus touchants. « 11 m'aime donc, disait-elle à ma belle-mère
en levant ses beaux yeux au ciel avant de mourir: je meurs
consolée. » Elle mourut comme une sainte. Je la vis exposée
sur un haut catafalque, dans un de ses magnifiques salons,
belle comme un ange encore et paraissant endormie dans une
douce pensée.
UNE FÊTE DE LA SAINT-LOUIS A BADEN
27 août 1821.
Nous avons reçu une invitation imprimée, cachetée du sceau
royal, pour un dîner de l'ambassadeur de France à Baden, en
l'honneur de la Saint-Louis. Nous n'avons pas cru devoir
refuser; je devais d'ailleurs une visite à Mme Victor de Cara-
man qui était venue me voir, ainsi que son mari et l'ambassa-
2U SOUVENIRS
deur, à Hietzing. Nous y avons été avant-hier; un médecin et
sa femme, un architecte, le marquis de Beaufortet nous, voilà
les seuls convives pour cette grande solennité et cette pom-
peuse invitation. Je ne pouvais m'empècher de rire en
regardant le marquis, car il s'était attendu à un grand dîner
diplomatique. La santé du roi a été portée bien bas et assez
maussadement. L'ambassadeur avait une humeur qu'il ne
pouvait dissimuler. Mais le soir il y eut une fête à peu près
publique, au casino; elle fut plus belle et plus digne qu'on
n'avait osé l'espérer, vu l'étrange réunion de très bonne et de
très mauvaise compagnie; tous les fiacres de Vienne sans
exception ont amené des invités; il y a eu six cents cartes dis-
tribuées, sans compter lés personnes qui ont cru pouvoir se
dispenser de cette petite formalité. Il y avait profusion de
fleurs, et la salle très bien décorée. Les principaux fonction-
naires de l'État, les chanceliers de Bohême et d'Italie, le ministre
de la police, plusieurs autres personnages marquants, ont été
oubliés dans cette grande quantité de bizarres invitations.
LOTERIES ET SOUPERS
Octobre-décembre 1821.
Les loteries sont en activité chez Mme de Rzewuska, et tou-
jours demandées par le prince de Salerne qui en fait à peu
près tous les frais. J'ai porté à l'une d'elles une jolie cravache
anglaise, à laquelle était attaché un bouquet de roses artifi-
cielles. Le lot a eu du succès ; le haut du fouet, c'est-à-dire la
poignée, pouvait devenir pipe ou flacon en touchant un res-
sort. J'ai gagné deux lots du prince de Salerne : un berceau en
filigrane d argent et un serre-papier charmant en bronze doré,
nacré de perles, représentant un amour déguisé en pèlerin.
Je soupe quelquefois chez la comtesse de Palfy, fille du
prince de Ligne. Le prince de Solms est un des convives habi-
tuels. C'est un homme très poli, conteur d'anecdotes, de ces
anecdotes apprises par cœur, auxquelles il ne manque ni
point ni virgule. On l'appelle monseigneur; je m'étonne de
DE LA BARONNE DU MONTET 215
cette humilité. Plusieurs princes autrichiens lui donnent ce
titre en lui parlant. Le prince Dietrichstein en exprimait sa
surprise à Mme Flore de Spiegel, née princesse de Ligne,
c Hélas t dit-eile, cela lui fait tant de plaisir t > Elle est bien
amusante, cette comtesse Palfy ; quand elle s'ennuie, elle tré-
pigne, elle s'agite, elle gronde; elle dit qu'on la trompe, qu'elle
voulait s'amuser, mais qu'elle s'ennuie; là-dessus elle s'arrange
comme pour dormir. Elle nous a donné cette comédie hier .
Les convives étaient : la princesse Jean Liechtenstein, parfaite-
ment aimable et charmante causeuse; la baronne de Spiegel» si^
spirituelle; la princesse de Clary^^sa sœur; le comte Ferdinand
de Wâldstein, délicat conteur; le prince de Solmsetmoi. Nous
avons eu beau protester, elle a persisté à nous trouver
ennuyeux et partant de là à dormir ou à faire semblant ; elle
nous a fait rire d'un bon rire.
La comtesse de Pergen, âgée de quatre- vingt quatre ans, est
toujours parfaitement aimable. Elle a dû garder le lit plusieurs
jours à la suite d'une petite maladie : M. de Mercy est allé la
voir et lui a fait une infinité de compliments et dit avec esprit
les choses les plus flatteuses. Mme de Pergen^ très plaisam-
ment, a pris avec gaieté le cordon de sa sonnette : « Des dou-
ceurs, des flatteries, et nous sommes seuls et je suis au lit;
vous me forcerez. Monsieur, à sonner mes femmes. »
MARIAGE DU PRINCE DE REUSS ET DE GASPARINE DE ROHAN
^ !•' décembre 1824.
Je fus jeudi chez la princesse Rasoumofl'sky ; il y vint beau-
coup de monde; le salon était parfaitement groupé; les plus
jolies personnes formaient un cercle sous le lustre et étaient
éclairées à ravir; les autres assez bien distribuées, d'après les
générations. J'étais bien placée, entre les trente et quarante
ans. La princesse de Rohan-Rochefort et sa flUe, la jolie prin-
cesse Gaspariue, y vinrent; cette dernière va épouser le prince
de Reuss XIX; elle en est enchantée; la principauté, les États,
la capitale, la constitution, l'occupent agréablement. La prin-
i>
2i6 SOUVENIRS
cesse de Rohan est transportée de ce mariage et croit qu'il est
à propos de prendre de temps en temps des airs d'ancienne
duchesse de Bretagne ; cela impatiente ou fait rire selon la
circonstance. Je vis ces dames il y a trois ans en Provence,
chez ma grand'mère; elles y vinrent, un après-dtner, avec le
marquis de Bernis et Mme de Bernis (1); elles allaient de là à
la foire de Beaucaire. On voulait dans ce temps-là marier la prin-
cesse Gasparine en Languedoc. Mme deZichy-Ferraris, en faisant
des yeux languissants, plaignait le charmant prince de Reuss
d'épouser une Française si éminemment française : < Conso-
lez-vous, lui dis-je, il y a une constitution dans les États du
prince ; la princesse régnante ne pourra ni enfreindre ni chan-
ger les lois du pays. » Je vous prie de croire que je riais en lui don-
nant cette consolation. Mme de Zichy-Ferraris exerce réellement
une certaine dictature dans les salons; on agit avec elle comme
avec les petits tyrans; on leur obéit en s'en moquant un peu.
LE S.\.LON DE LA COMTESSE R. RZEWUSKA (2)
â5 décembre 1821.
La belle nuit de Noël chez une dévote ! Vous croyez que je
viens de la messe de minuit?... Je suis rentrée hier à minuit,
on dansait encore chez la comtesse Rosalie Rzewuska. Le
prince de Salerne avait demandé une loterie, mais pourquoi
danser la nuit de Noël? Danser ! Pensez bien à la mine que
feraient nos respectables grand'mères! Je regardais la com-
tesse Rosalie avec étonnement ; elle était très parée et parfai-
tement belle; je suis sûr quelle avait jeûné toute la journée!
Le prétexte de cette petite fête était le jour de naissance de
(1) Le marquis de la Fare était le neveu du cardinal de Bemis et le cou-
sin du marquis de Bemis, marié le 29 mars 1806 à Armande-Louise, prin-
cesse de Rohan-Rochefort. (Éd.)
(2) La comtesse Rosalie Rzewuska est fille de la princesse Lubomirska,
guillotinée à Paris pendant la Terreur ; elle était en prison avec sa mère :
elle avait quatre ou cinq ans et se souvient d'avoir vu parUr sa mère,
si belle, vôtuo de blanc : la princesse allait à l'échafaud. La pauvre petite
délaissée fut recueillie par la femme du concierge, chez laquelle elle resta
jusqu'à ce qu'elle fût réclamée par ses parents.
DE LA BARONNE DU MONTET 217
Tempereur Alexandre; tous les Russes avaient dîné chez
M. Golowkin; ils vinrent dans leur brillant. Je n'aime pas les
loteries; les vilaines petites passions y sont en jeu; on est
humilié de ne rien gagner et honteux de gagner un lot mes-
quin. La comtesse Rzewuska triche ouvertement pour favori-
ser ses amis et les grandes puissances; les ambassadeurs ne
manquent jamais de gagner les plus gros lots; c'est apparem-
ment pour ne pas en perdre l'habitude. Le ministre de Hol-
lande, tout essoufflé, tout anéanti, avait imaginé d'apporter des
pots de confiture de gingembre dans un petit carton rose. Ce
don rare et précieux échut à la princesse Marie Esterhazy,
ainsi qu'un gros pigeon pattu, embaumé, empaillé et à res-
sorts, que M. de Lanskoronsky avait si mal soigné qu'il était
sorti de sa niche avec une patte cassée. M. de Lanskoronsky
eut jadis le même malheur en faisant une révérence au roi de
Danemark; cet à-propos nous a fait rire.
Le prince de Salerne avait apporté une infinité de lots char-
mants; j'en ai gagné deux. Au moment où je rentrais chez
moi, l'antique horloge de Saint-Étienne sonnait lentement (1)
et majestueusement minuit! Le son semblait venir du ciel;
j'adorai piofondément et presque avec un sentiment de re-
mords l'auguste et divin Rédempteur; j'étais à genoux au
milieu de mon salon ; j'étais parée, enveloppée encore de ma
pelisse et de mes fourrures. J'arrivais d'un salon brillant,
élégant, animé. Maintenant anéantie, seule, je croyais entendre
sonner Theure suprême de la naissance du Sauveur. Merci!
oh merci, mon Dieu ! d'avoir fait descendre sur moi un doux
et salutaire rayon de celte céleste lumière qui a éclairé la nuit
divine. Anges et bergers, chantez pour nous : « Gloire à Dieu,
paix aux honmies de bonne volonté sur la terre! » Hélas ! nos
faibles voix s'éteignent dans les vanités du monde.
(i) J*ai remarqué qu'en Allemagne les horloges sonnent plus lentement
qu'en France ; nous précipitons tout.
218 SOUVENIRS
MA.SQUE8 : LE PRINCE DB MEGKLEMBOURG , LE PRINCE JEAN DE SAXE ,
LA PRINCESSE SA FEMME
26 mars 1822.
Ce n'est ni le carnaval ni le carême qui m'ont empêchée
d'écrire, mais une invincible paresse qui me paralyse et me
fige. Je reviens à mes pauvres petites feuilles détachées (1)!
Quel sera leur sort? Si j'avais le bonheur d'avoir une fille,
elles tomberaient sur son cœur.
Les arbustes sont déjà verts, les violettes fleurissent, le Prater
prend sa première nuance. Il y a eu une infinité de bals cet hiver;
je suis allée à quatorze, c'est une honte; il y en a eu cinquante.
Je me suis masquée deux fois ; la première en page nain d'une
princesse géante, chez le prince Rasoumoflsky; cette folie a
réussi, mais beaucoup moins que mon masque chez la comtesse
Rzewuska. J'étais en peintre ; mon bonnet et ma perruque étaient
surchargés de pinceaux; une énorme palette était suspendue
par une ficelle à ma ceinture; ma redingote burlesque était bar-
bouillée de couleurs ; je travaillais à un tableau posé sur un
chevalet et représentant un ancien personnage. La figure de
ce vieux tableau avait été découpée, et la comtesse de Kollow-
rath y avait substitué son joli visage; beaucoup de rouge et
une énorme moustache la rendaient méconnaissable. Sa Ma-
jesté l'Impératrice, au dernier bal de la cour, a eu la bonté de
me dire que le récit de cette mascarade l'avait extrêmement
amusée. J'en ai reçu une infinité de compliments. Si j'avais
fait une pauvre petite bonne action, personne n'en aurait
parlé. Le prince de Mecklembourg-Schwerin, qui doit épouser
la princesse Alexandrine, fille du roi de Prusse, avait imaginé
ou l'on avait imaginé pour lui un singulier masque chez le
prince Rasoumoflsky; il y vint en poule, accompagné de
(1) Mais condamnées à l'oubli et au dédain, indifférentes même A ma
famille, elles auront le sort des feuilles mortes d'une saison passée. Peu
importe au voyageur qu'elles aient été frappées du feu du ciel ou mouil-
lées par les larmes du cœur, peu importe qu'elles aient vu la verdeur du
printemps ou la triste teinte de l'automne. Elles sont détachées de l'arbre»
elles sont mortes.
DE LA BARONNE DU MONTET 219
douze œufs dans leurs coquetiers. Un des œufs se trouva mal;
ce fut une scène tragi-burlesque. Ce prince ressemble un peu
au page d'un petit prince d'empire; il danse partout et tou-
jours un peu moins en mesure après souper qu'avant.
Le prince de Saxe, qui a épousé la jeune archiduchesse fllle
de l'Empereur, est allé chez l'ambassadeur de France et à plu-
sieurs autres bals. Je le vis, quinze jours après la mort de son
frère qu'il regrette beaucoup, danser en désespéré, le regard
morne, la figure pâle. On dit qu'on lui a demandé de se livrer
à cette distraction. Pauvre prince I Sa femme n'est pas plus
animée; rien de plus triste. Elle ressemble à une pauvre petite
femme parée et embaumée pour le royal caveau sépulcral. La
princesse de Salerne, qui a beaucoup plus de moyens, n'a pas
plus de couleurs et de mouvements. On parlait d'une de ces
princesses; quelqu'un demanda de laquelle il s'agissait : c De
la morte », répondit brusquement le comte de Fûrstenberg. Ce
même comte de Fûrstenberg, voyant cet hiver entrer la jolie
comtesse de Karoly avec sa mère, Mme Dillon, s'écria plaisam-
ment : « Ahl voilà encore la mer à boire I » M. Dillon et sa
femme ne quittent pas un instant leur charmante fille; ils l'ont
accompagnée à Vienne après son mariage. Cette persistance
prolonge son étrangeté dans la société et dans la famille de
son mari.
Je vis, à l'un des bals de l'ambassadeur de France, une jeune
femme penchée sur une haute chaise, sans danseur parce qu'on
avait oublié de lui en assurer, presque seule et abandonnée
parce que la belle-fille de M. de Caraman avait négligé de se
faire présenter à elle. Le souper vint; on ne lui présenta point
de table. Mme de Caraman allait se coucher; on lui fit remar-
quer l'abandon de la princesse. Cette petite délaissée est fille
de l'Empereur et régnera un jour sur un royaume. Mme Louisa
alla enfin s'asseoir auprès d'elle; la princesse ne la connaissait
pas; elle ne savait que lui dire. On apporta une table de jeu
sur laquelle on lui servit à souper; elle mourait de faim et
mangea à étonner tout le monde.
220 SOUVENIRS
POISSONS D AVRIL
Ce 13 avril 1822.
Je suis bien jeune pour mon âge. J'ai donne des poissons
d'avril : M. de Pont a quitté son bureau, ses graves occupa^
tions pour aller en toute hâte signer le testament d'une malade
qui se portait à merveille (i) ; il est arrivé muni de son cachet
et même d'une bonne plume neuve. Plusieurs personnes se
sont réunies chez la comtesse Rzewuskaet ont apporté de jolis
petits lots pour une loterie dont on n'a point entendu parler.
Mais de tous mes poissons d'avril, le meilleur fut celui que je
donnai il y a quelques années au comte Charles deBombelles.
Je lui envoyai à la caserne un énorme rôle de comédie à
apprendre; j'avais emprunté un laquais et une livrée étran-
gère. Le comte Charles passa la nuit à se promener dans sa
chambre, récitant à haute voix son rôle; ses voisins le crurent
fou ; il déclamait son rôle avec animation et des inflexions de
voix variées. Le lendemain il se rendit chez Mme de Zichy-
Ferraris où devait avoir lieu la prétendue première répétition.
La comtesse ne recevait pas ; il força sa porte, arriva jusqu'à
son cabinet avec son cahier sous le bras ; elle crut qu'il per-
dait l'esprit; il l'aborda en lui disant fièrement : « Madame la
comtesse, me voilà I » Il voulait débiter son rôle afin de lui
prouver le prodigieux effort de mémoire qu'il avait fait pour
lui obéir, et ce rôle était un rôle d'amoureux I Cette scène fut
une véritable comédie. Il avait peu de mémoire et cependant
avait appris le rôle dans une nuit.
Je fus avant-hier à un bal de bienfaisance où je m'ennuyai à
mourir. Le prince de Salerne est à toutes ces réunions; il
paraît s'y amuser beaucoup. 11 faut avoir un grand fonds de
bonheur pour ne pas s'ennuyer quelquefois. Les enfants ont
plus d'esprit que nous; ils changent de joujoux. Le prince de
(1) Maria Boissier avait la manie des testaaients; elle ea était à son
quatorzième et nous Tavait dit, ainsi que son embarras de trouver des
hommes assez complaisants pour y apposer leur signature si souvent.
Les testaments anglais doivent avoir celte sorte do confirmation.
DE LA BARONNE DU MONTET 221
Metternich faisait le tour de la salle en serrant le pouce à ses
amies, toutes femmes jeunes, jolies ou élégantes. Gela me rap-
"pelie, dans le conte de Mme de Coulanges, ce mot d'une jolie
femme de province au grand Gondé : t Votre Altesse a la
bonté d'être trop insolente. *
MADAIIB VICTOR DE CARAMAN ET MADAME DE KAROLT, NEE DILLON
17 avril 1822.
Mme de Garaman partit lundi ; je fus lui dire adieu dimanche .
Elle regrette Vienne et retourne cependant à Paris avec plai-
sir, car elle est bien aise d'échapper à la vie fatigante et diffi-
cile qu'elle était obligée de mener ici. Son beau-père la faisait
pleurer en la forçant d'aller au bal (1). Je l'ai vue souvent ;
nous y passions la soirée presque tous les samedis. Elle est
aimable à sa manière, vive et nonchalante, froide et passion-
née comme toutes les personnes paresseuses et malades. M. de
Garaman l'accompagne jusqu'à Milan. Sauf son exigence pour
les fêtes et les bals, il a été rempli de soins et d'attentions pour
elle. Hélas! cette intéressante jeune femme se voit dépérir et
mourir : bonne mère, excellente épouse, il devait lui être dou-
loureux de dépenser ses derniers jours en frivoles amuse-
ments. Je la regrette et crains de ne la revoir jamais.
La comtesse Rzewuska part dans huit jours; son salon était
fort brillant ce soir ; le prince de Salerne y est venu ; la jolie
Mme de Karoly, née Dillon, et une infinité d'autres; on ne pou-
vait se retourner. Mme de Karoly serait extrêmement jolie sans
le fixité de son regard. Le prince Rufîo, à cause de sa pâleur
et de ce regard, l'appelle i un ange mort ». Le départ de la
comtesse Rzewuska fera un vide dans la société; les étran-
gers ne savent où se poser; ils traversaient tous ce salon en
passant à Vienne; ils y étaient reçus avec trop peu de choix,
et sans la maîtresse de maison qui était éminemment distin-
guée sous tous les rapports et un fonds habituel de bonne
(1) Le comte de Garaman, ambassadeur de France & Vienne.
222 SOUVENIRS
compagnie, on aurait pu souvent se croire dans un hôtel garni
et presque dans un café. Je regrette une maison où Ton peut
aller quand on veut, comme Ton veut, où l'on rencontre tous
les noms qui remplissent les gazettes, où Ton voit un petit
maître de Calcutta à côté d'une petite maîtresse de Vienne,
un Anglais tout barbouillé par les coups de lance des Arabes,
un amateur passionné de momies, un ministre favori d'un
grand empereur, une jolie coquette revenant de Jérusalem et
autres curiosités semblables.
La comtesse Rzewuska m'a fait un singulier compliment:
elle m'a dit : t Vous me plaisez plus que je ne vous aime. »
Cela m'a fait rire. « Car, a-t-elle ajouté, je ne vous connais pas
encore assez pour avoir de l'amitié pour vous. » Elle m'a donné
à lire un roman qu'elle vient de composer. 11 est joli; cepen-
dant on voit que l'auteur a fait de vains efforts pour exprimer
une grande passion; Théroïne raisonne lorsqu'elle devrait être
exaltée; le cri du cœur ne se fait pas entendre. Le roman est
intitulé : Hedwige, reine de Pologne. Le sujet est intéressant et
historique.
LES MOMIES DE M. BURCKHARDT
Nous sommes allés voir les momies et autres objets de curio-
sité que M. Burckhardt vient de rapporter de l'Egypte et de
ses voyages en Orient. « Où est ma petite fille? i criait le
savant en remuant tout un cabinet rempli de momies, et, sai-
sissant par les jambes une petite créature bien noire, bien
desséchée, il la présente dune manière triomphante. La petite
momie pouvait avoir de six à sept ans lorsqu'elle mourut, il y
a deux ou trois mille ans probablement; ses traits et même
sa physionomie sont très reconnaissables. Elle a une touffe de
cheveux très bien conservée sur le sommet de la tète. M . Burck-
hardt, en vrai savant, s'extasiait; il élevait la petite créature,
la tournant et la retournant en lair, la tenant par les pieds :
t Regardez, Madame, c'est un morceau rare, précieux, admi-
rable, unique; je l'appelle ma fille. » Les nombreux manus-
DE LA BARONNE DU MONTET 223
crits coptes^ sur papyrus, excitaient l'attention de M. de Ham-
mer (4); il croyait découvrir dans le nombre des figures qui
sont représentées sur les sarcophages Tâge et autres circons-
tances de la vie des momies. Pendant que j'écoutais avec
attention ces différentes interprétations et suppositions, la
comtesse Rosalie me tirait par la manche. Je voulais me
fâcher, elle riait comme une folle. M. de Hammer dissertait;
M. Burckhardt discutait; la petite Anglaise (miss Ëmmeline
Fraser) se bouchait le nez; Mme Rzewuska, revenue enfin à
son sérieux, provoquait par des questions intéressantes des
réponses instructives; Mme Degha, dans un négligé charmant,
de son petit ton maniéré et doux, parlait de la Grèce, de Thé-
mistocle, d'Athènes, de Thèbes. . . , citait les opinions de M. Fau-
vel comme elle aurait parlé de l'Opéra.
M. de Tatischeff, héros de gazettes et négociations, régnait
cet hiver dans le salon de la comtesse Rzewuska; il a beaucoup
de physionomie, mais une figure singulièrement désagréable.
Il remplacera probablement M. de Golowkin à Vienne. On
soupçonne peut-être à ce dernier une teinte de libéralisme.
Les jeunes gens russes attachés à la légation sont bien impru-
dents et inconséquents dans leurs discours. M. de Tatisch^fT
est l'oncle de la spirituelle, laide et coquette comtesse
Apraxin.
Le grand chambellan se fâchait ces jours-ci : « lly a presse
pour devenir chambellan! » disait-il devant l'Empereur (en
sortant d'une cérémonie d'église où il s'en était trouvé trop
peu), « et, lorsqu'il s'agit du service, personne ne se pre- j
sente ». — « Laissez-les tranquilles, répondit doucement .
l'Empereur, si je n'étais pas forcé de m'y trouver, je n'y vien-
drais probablement pas non plus. » On célébrait ce jour-là des
vigiles pour une des arrière-grand'mères de Sa Majesté.
(1) M. de Hammer, savant orientaliste, aujourd'hui M. de Hammer-
Purggtall.
224 SOUVENIRS
LE DUC ALBERT DE SAXB-TE9CHBN
1822.
Le duc Albert de Saxe-Teschen (1) mourut cette année, au
mois de février; ce deuil n'a gêné personne; il était de mau-
vais ton d'aller au bal en noir; on a dansé chez les ministres^
même avant l'enterrement. Seul le bal masqué de l'ambassade
de France a manqué. Le duc était oncle du roi. Chose éton-
nante 1 M. de Caraman s'en est souvenu. L'archiduc Charles a fait
un héritage immense; outre les biens-fonds, il a une cassette
remplie de perles, de diamants et de pierres précieuses. Sa joie
et son empressement ont été remarqués. Le palais du duc
portera incessamment la livrée du siècle : les beaux salons
ornés de si belles peintures, sculptures, dorures, vont être
détruits; on construira à leur place des appartements plus
commodes et des entresols. Il n'y avait rien de plus beau, de
plus noble et de plus rojaLà-Yienne que ce palais. On blâme
généralementjes vues 'mesquines et bornées des personnes de
confiance de Tartîhiduc qui le poussent à celte destruction.
Murât, roi de Naples, avait logëTfiTns ce palais pendant l'oc-
cupation de Vienne par les Français; j'ai vu sa chambre, la
même qui fut destinée à l'archiduchesse Christine, femme du
duc Albert, et que la mort Tempêcha d'habiter.
Le duc Albert était fort âgé, et si raide, qu'on le posait sur
son cheval comme un homme de bois en l'élevant en Tair. Il
aimait encore passionnément la chasse, le monde et les grandes
revues militaires; mais comme il n'avait plus la force de porter
le casque et la cuirasse, on lui avait fait une armure de carton
doré, imitant parfaitement celle de son uniforme. Ce pauvre
et riche prince avait encore des maîtresses, mais il était si
pieux que je crois qu'il ne les considérait que comme charge
(1) Albert de Saxe-Teschen, fils de Frédéric-Auguste III de Saxe et de
Marie- Josèphe, fille de l'empereur Joseph I, né le 11 juillet 1738, mort le
10 février 182i; il épousa le 8 avril 1766 Marie-Chriatine, fille favorite de
Marie-Thérèse ; il gouverna les Pays-Bas de 1780 à 1792, et c'est lui qui
assiégea Lille et qui fut battu à Jemappes. {Éd.)
DK LA BARONNE DU MONTET 225
de com\ 11 était parfaitement bon, et faisait d'immenses cha-
rités^ mais il n'était pas sensible. On était fort embarrassé
pour lui annoncer la mort de la princesse Gunégonde, sa
sœur, parce qu'il craignait tout ce qui lui rappelait l'idée de
la mort. Il jouait au billard; il continua en disant : < Je lui
avais toujours prédit qu'elle mourrait d'une indigestion, je
suis sûr qu'elle aura mangé trop de pâté t > On dit que le duc
Albert avait l'habitude d'écrire, depuis sa jeunesse, tout ce
qu'il avait vu et entendu pendant la journée dans les moindres
circonstances et les moindres détails; le rang qu'il a tenu
dans le monde, les orages, les guerres, les événements qu'il
a traversés, rendront un jour l'analyse de ces journaux fort
intéressante. Les sentinelles qui gardent le palais du prince
prétendent avoir vu son spectre errer et se promener dans
les vastes salles : j'aime que les vieilles habitudes ne se perdent
pas, c'est une étiquette de l'autre monde pour les morts
illustres.
LA BAGUE DANS LB CERCUEIL
Voici une histoire extraordinaire et très véritable ; elle m'a
été racontée par la comtesse de Traultmansdorff, fille du grand
mattre de l'Empereur. Je ne sais comment il se fit qu'une
copie du testament de la dernière Impératrice se trouva dans
les papiers d'un homme en place qui est mort il y a peu de
temps. Cet acte fut remis à l'Empereur, qui le lut avec atten-
tion pour s'assurer si toutes les volontés de la princesse
avaient été exécutées. Il n'y eut qu'un seul article douteux :
l'impératrice demandait à être enterrée avec un petit anneau
d or que la princesse Esterhazy lui avait donné, et auquel elle
tenait beaucoup. L'Empereur fit faire des perquisitions : l'an-
neau était si bien désigné dans le testament, qu'on pouvait
parfaitement le réclamer. On vint de la part de Sa Majesté le
demander à Mme O'Donnell, dame d'atours de la feue Impéra<
trice. La comtesse dit Tavoir reçu d'une des femmes de l'Im-
pératrice, qui le lui avait ôté après sa mort, et l'avoir cédé à
15
c
226 SOUVENIRS
la princesse Ësterhazy après d'instantes supplications. On fut
aussitôt chez elle pour le réclamer au nom de l'emperetir. La
princesse fut effrayée et saisie de cette réclamation, et remit la
bague avec émotion. L'Empereur ordonna alors au grand-maî-
tre de se rendre au caveau des Capucins, accompagné de tous
les religieux, portant une torche à la main, de faire ouvrir le
cercueil de cuivre de llmpératrice par des ouvriers, et de
remettre au doigt de la princesse l'anneau dont elle avait
désiré n'être jamais séparée. Cette cérémonie fut d'une tris-
tesse et d'un lugubre inimaginables. Représentez-vous la
lueur sombre que jetaient les torches sous cette voûte si basse
et si obscure, le chant sinistre des religieux qui assistaient
avec une répugnance marquée à ce qu'ils appelaient la viola-
tion d'une tombe impériale (jamais cercueil de prince n'ayant
été ouvert, depuis des siècles qu'ils sont confiés à leur garde) ;
enfin l'anxiété du prince de Trauttmansdorff lui-même, chargé
de remettre au doigt de l'Impératrice l'anneau qui y fut jadis.
Les coups de marteau des ouvriers, les réchauds ardents dont
ils étaient obligés de se servir pour ôter la soudure, tout cela
présentait un tableau bizarre et effrayant. Les trois difi'érents
cercueils furent ouverts; les traits de la princesse défunte
n'étaient point changés; ils étaient parfaitement reconnais-
sablés, mais son visage était entièrement noir; le bonnet de
dentelles qu'elle avait sur la tête n'était point gâté, mais le
corps ayant été embaumé en Italie, entouré de bandelettes
très serrées, à cause du voyage, il fut impossible de dégager
les bras et les mains. Le prince de TrauttmansdorfT glissa l'an-
neau dans le cercueil à côté du corps. L'odeur des aromates
était si forte, et se répandit si vite dans le caveau, que les per-
sonnes présentes demandèrent qu'on hâtât la fermeture du
cercueil.
La princesse Ësterhazy a raconté que, faisant un jour la lec-
ture à l'Impératrice, elle s'aperçut que la souveraine s'attachait
avec plaisir à une pensée exprimée par l'auteur; elle demanda
la permission de faire graver cette maxime sur un anneau et
de rofl*rir à son auditrice, qui accepta avec sensibilité; c'est la
bague dont il s'agit. 11 n'y a que très peu d'années que cette
DE LA BARONNE DU MONTET 227
aimable, belle et jeune Impératrice recevait à Vienne, à l'épo-
que du congrès, les hommages des rois de l'Europe; elle était
brillante alors!... Entendez- vous maintenant retentir les coups
de marteau des ouvriers, qui ouvrent avec crainte et horreur
son cercueil? Qu'est-ce que la vie?...
LE PRINCE TPSILANTI
Juillet 1822.
Le lieutenant-colonel de Hauer (4), qui a vu le prince Ypsi-
lanti Tannée dernière dans la forteresse de Munkacz en Hon-
grie, nous l'a dépeint comme un enthousiaste, exalté sans
génie, courageux sans énergie, faible devant le moindre
revers. Le prince Ypsilanti a une figure charmante, une bril-
lante valeur; tout cela peut faire un héros de roman ; mais il
faut des qualités plus rares pour affranchir la Grèce du joug
auquel elle est assujettie depuis tant de siècles. Les Polonais
sont transportés de cette levée de boucliers, les femmes en
perdent la tète; cependant, le roi de Macédoine ne rétablira
pas le roi de Pologne, et la couronne flétrie des rois sarmates
ne sortira pas triomphante des ruines de Stamboul t
DIVORCES POLONAIS
Juillet 1822.
Je fus il y a quelques jours chez Mme Borkowska. On par-
lait des divorces polonais. Elle les trouvait tout simples et en
riait. Gela m'irrita : t Gomment, lui dis-je, peut-on regretter
ou désirer un roi dans un pays où l'on méconnaît la pre-
mière de toutes les hiérarchies, chez un peuple où les
familles sont sans chef, les enfants sans père, et les époux
sans liens? > Elle riait plus fort, et finit par m'assurer que
(1) Depuis général, mort en 1847, cornniandaot militaire de Moravie ;
homme aussi distingué par ses moyens que par la bonté de son cœur*
228 SOUVENIRS
lorsque les Polonais embrassèrent le christianisme, le pape
leur avait accordé ce singulier privilège, à cause de leur
ignorance et de leur barbarie. Elle prétend que cette bulle
existe.
SCANDALES
8 juiJlet iStt.
Vous représentez-vous la foudroyante colère du prince de
Kaunitz^ du grand ministre de la grande Marie-Thérèse, qui
tenait le sceptre de sa souveraine si impérieusement levé?
Vous représentez-vous, dis-je, cet homme si orgueilleux, si fier,
si irritable, voyant l'héritier de son nom conduit à Vienne dans
la prison des criminels ? Cet événement fait une grande sensa-
tion; la noblesse est blessée et indignée; le peuple est étonné
de la perversité des grands, et exagère dans ses récits popu-
laires les monstrueux détails des vices du prince; la seconde
classe, toujours jalouse de la première, toujours envieuse et
révolutionnaire, se réjouit de Thumiliation d'un des chefs de
la haute noblesse. Le prince de Kaunitz a beaucoup d'esprit;
mais sa moralité a toujours éléTort suspecte. Il fut arrêté en
1809 et conduit à la forteresse d'Olmûtz; accusé alors d'avoir
trahi l'État, il fut ensuite décoré des grands ordres et envoyé
ambassadeur à Rome où il devint fou par suite de sa conduite
licencieuse. Voici quelques-unes de ses réponses aux magis-
trats chargés de l'interroger : « Vous m'accusez de séduire et
de corrompre des jeunes filles innocentes chez moi. Je vous
prouverai que c'est moi qui suis séduit; mon hôtel est
assailli de mères corruptrices qui m'amènent leurs filles (1).
Pourquoi la police ne met-elle pas un frein à cette séduc-
tion? Non seulement j'en suis la victime; mais tous les
grands seigneurs de Vieune éprouvent la même vexa-
tion, etc., etc. » C'est par de pareils raisonnements qu'il
(1) Les escaliers du palais Kaunitz étaient effectivement échelonnés
par d'indignes mères qui cherchaient à fixer les yeux et le choix du prince
sur leurs filles.
DE LA BARONNE DU MONTET 229
abasourdit et étourdit ses juges, qui n'ont assurément pas
autant d'esprit que lui. II résulte de cette déplorable affaire
que le prince de Kaunitz^ justement flétri par l'opinion, sera
cependant acquitté par la loi. Le peuple, qui n'entend rien au
code, croira qu'on a fait grâce à un grand coupable à cause
de son rang ; il criera à l'injustice, et la baute noblesse criera
au scandale inutile et à ses droits violés, tandis que la seconde
noblesse répétera son éternel refrain de féodalité et de privi-
Jè^es I Ils étaient si heureux de voir un nom illustre flétri^ un
homme du plus haut rang dégradé, conduit au carcan; un
cousin du prince de Metternich, un beau-frère du grand cham-
bellan, un prince d'empire! Quelle bonne affaire!
Les hommes de la haute société sont en général ici bien
corrompus et bien impudemment licencieux. On cite les pre-
miers fonctionnaires de l'État pour leurs mœurs scanda-
leuses. Il n'est presque que le vieux comte de Harrach (de
Brûck) que l'on puis$e tenir pour un modèle constant de
mœurs pures et sévèr^s^ et de conduite exemplaire. Mais les
riches modernes^ les nouveaux anoblis^ les banquiers, les
juifs titrés sont également Ubertins, et d'une effronterie arro-
gante dans leur inconduite; les petits employés de l'État, sans
pudeur et sans délicatesse, ainsi que quelques-unes de leurs
femmes et de leurs filles. Où sont donc les bonnes mœurs ?
Dans quelle classe faut-il les chercher? C'est dans la famille
impériale ; à très peu d'exceptions près (I), dans les femmes
de la première noblesse^ exemplaires en général malgré la
conduite publique, et à elles bien connue, de leurs maris ; mais
on peut leur reprocher à cet égard une coupable indifférence.
La princesse de Lichnowski, si noble et si distingviée, élève
ouvertement et conduit dans le monde une fille naturelle de
son mari; elle l'aime à la folie! Mme la comtesse de Palfy
achète les jolis présents, les élégantes nouveautés que le sien
donne à sa mattresse; une autre brode un écran pour l'amie!
n y aurait mille exemples de cette condescendance.
(1) Parmi les hommes de haut rang de mœurs irréprochables il faut
mettre en première ligne le comte Ernest de Hoyos.
230 SOUVENIRS
LA PRINCESSE MARIE ESTERHAZY^
NEE l'RINCBSSB LIECHTENSTEIN
22 août 1822.
^ , Nous avons dtné, il y a quelques jours, chez la princesse
*'"*/? . î v^ -* Marie Esterhazy dans sa belle villa à Hûteldorf, avec nos bonnes
^ î*" \ , '"'el aimables amies, les comtesses de Ugarte. Le jardin est char-
; ^ 4 ^ yçmant; mais la prii^cesse était en colère contre son jardinier et
' Y i * voulait le renvoyer parce que les arbres et les arbustes per-
^ '^ .-Paient leurs feuilles. On a eu beaucoup de peine à lui per-
' ' " ^^ "^ " , suader que l'extrême chaleur en était la seule cause; peut-être
n'y serait-on pas parvenu si par une heureuse inspiration
, '' M. Moreau, architecte français^ ne lui avait assuré que le jar-
' ' din du prince de Metternîch n'était pas mieux traité. Ce fut un
argument sans réplique.
^ La princesse Esterhazy s'est mariée à quinze ou seize ans;
elle n'a vieilli que de visage. La grande maternité n'est pour
elle qu'un accident; sa conversation habituelle roule sur l'amour
j sous toutes les formes possibles : heureux, malheureux, tour-
menté, tourmentant, passé,' présent, se montrant ou fuyant.
« Qu'on me pince, qu'on m'égratigne, disait-elle un jour,
pourvu qu'on m'aime. » La princesse a cinquante-six ans. Ses
albums sont remplis de jolis petits amours jouant sur des roses,
ou pleurant sur des tombeaux charmants; enûn des amours, et
toujours des amours. Elle a dû être bien jolie, avec cette blan-
cheur délicate, et cette grande distinction qui caractérise tous
les Liechtenstein.
ESPIÈGLERIE DU DUC DE REICHSTADT
Le jeune duc de Reichstadt se promenait ces jours-ci à
Hietzing avec les archiducs ses oncles, et le prince Antoine
de Saxe, qui est le meilleur des hommes, mais qui passe pour
avoir peu d'esprit. La conversation des princes roulait sur les
grands hommes et chacun nommait celui qui lui paraissait le
DE LA BARONNE DU MONTET 231
plus digne de ce nom. Le petit Napoléon qui marchait der-
rière le prince Antoine lui traça sur le dos un grand zéro avec
de la craie. Les archiducs qui s'aperçurent de cette malice
eurent beaucoup de peine à ne pas rire. Dénoncé à l'Empe-
reur, il fut mis aux arrêts pour trois jours ; mais l'Empereur
s'amusa beaucoup de ce jugement de son petit-fils. Le jeune
duc est cadet; il a fait sentinelle à la porte de l'Empereur, et
c'a été une grande joie pour lui de revêtir son uniforme et de
présenter les armes à qui de droit. L'Empereur le traite avec
une tendresse et une bonté vraiment paternelles.
On attend l'empereur de Russie le 7 du mois prochain. La
mort du marquis de Londonderry, qui devait aussi arriver
pour le congrès, a produit la plus vive sensation. On fait
venir plusieurs régiments pour les parades, revues et manœu-
vres militaires qui auront lieu pendant le séjour de l'empereur
Alexandre.
Lord Stewart a appris à Munich (en route pour venir ici) la
mort tragique de son frère (1); il en est au désespoir; et,
comme il faut qu'il y ait un peu de folie dans toutes ses actions,
il a assuré que, sans sa femme, il aurait terminé son existence,
comme le marquis de Londonderry, en apprenant ce funeste
événement.
VICISSITUDES
Hadersdorf, 1822.
Je me plais quelquefois dans mes promenades à songer
à ce qu'étaient quelques personnes autrefois. Je prends un
terme très rapproché : Napoléon en 1810, Napoléon en 4821 :
mariage avec une archiduchesse; tombeau à Sainte-Hélène. —
Louis XVIII à Hartwell, consacrant aux lettres les loisirs de
son exil; Louis XVIII sur son trône volcanique! Les destinées
des particuliers sont assez frappantes aussi. — L'excellent
M. de Béthisy, aujourd'hui gouverneur des Tuileries (2), dan-
Ci) Suicide de lord Castlereagh {Éd.)
(2) Créé pair de France en 1823.
Î32 SOUVENIRS
sait il y a quelques années la gavotte chez M. Otlo, ambassa-
deur de Napoléon I — M. de Groy, sautant les haies avec un
jeune officier (le baron Joseph du Montet, avec lequel il était
très lié), dans ses excursions champêtres près de Vienne, et
M. de Croy, grand aumônier de France (3). — Mme la vicomtesse
d'Agoult, jadis Mlle de Choisy, me débarbouillant avec du
lait, me coupant les cheveux en petit abbé pour plaire à mon
oncle, qui avait fait de sa famille la sienne et qui lui a
dû toute la considération dont elle a joui à Vienne, et Mlle de
Choisy, vicomtesse d'Agoult, dame d'atours de Mme la duchesse
d'Angoulôme en 1814. — Le maréchal prince de Schwar-
zenberg victorieux à la bataille de Leipzig; le même maréchal
mourant à Leipzig, pour avoir pris des pilules d'un char-
latan. — M. Capodistrias, pauvre médeci» grec, assis souvent
et solitairement dans le café Kramer à Vienne, sur un bjinc;
M. le comte Capodistrias, ministre d'un grand empereur. —
.M. de Blacas, sous-lieutenant au service de TAutriche, triste
habitué de ce môme café, rêvant peut-être aux dettes qu'il avait
laissées en France : aujourd'hui millionnaire et ministre favori
et tout puissant. — Mme Poutet, née Crenneville, la triste et
pauvre orpheline de Metz, femme d'un officier autrichien sans
fortune, le suivant sur un chariot de bagages à la dernière
guerre contre les Turcs ; puis, Mme Poutet, femme du fier et
altier ministre comte de Colloredo et aujourd'hui princesse de
Lorraine. On a dit depuis longtemps que la fortune était
aveugle; ne pourrait-on pas dire aussi qu'elle est ironique et
moqueuse? Pour réconcilier les malheureux réels ou imagi-
naires avec leur sort et corriger les envieux, il faut les engager
à regarder un instant les malheureux et les heureux d'hier;
il faut si peu de chose, si peu de temps pour arrêter ou faire
rétrograder la roue des destinées humaines t Je me sens tou-
jours un mouvement de pitié et de terreur pour ceux qui
montent. L'élan impétueux de l'ambitieux le précipite souvent
dans les profondeurs de Tabîme; celui qui marche timidement,
sournoisement même, atteint le plus souvent, et Ton ne sait
(3) Cardinal, prince-archevêque de Rouen, pair de France en 1822.
DE LA BARONNE DU MONTET 233
en vérité pourquoi ni comment, les hauteurs de la fortune. Il
est aussi difficile d'être sagement heureux que dignement
malheureux, et Ton se révolte avec cela contre la médiocrité.
L EMPEREUR ALEX.\NDRE ET MATHIEU DE MONTMORENCY
Hadersdorf, septembrel822.
Nous fûmes hier au bal de Tarabassadeur de France. L'em-
pereur de Russie y vint à 9 heures 1/2. La fête a été très
brillante; presque tous les diplomates de l'Europe y étaient,
ainsi qu'une multitude de petits prétendants aux grandes
affaires du monde. L'entrée de l'empereur Alexandre dans le
grand salon fut remplie de grâce; il se fit un profond silence
quand il parut; la foule se rangea immobile. L'Empereur seul
avait du mouvements et la manière de saluer la plus noble et
^la plus majestueuse que j'aie vue de ma vie. M. le vicomte de
Montmorency (1) n'avait pas dans cette réunion toute l'aisance
que Ton aurait pu lui supposer ; il paraissait préoccupé de la
crainte de manquer à quelque étiquette ou cérémonie : c'est
un genre d'inquiétude que n'a jamais M. de Caraman. Quel-
ques Russes faisaient une mine assez sombre. 11 est facile de
remarquer sur le front de l'Empereur l'empreinte de soucis
profonds ^ le sourire est presque devenu étranger a sa physio-
nomie-; la bouche sourit, mais les yeux restent graves et
sévères. Le duc de Cumberland était à ce bal : sa figure et sa
tournure sont fort nobles ; mais il est fâcheux pour lui de
porter sur son visage les traces d'une bataille avec un assassin
_ et un valet de chambre; les cicatrices sont très profondes et
très visibles. M. de Montmorency plaît beaucoup à l'empereur
Alexandre et à la famille impériale; il a également très bien
réussi auprès de M. de Metternich. Il pouvait être un peu
préoccupé, à ce bal, de la multitude de connaissances qu'il
avait à y faire, n'étant que depuis si peu de temps dans la car-
rière des affaires étrangères ; les autres ministres se connais-
(1) Mathieu de Montmorency {Éd.),
234 SOUVENIRS
sent tous, s'étant vus plusieurs fois, d'abord aux congrès de
Vienne et d'Aix-la-Chapelle, puis à tous ceux qui ont suivi,
Troppau, Laybach, etc. Mais ce grand nom de Montmorency
en impose, ainsi que le brevet d'esprit que Mme de Staël a
donné dans ses ouvrages à M. Mathieu de Montmorency. Dès
le lendemain de son arrivée à Vienne il a fait ses dévotions
et s'est fort occupé du choix d'un confesseur. Peut-être aurait-
on tourné cette action en ridicule si elle avait été connue plus
généralement, et si l'empereur Alexandre n'avait pas, le même
jour, demandé que l'on célébrât l'office avec pompe dans la
chapelle russe, où il voulait se rendre avant de commencer
aucune autre affaire.
Les dames russes qui sont ici ont fort désiré de voir et
d'entendre Alexandre, prince de Hohenlohe (4). Ses miracles
font cependant moins de sensation à Vienne.
M. de Montmorency s'est chargé d'une lettre de mon oncle
l'archevêque de Sens pour M. du Montet; ce qui lui a donné
l'occasion de le voir souvent.
LA COMTESSE DE MSRVELDT, NEE DIETRIGHSTEIN
Hadersdorf» 1822.
Mme de Merveldt (née comtesse Dietrichstein, sœur du
prince) réunissait tout : beauté, physionomie, tournure, type de
la plus haute distinction; charmante et pourtant imposante (2).
EUe avait de l'esprit, un esprit fin et doux, pénétrant même,
auquel sa grande franchise donnait un charme tout particu-
lier; l'expression toujours noble et juste, unie à une grande
simplicité de langage; une grande connaissance du monde;
une conversation instructive, intéressante, toujours aimable;
un naturel et une grâce incontestables.
(1) Léopold- Alexandre, prince de Hohenlohe- Waldenbourg-Schillings-
fOrst, né le 17 août 1704, à Kupferzell, mort le 13 novembre 1849 à
VOslau, prétendait faire des miracles ou du moins des cures merveil-
leuses; il était prêtre et devint ùvéque en 1844. {Éd.)
(2) Elle est morte à Vienne le 16 septembre 1821.
DE LA BARONNE DU MONTET 235
Je lui demandais souvent d'écrire ses souvenirs; elle se
fâchait, mais je recueillais avec un vif intérêt ce qu'elle nous
racontait de ses voyages, de ses ambassades où elle avait suivi
son mari, à Saint-Pétersbourg, à Londres, des aventures
romanesques de sa belle et vertueuse jeunesse. Dans nos lon-
gues soirées d'automne à Hadersdorf, elle se trouvait insensi-
blement entraînée à répondre à nos questions et à notre vive
curiosité; elle s'arrêtait tout d'un coup, et se fâchait contre
elle et contre nous. Elle s'était trouvée à Paris aux premières
éruptions de la Révolution et avait vu en secret Tinfortunée
reine Marie-Antoinette en 1790. Elle connaissait toutes les
cours de l'Europe, et était liée intimement avec plusieurs têtes
couronnées. Adorée plusieurs fois, comme dans les beaux
temps de la chevalerie^ par des hommes éminents, distingués,
elle avait été, étrange bizarrerie de sa destinée, négligée par
son premier mari, le comte Philippe de Kinsky qui, éperdu-
ment amoureux d'une princesse de Taxis lorsqu'il épousa la
belle comtesse Thérèse Dietrichstein, avait fait le vœu étrange
de ne jamais vivre avec elle. Cette singularité avait jeté sur
la vie de sa jeune et belle femme une teinte romanesque.
Le duc de Richelieu n'a jamais cessé d'être un de ses plus
.fervents admirateurs, et le prince Charles de Ligne tué au
combat de la Croix-aux-Bois, et une infinité d'autres; toutes
les passions qu'elle a inspirées ont été vives, profondes, res-
pectueuses; c'était un culte que l'on avait pour elle. Une cir-
constance chevaleresque trahit deux de ses plus passionnés
admirateurs. Le prince Charles de Ligne et le duc de Riche-
lieu étaient amis, et pourtant ils ne s'étaient pas confié le
secret de leur cœur. L'un et l'autre, dans la guerre contre les
Turcs, s'élancèrent en même temps à l'assaut de la citadelle
d'Ismaïl^ atteignirent et saisirent en même temps l'étendard
ottoman ens'écriant : Vive Thérèse f
La comtesse de Merveldt avait fait casser son mariage avec
le comte Philippe de Kinsky pour épouser le comte de Mer-
veldt; ses amis lui virent faire avec regret ce mariage. Or-
. gueilleux, morose^ ambitieux, le comte de Merveldt ne passait
pas pour partager vivement le sentiment qu'il lui avait ins-
236 SOUVENIRS
pire. Il est mort pendant son ambassade à Londres en 1815 (i).
La comtesse de Merveldt, quoique âgée de quarante à quarante-
deux ans, lorsque je la vis pour la première fois, me frappa vi-
vement par sa beauté. Elle était grande; sa taille et sa démarche
étaient nobles, gracieuses. Elle avait de grands yeux noirs
taillés en amandes, légèrement voilés, et plus encore peut-être
par une habitude de vue très basse; sa tête était petite,
ovale, parfaite; son nez et sa bouche, admirables; ses che-
veux, brun foncé. Je n'ai jamais vu réunir plus de naturel et
en même temps de majesté, sans aucune prétention. Il y avait
en elle une parfaite harmonie, une distinction inaltérable; les
plis mêmes de sa robe semblaient obéir à cette grâce qui lui
était innée. Sa mise était toujours simple et noble. Tout au-
tour d'elle portait l'empreinte d'un goût exquis et d'une
grande dignité; le son de sa voix, ses expressions avaient
quelque chose de captivant. Elle était généreuse, ftère sans
hauteur, sensible, courageuse; son caractère était comme sa
figure : le type du beau idéal. Oh! belle des belles!...
LE G01IT8 DE LANGBRON
Vienne, 18S2.
Nous avons dîné chez le prince Dietrichstein avec le comte
de Langeron (2). 11 m'a parlé de mon oncle le comte de la Fare,
qu'il avait connu et dont il avait apprécié l'esprit et les aima-
bles qualités (3). 11 m'en parlait avec le sentiment d'une perte
(1) Le 5 juillet, Maximiliea de Merveldt, excellent officier de cavalerie,
aide de camp de Cobourg, gc^ncral- major en 1796, avait, avec Bellegarde,
signé les préliminaires do Léoben, et paru au congrès de Restadt. Feld-
maréchal-lieutenant en 1800, il signa, après Hohenlinden, un armistice
avec Moreau. Envoyé àPétersbourg de 1806 à 1808, blessé et fait prison-
nier à Leipzig, en 1813, commandant en Galicie, il eut au commencement
'^c 1814 l'ambassade de Londres. {Éd.)
(2) Sur le comte de Langeron, voir Léonce Pingaud, Le$ Français en
Ruisie et les Russes en France, passim, et ses Mémoires édités en 1902
par L-G. F. (nd.)
(3) Gabriel- Joseph-Marie-Henri, comte de la Fare (frère aine du cardi-
nal), né en 1749 au château de Bessay, premier page de Madame la Dau-
phine, colonel du régiment de Piémont, brigadier des armées du roi, poète
DE LA BARONNE DU MONTET 237
et de regrets récents. Il cita de lui plusieurs mots charmants.
La comtesse de Langeron était avec son mari (c'est sa seconde
femme) une vraie Kalmouck, commune de ton, de figiu^e, de
tournure et de naissance; c'est un étrange mariage. Le comte
de Langeron a beaucoup d'estime et d'affection pour mon
mari, qu'il a vu débuter si jeune et si vaillamment dans la
carrière militaire.
SOUVENIRS
9 mai 1822.
... La princesse de Clary, née princesse de Ligne, a fait un
voyage à Paris dont elle est enchantée; mais une chose qui l'a f
frappée désagréablement, nous disait-elle, c'est que toutes
les vieilles femmes à Paris ont de la barbe et les reins cassés.
... Le comte Maurice O'Donnell a beaucoup d'esprit et d'ins-
truction, mais beaucoup de pédanterie, un sérieux impertur-
bable, une conversation de plomb. 11 racontait, il y a quelque
temps, je ne sais quelle lourde anecdote, qu'il commença ainsi
avec emphase : t Je disais un jour, fort plaisamment... » Il fut
interrompu par un éclat de rire bruyant et universel. C'est au
reste un homme de mérite; son oncle, le comte Jean O'Donnell, •
est l'homme le plus conversationnMe que je connaisse (ils
soiit fort rares à Vienne). Le comte Jean est un aimable con-
teur; il s'arrange pour conter, comme d'autres s'arrangeraient
pour dormir, de la manière la plus commode. Il allonge ses
récits pour prolonger ses jouissances et celles de ses audi-
teurs; il a un talent particulier pour rire, sans interrompre sa
narration, et un choix d'histoires effrayantes ou merveil- ,
leuses. Il est railleur et pas du tout méchant; il a un grand
mérite à mes yeux, qui est de croire au magnétisme et à ses
effets singuliers.
Le comte Jean O'Donnell me conta, un soir, que s'étant fait
aimable, littérateur et ami des sciences, mortàtrenle-sept ans au château
de Vénéjan, en Languedoc, le 12 octobre 1786. 11 avait épousé, en 1775,
Gabrielle de Garaman, dame d'honneur de la comtesse d'Artois. (Kd.)
238 SOUVENIRS
saigner au pied, il se coucha et s'endormit. La nuit suivante
la bande se détacha, la veine se rouvrit et le sang se mit à
couler à grands flots, inondant son lit et le parquet. Il dor-
mait toujours, et d'autant mieux qu'il s'affaiblissait de plus en
plus; ce sonmieil devait bientôt devenir mortel; ses gémisse-
ments réveillèrent son valet de chambre : effrayé de l'état où
il trouvait son maître, après avoir inutilement cherché à
arrêter le sang, il courut chercher le chirurgien; mai& au
moment où il ouvrait la porte de l'hôtel où demeurait ce chi-
rurgien, il fut vivement poussé par un homme qui en sortait
précipitamment : c'était le chirurgien qui avait rêvé que le
comte O'Donnell se mourait et qui n'avait pu résister à son
inquiétude et accourait à son secours.
BAL ET ENTERREMENT
27 septembre 1822.
11 y avait foule au bal de l'ambassadeur de France le 22.
J'en demande pardon aux beautés absentes, on peut se passer
d'elles. L'empereur de Russie ne s'est retiré qu'à onze heures
et demie. Les favorites, ou plutôt les favorisées, ont eu les
honneurs de la polonaise. L'Empereur a un peu vieilli et bruni,
mais il est toujours majestueux et charmant. Le congrès est
désolé de s'en aller à Vérone, et pourquoi à Vérone? Ils sont
tous réunis. L'ambassade de France est encombrée de grands
et de petits diplomates, il y en a deux cent soixante-quatorze.
M. de Montmorency paraît un peu accablé. Le salon de M. de
Caraman, rempli de noms de gazettes, noir de fracs et
d'hommes, ressemblait aux inunenses pages du Moniteur.
Le lendemain de ce bal, nous accompagnâmes jusqu'à la
fosse le général Laudon, neveu du célèbre maréchal. Quel
enterrement! Le prince Dietrichstein, par une inspiration du
cœur et comme chevalier de Marie-Thérèse, a voulu venir avec
mon mari lui rendre les derniers honneurs. La famille avait
quitté le château ; nous nous rendîmes à quatre heures dans la
chapelle; Joseph attacha la croix de Marie-Thérèse du défunt
DE LA BARONNE DU MONTET 239
sur son cercueil; on nous donna des cierges; nous marchâmes
tous avec les villageois, sans ordre et à travers des prairies et
un bois au milieu duquel il avait depuis longtemps, dans sa
mélancolie, marqué la place. La fosse était creusée sous une f
voûte naturelle de verdure; on apercevait de tous côtés entre '
les arbres une vue charmante. Le curé, sans aube ni surplis,
marchait à côté du ministre protestant; on déposa le cercueil
dans la fosse; le ministre se plaça à la tète; le prince Die-
trichstein et mon mari à côté comme seuls et derniers amis t
Us étaient en deuil avec leurs croix de Marie-Thérèse, leurs
belles figures si nobles et si graves; cette vue était touchante.
Un autre militaire, inconnu et arrivé là on ne sait comment,
se tenait en face; nous autres en cercle et en foule autour de
cette place. Les paysans grimpaient sur des arbres; c'était un
étrange spectacle que je n'oublierai jamais. Xe ministre pro-
testant, en frac, commença le discours, bon dans son genre;
il n'avait jamais vu le général. Ce discours, plus profane que
religieux, aurait pu servir à raille autres morts; il ne nous
toucha point. Le bel organe du ministre, une déclamation
presque sévère, cette singulière réunion d'étrangers et de vil-
lageois, ce charmant paysage, le plus beau temps du monde,
rébahissement des figures des paysans, la bigarrure de nos
costumes et de nos attitudes, quelques cierges qui brûlaient
dans la confusion générale, tout cet étrange assemblage don-
nait ridée de quelque scène romantique et presque sauvage :
nous avions Tair de voyageurs, d'étrangers réunis par un
hasard singulier, près d'un mort inconnu.
Le général Laudon aimait tendrement mon mari, et ne pou-
vait se passer de lui dans les derniers jours de sa maladie.
Pauvre étranger! à quoi lui a servi la gloire de son oncle? Par
un sentiment de modestie très louable, il avait choisi la place
de sa sépulture très loin du tombeau du maréchal, et pourtant
il était bien brave. Il nous rencontra, ma belle-sœur et moi,
dans une de nos promenades, quelques années avant sa mort,
et nous conduisit à cette place. Nous le blâmâmes de ne pas
vouloir reposer dans Tenceinte du monument. « Écoutez, lui
dis-je en riant(car en ce moment il se portait parfaitement bien),
240 SOUVENIRS
je vais faire votre épitaphe. On gravera la croix de Marie-
Thérèse sur une belle et très simple pierre funéraire, près du
tombeau du maréchal, avec cette inscription : « Le brave peut
reposer près du héros (Der Tapfere kann neben dem Helden ru-
hen) »; il fut flatté de cette pensée. Le général succomba à la
' profonde tristesse que lui causa un article des ouvrages de
Ifarchiduc Charles, où il était très maltraité.
LE DUC DE RICHELIEU
Octobre 1822.
Le congrès de Vérone occupe beaucoup ; les maussaderies
de M. de Chateaubriand sont incroyables; Ù s'est obstiné à ne
pas faire une visite à l'Impératrice Marie-Louise, duchesse de
Parme.
Le comte de Bombelles, notre aimable et très intolérant ami,
est arrivé depuis peu de temps de Paris, et y retournera inces-
samment. Son père, le marquis, est mort, cet été, dans ses
bras. C'est une consolation pour lui d'avoir reçu ses dernières
bénédictions et son dernier soupir. Il Ta accompagné jusqu'à
Amiens, où il a désiré être inhumé. Le bon comte Charles ne
parle de son père que les larmes aux yeux, et de la France,
qu'avec satisfaction et espérance. Il trouve la physionomie de
la nation singulièrement changée en bien, depuis son dernier
voyage.
Nous quittons Hadersdorf; ce joli petit pays devient froid,
et les hiboux font un vacarme horrible; il en est venu un cette
nuit se poser sur ma fenêtre; il m'a réveillé par les cris les
plus sinistres.
Le colonel Stempskosky, aide de camp jadis, et presque
l'élève du duc de Richelieu, arriva ces jours-ci de Paris. Il est
venu nous demander à déjeuner avec le jeune Meffreydi, pro-
tégé du duc (1). Ils ont reçu, l'un et l'autre, les derniers sou-
pirs de leur bienfaiteur, et nous ont raconté les détails de cette
(1) Le duc appelait les deux jeunes gens « mes enfants d'adoption. »
DE LA BARONNE DU MONTET 241
mort. M. de .Richelieu avait été sensiblement affecté depuis
querqùe temps de Faccueil froid et mortifiant qu'il recevait à
la cour; il regrettait cette fois-ci le ministère parce qu'il s'était
cru au moment d'opérer de grandes choses. Il partit de Paris,
l'âme navrée, pour aller passer quelques jours chez la duchesse
de Richelieu, et se remettre par la tranquillité de la campagne,
car il se trouvait très souffrant. Le jour de son départ de
Courteilles le jeune Meffreydi, qui l'avait accompagné, s'aperçut
que pendant le déjeuner il avait de la difficulté à s'énoncer;
il n'en soupçonna point la cause. Ils partirent ensemble. La
tête s'embarrassa pendant ce court trajet. Le duc était si faible,
en descendant de voiture, qu'on fut obligé de le porter pour
lui faire monter les escaliers. On espérait que quelques heures
de repos le remettraient ; il s'endormit effectivement, et ce ne
fut que vers quatre heures du matin qu'on s'aperçut que la res-
piration était mortellement oppressée; il ne donna plus aucun
signe de connaissance et mourut vers midi. Toutes les lettres
que le duc de Richelieu a écrites avant sa mort à ses amis de
Vienne expriment une affliction profonde et concentrée; il
parlait d'un voyage à Odessa comme d'une chose qu'il désirait
ardemment; mais, ne s'en trouvant plus la force^, ses derniers
vœux se bornaient à un voyage à Yieime- .On avait forcé le
bureau du duc à Paris pendant son voyage, et on lui avait pris
14,000 francs, seul argent comptant qu'il possédât en quittant
une place si éminente. Il a donné au colonel Stempskosky sa
petite terre en Crimée et son jardin près d'Odessa; au jeune
Meyffredi un capital de 60,000 francs qu'il avait placé à Vienne.
Le duc de Richelieu aimait la ville d'Odessa, à la prospérité de
laquelle il avait puissamment contribué, aidé des conseils et de
l'expérience du baron de Bœsner qu'il avait jadis connu à
Odessa et auquel il n'a jamais cessé de témoigner une profonde
estime et sincère amitié. Le colonel Stempskosky est profon-
dément affligé de la mort de son noble ami et si généreux pro-
tecteur. Il a écrit son éloge qu'il a fait imprimer à Paris, et
dont il nous a donné un exemplaire. On trouve dans ce petit
écrit, vérité, sensibilité et cette éloquence du cœur qui seule
attache dans un pareil sujet. Le duc de Richelieu avait des
16
242 SOUVENIRS
vues excellentes; mais il était sujet à trop de préventions, trop
vif dans ses résolutions, beaucoup trop violent dans ses expres-
sions. 11 s'est souvent trompé sur les grandes qualités et les
défauts de la nation qu'il avait à conduire. 11 ambitionnait la
popularité; sans étiquette, affable avec ses inférieurs, il avait
conservé à Paris le sans-façon de sa vie à Odessa. Il acceptait
les dîners que les négociants d'Odessa voyageant à Paris lui
offraient familièrement pendant son ministère, et traitait sou-
vent avec une hauteur et une impolitesse dédaigneuses les
membres de la vieille et très honorable noblesse de province.
Le duc de Richelieu s'est jugé trop sévèrement lui-même, mais
il ne s'est pas toujours trompé sur ses moyens personnels.
Le duc de Richelieu n'aimait plus les Français; il fallait,
pour acquérir quelque mérite à ses yeux, avoir été en pays
étranger. Il a été longtemps marié sans avoir de femme, et
ministre presque sans avoir une patrie. Il s'est dévoué, lors de
sa première entrée au ministère, moins à la France qu'aux
souverains alliés, qui avaient placé leur confiance en lui, et qui
n'en avaient qu'en lui. Mais il avait Tâme trop belle, trop loyale,
pour ne pas faire à la France tout le bien qu'il a cru pouvoir
lui faire; s'il s'est trompé sur les moyens, ses intentions étaient
généreuses, pures et élevées.
Il avait la conversation turbulente; il criait et gesticulait en
parlant, à faire mal à la tète ; mais, malgré ses cheveux gris et
ses dents noircies par l'usage immodéré de la pipe, il avait
toujours l'extérieur le plus noble et le ton le plus distingué et
le plus chevaleresque; il avait l'air éminemment grand sei-
gneur.
Il accueillit parfaitement M. du Montet; ill'a invité plusieurs
fois à dîner; il l'a embrassé et tiré de la foule un de ses jours
de grande réception de la manière la plus flatteuse.
Le duc avait à Vienne plusieurs amies parmi lesquelles on
peut citer la princesse Lichnowski et la comtesse de Merveldt,
aussi distinguées par leur rare beauté que par leur esprit et
leurs vertus.
DE LA BARONNE DU MONTET 241
LETTBB DU DUC DB RIGHBLIBU À LA GOIITBSSB DB PALFT
(nÉB PBINGBSSB DB LIGNB)
Voici la copie d'une lettre écrite en 1815 par le duc de Richelieu à, la
comtesse de Palfy. Je possède l'original de cette singulière lettre dans
nia collection :
Paris, 25 octobre 1815.
Que VOUS êtes bonne de vous être rappelé de moi, et de me
l'avoir dit d'une manière si aimable ! J'en suis bien touché, je
vous assure. Je suis bien aise aussi que vous ayez deviné tout
ce que je dois éprouver. Plaignez-moi un peu, je le mérite :
lancé dans une carrière que j'ai toujours redoutée, dans les
circonstances les plus difQciles, j'ai dil obéir, sans même avoir
l'espérance de faire quelque bien. J'ai quitté l'existence la plus
honorable, comme aussi la plus heureuse selon mes goûts,
où je jouissais déjà du fruit démon travail. J'ai fait en un mot
le plus sensible sacrifice qu'homme ait jamais pu faire, et véri-
tablement je crains bien que ce ne soit en pure perte; j'ai
senti tout cela avant d'accepter, mais je n'ai pu résister, quelque
envie que j'en eusse. Le Roi et l'Empereur ont été d'accord
pour me forcer à me perdre sans sauver personne. Maintenant
j'y suis; il faut tâcher, si je puis, d'en sortir avec honneur.
Mais il est plus aisé de planter des jardins aux bords de la
Mer Noire, d'y établir des villages, encore d'en chasser la
peste, que de guérir le mal moral des Français d'aujourd'hui.
Conservez-moi, je vous prie, un peu de souvenir et d'amitié.
Je vous assure que je n'aurais à présent d'autre ambition que
de vivre tranquillement à Vienne. On a voulu faire de moi un
grand homme, bon gré mal gré. Y a-t-il du bon sens? Je n'ai
jamais eu la moindre ambition; j'ai des goûts simples. Ils
verront bientôt, j'espère, combien ils se sont trompés, et me
rendront ma liberté.
Mille hommages, je vous prie, à madame votre mère et à la
princesse Flore; donnez-moi, je vous prie, de temps en temps,
signe de vie, vous me ferez un extrême plaisir. Croyez, madame
la comtesse, au tendre et inviolable attachement que j'ai voué
244 SOUVENIRS
depuis longtemps à tous les Ligne et en particulier à Madame
Féfé(i).
RiCHELIBU.
LK DUC DE RICHELIEU. SON MARIAGE
Le duc de Richelieu (alors comte de Ghinon). avait épousé
à l'âge de quinze ans Mlle de Rochechouartqui en avait douze.
Il partit immédiatement après la cérémonie pour voyager; sa
jeune femme fut mise au couvent. L'abbé Labdan, qui accom-
pagnait le jeune duc, avait été précepteur de mon oncle de la
Fare (depuis cardinal). Les voyageurs s'arrêtèrent pendant
quelques jours au château de Venéjean, près de Pont-Saint-
Esprit. Ma mère, qui venait de se marier, y était à cette époque
avec mon père. Elle s'amusa beaucoup de voir pendant le dîner
le comte de Ghinon tirer souvent de sa poche le portrait de sa
jolie petite femme et le regarder avec amour, croyant n'être vu
de personne, car il tenait le portrait à la dérobée sur ses ge-
noux. Gette passion n'a pas duré : la taille de Mme de Richelieu
ayant tourné et sa figure s'étant entièrement changée pendant
les années d'absence de son mari, il ne voulait plus la recon-
naître et refusa obstinément de vivre avec elle. Il repartit pour
les pays étrangers, au grand chagrin de sa famille, dont il était
le seul et dernier rejeton. Ses amis s'étonnaient qu'il n'eût pas
cherché à faire rompre cette union. La chose leur paraissait
facile. Mais le duc leur avoua avec confusion qu'elle était im-
possible. A un de ses voyages en France, il avait rencontré sa
femme dans un château. Elle était extrêmement innocente ;
mais elle obéissait à sa famille qui l'avait fait venir exprès dans
ce château, et une nuit, sur le conseil de ses parents, elle alla
tout naïvement, son oreiller sous le bras, frapper à la porte de
son mari et lui demander asile, parce qu'elle avait peur de rester
seule dans sa chambre. Et voilà pourquoi le duc ne pouvait
demander l'annulation de son mariage 1 Mme de Richelieu
(1) Pôfé, abréviation d'Euphémie, prénom de la comtesse Palfy.
DE LA BARONNE DU MONTET 248
habitait toujours le château de Gourteilles près Paris; M. de
Richelieu allait souvent l'y voir depuis sa rentrée en France;
c'était une femme d'un mérite distingué, mais excessivement
contrefaite; elle ne pouvait l'être, cependant, plus que la sœur
du duc, Mme de Jumilhac, qui ressemblait à un petit magot,
et que son cocher voulut quitter un jour, parce que ses cama-
rades se moquaient de lui^ et l'appelaient le cocher du singe!
Le dac de Richelieu actuel est le fils de Mme de Jumilhac. Le
nom de Richelieu ne se perpétue ainsi que par adoption depuis
le cardinal; c'est une véritable obstination. La princesse de
Clary, née princesse de Ligne, se trouvant à une soirée chez
Mme la duchesse de Berry derrière une petite femme horri-
blement contrefaite, l'interpella poliment, croyant la recon-
naître. « Vous me prenez pour Mme de Jumilhac *, s'écria
la petite bossue furieuse. La princesse fut bien confuse, car
c'était la vérité.
LE ROI DE NAPLES
Hiver de Taonée 1822.
J'ai été beaucoup dans le monde cet hiver. J'ai vu souvent
le roi de Naples (1) aux bals de l'ambassadeur de France,
ainsi qu'à des bals brillants et à des concerts de cour. Il
paraissait se plaire infiniment ici ; sa figure est vénérable et
très respectable sans être majestueuse ; sa haute taille, ses
beaux cheveux blancs, ses traits prononcés et vénérables le
feraient respecter dans quelque classe de la société qu'il fût
né. Dans la cabane d'un paysan et sous le costume d'un simple
pécheur, on ne pourrait $'empècher d'honorer en lui un beau
vieillard. 11 parle très haut et rit aux éclats ; au spectacle, et
surtout aux opéraô itahens, il applaudit d'une voix retentis-
sante, il bat fortement la mesure sur le bord de sa loge; on
l'a entendu s'écrier, à une représentation du Barbier de Séville :
(1). Ferdinand I'^ roi des Deux-Siciles, qui devait mourir le 4 janvier
1825 (Éd.).
246 SOUVENIRS
< Bravo t lazzaroni, bravo ! > dans son enthousiasme pour
Lablache (1), qui chantait alors un des airs du Barbier d'une
"manière si étonnante. L'acteur fut ravi de cette exclamation
du roi, qu'il avait parfaitement entendue.
Le roi de Naples est très dévot ; il jeûne avec une extrême
austérité, dit son chapelet tous les jours, entend fréquemment
des sermons. Il a amené son confesseur avec lui. C est un
vénérable capucin, et même un très beau capucin qui a refusé
le logement qui lui était préparé à la cour pour aller habiter
dans une cellule du couvent des capucins. Le roi a été dans
le caveau de cette église ; il a visité le tombeau de la reine, sa
femme. Le roi de Naples est entêté, on le fait difficilement
changer d'avis. 11 se lève de très grand matin, entend la
messe, fait beaucoup de prières, dfne à midi, fait la sieste;
puis fait une partie assez gros jeu avec ses favoris, dont il
exige le paiement bien exactement dans les vingt-quatre
heures, sans aucune rémission. La duchesse de Floridia, sa
femme, s'est un peu écartée, sous prétexte de santé, des
heures du roi. C'est une petite femme, belle encore et très
bien conservée, grasse, brune, et qui montre un tact infini
dans ses relations en public, avec le roi et la famille impé-
riale, n'étant jamais ni au-dessus ni au-dessous de la dignité
de femme du roi,. sans le titre de reine. Le roi lui fait des
présents magnifiques ; ses parures sont fabuleuses, ses dia-
mants, superbes; on en dit généralement beaucoup de bien.
Le roi de Naples aime passionnément la chasse ; on lui en
donne de toutes les espèces. Ceci me rappelle cette vieille his-
toire de Laybach à son premier voyage à Vienne, il y a trente
ans, à peu près. 11 avait entendu dire qu'il y avait des ours
dans les environs de Laybach, et il manifesta le désir d'en
voir une chasse. On ne savait comment le satisfaire ; enfin, on
imagina de lancer dans les bois un ours ambulant, qui
dansait à merveille à cette époque. On l'acheta du conducteur,
on lui ôta ses chaînes, et on prépara la chasse. Le pauvre
(1) Od sait du reste que le rot appela Lablache auprès de lui avec le
titre de maître de chapeUe et le fit engager au théâtre Saint-CUiarles. {Éd.),
D£ Là fiARONNE DU MONTET 247
ours n'alla pas loin; accoutumé au bruit et à la musique,
presque apprivoisé depuis sa jeunesse, il arriva au son des
instruments et, voyant le fusil du roi braqué sur lui, il s ima-
gina que c'était le signal de sa contredanse, et se mit à danser.
Le coup partit, et le roi, transporté de joie d'avoir tué un ours,
s'écria : 0 carissima bestiaf Voilà une bonne vieille histoire;
mais elle m'a paru plaisante.
OPEaAS ITA^NS A VIENNE
Nous avions une loge (un quart de loge) pour les opéras
italiens. Il est impossible d'imaginer rien de plus parfait que
l'ensemble avec lequel fut rendue cette admirable musique de
Rossini. La voix de Lablache est surprenante, et son jeu
d'une originalité qui ne peut, ce me semble, être surpassée.
Mme Fodor (1) est sublime, excepté dans le récitatif qu'elle a
singulièrement aigre, je dirais presque acide, s'il était permis
de s'exprimer ainsi. Au reste pourquoi pas? J'entendais, dans
notre loge, un amateur passionné s'écrier à chaque instant :
Divin clair obscur! oh! délicieux^ vaporeux clair de lune^ etc.
David (2) exaltait les uns jusqu'au délire, et faisait rire les
autres. 11 est impossible d'abuser plus constamment d'un
talent et d'une voix unique. La princesse Jean Liechstentein,
tout en Tadmirant, ne pouvait s'empêcher de dire : • 0 divin
Polichinelle f » Gela m'a paru un éloge exact, son sublime
étant toujours près du ridicule. Mais je l'ai entendu chanter
dans un salon ; il modérait ses écarts de voix et ses tours de
force, il était vraiment au-dessus des éloges.
(1) CanUlrice italienne de premier ordre qui remporta une suite do
triomphes à Paris, au Théâtre Italien, et à Naples. {Ed.)
(2) Jean David (i78»-i8Sl), fils du célèbre ténor Jacques David ; c'était
eo effet un étrange chanteur dont on a dit qu'il n'avait qu'un éclair par
soirée, mais un éclair de génie, et qu'il fallait pour un moment d'émotion
vraie supporter trois heures de pasquinades. (Kd.)
248 SOUVENIRS
MADAMB CATALANI
J'ai oublié de parler, duns mes souvenirs de Tannée 1821,
de .\ime Catalaui, que j'ai beaucoup vue pendant son séjour
ici. J'en avais une curiosité extrême; non seulement je Tai
entendue en public dans les grands concerts qu'elle a domiés,
mais aussi très souvent chez elle le matin à ses répétitions,
où elle invitait plusieurs personnes. Cette faveur était fort
recherchée, et ces réunions fort brillantes parce que son
amour-propre cherchait à y réunir le plus de personnes de
marque possible. Mme Catalani est moins étonnante lors-
qu'elle modère sa voix. Elle perd de son charme de près;
on entend une vibration^ on voit le mouvement de son men-
ton et de son gosier, qui est exactement celui du canari, une
espèce de tremblement qui tient à la conformation des oiseaux.
Mais rien n'est plus au-dessus de l'imagination que la voix de
Mme Catalani lancée dans une immense salle, planant sur les
spectateurs, comme une voix qui viendrait d'^n haut; je ne
puis exprimer autrement Tëtonnante impression que j'en ai
reçue. C'était comme un concert de voix se déroulant sur la
tète des spectateurs. Et ces prodigieuses variations, ces sons si
beaux^ si purs, si éclatants 1 Elle a tout à fait surpassé mon
attente et mon imagination. J'ai dîné chez Mme Catalani, j'ai
passé plusieurs soirées chez elle, elle en a passé une chez
moi. Elle joue la naïveté, l'innocence ; elle est très belle encore.
Elle parle beaucoup trop de ses gains inunenses, et trop de
ses dons généreux ; elle aime passionnément ses enfants ; elle
est très vertueuse et s'en fait gloire. Elle raconte sans cesse
ses prodigieux succès, les riches cadeaux qu'elle a reçus, et
surtout l'honneur que lui a fait l'empereur de Russie de lui
baiser la main. M. de Valabrègue, son mari, renchérit sur tout
cela; il dépense un argent énorme, n*a ni ordre, ni raison, ni
tact, se croit le premier homme du monde parce que sa femme
en a la plus belle voix, mais ne manque point de bonnes qua-
htés, et surtout de charité pour les pauvres, auxquels il donne
largement. L'Europe, par son admiration, leur a tourné la
DE LA BARONNE DU MONTET 249
tête, et maintenant ils ne font presque plus de bruit en
Europe. Ils voyagent du nord au midi, du midi au nord, sans
exciter le môme enthousiasme ; la voix de Mme Gatalani Ji'a
presque pas changé, mais Ton s'accoutume à tout, et Ton
veut aujourd'hui du nouveau et du changement, même dans
le merveilleux. On s'étonne généralement que Mme Catalan!
ait épousé M. de Yalabrègue, qui n'a rien de séduisant : < 11
est le seul homme qui m'ait demandée en mariage • , répond-
elle naïvement.
M. DK NESSBLRODE
Je ne sais pourquoi je m'imaginais que M. de Nesselrode (i)
devait être presque vieux, car les premiers ministres (de nos
jours) sont, en général, de jeunes élégants, ou de vieux
jeunes gensjtf. de Nesselrode est extrêmement petit, gentil
même. Ses traits sont délicats et fins, sa conversation aimable
et gaie. La comtesse Maurice O'Donnell plaisantait avec lui,
contrefaisait le singe à s'y méprendre; puis finit par lui
demander en grâce de faire partir M. de Tatischeff de Vienne
parce qu'il était trop laid, et qu'elle le trouvait très ennuyeux.
Cette raison était sans réplique ; je ne sais si elle a influencé
sur la destinée de M. de Tatischeff, mais il est parti. M. de
Nesselrode est parfaitement aimable, mais sa fine et gracieuse
plaisanterie en répondant à Mme O'Donnell aurait pu presque
paraître de la bonhomie (2).
. M. de Lebzeltern (3), ambassadeur ou ministre d'Autriche à
Saint-Pétersbourg, s'est marié ce printemps dans cette capi-
(1) Nesselrode (Charles-Robert de), né le 14 décembre 1780, mort le
23 mars 1862; depuis le départ de Gapodistrias (1821). il dirigeait seul les
affaires étrangères de Russie et les dirigea quarante années durant. (Éd.)
(2) J'ai vu Mme de Nesselrode à Bade en 1835. M. de Nesselrode lui
écrivait de Carlsbad qu*à chaque instant on l'abordait pour lui demander
^s'il nVtait pas le fils du célèbre diplomate. Ce qui prouve qu'il avait
conservé fair et la tournure très jeunes. Quant à Mme de Nesselrode,
c'est la personne du monde la plus raide et la plus sérieuse.
(3) Louis de Lebzeltern, né à Lisbonne le 20 octobre 1779, mort le
18 janvier 1854, épousa Zénalde do Laval en 1823. (Éd.)
250 SOUVENIRS
taie avec une riche héritière, Mlle de Laval. On raconte dans
tous les salons l'aventure qui lui est arrivée le soir de ses
noces. La famille de la jeune épouse, ainsi qu'il est d'usage
en Russie, la conduisit dans Tappartement de son mari. 11 ne
devait paraître que lorsque l'épouse serait seule; il s'était
retiré, en attendant, dans un cabinet. Son valet de chambre,
croyant qu'il en était sorti, prit en passant la clef de ce cabi-
net et enferma son Excellence, qui ne put sortir de sa prison
que le lendemain matin, car le valet de chambre était allé au
bal, et personne ne put entendre les plaintes du prisonnier.
Cette mésaventure fait la joie du prince de Metternich (1).
LE ROI DB NAPLES
Vienne, mars 1823.
Le roi de Naples est toujours ici. Il voulait, assure-t-on,
aller à Paris voir Mme la duchesse de Berry; mais ce voyage
n'aura pas lieu. Il est impossible d'avoir une figure plus véné-
rable j l'extrême affection de ce veillard-roi pour ses parents et
ses enfants est tout à fait touchante : ses caresses paternelles
au prince de Salerne, quil appelle mon fanciulio (petit enfant)
malgré sa taille colossale, et les attentions pleines de respect
et de tendresse du prince pour son auguste père sont vrai-
ment admirables. Le roi de Naples a non la majesté royale,
mais celle de la vieillesse patriarcale.
(i) M.' de Lebzeltern est un homme aimable, et très agréablement
eonvertalionnable. Mme de Chotelc me flt faire sa conmùssance & Bade
en 1843. Il vint me voir après le départ de Thérèse. Il a le naturel et la
facilité d'un homme du monde. II revenait de Bordeaux, superbe villp,
me disait-il, hélas t tuée par Marseille, mais quel beau «idavrêî ajoutait-il.
Il me conta aussi l'aversion de la princesse de Liévenjpour les chemins
do fer ; elle les hait, parce qu'elle ne veut, dit-elle, « ni perdre son indé-
pendance ni sa dignité ». J*ai moins d*orgueiI ; je les abhorre, simplement
dans la crainte de perdre la vie.
DE LA BARONNE DU MONTET 251
LE DUC DB BBIGHSTADT
Vienne, mai 1823.
Nous nous promenions au Prater. Le jeune duc de Reich-
stadt était devant nous; il se promenait avec son sous-gouver-
neur, le bon chevalier Foresti, ami et ancien camarade de
M. du Montet, à la recommandation duquel il doit la place
agréable et de confiance qu'il occupe. Nous admirions la
démarche du jeune prince, sa taille déjà élancée pour son âge
et élégante ; il se retourna vivement, en disant avec énergie :
€ Mon cher Foresti, on peut toujours ce que Ton veut. » Il
nous aperçut et nous salua très gracieusement; son gouver-
neur en fit autant; nous échangeâmes en souriant un regard
sympathique. Il y avait bien du Napoléon dans la sentence du
jeune prince, dans le ton et le geste énergique dont il l'avait
accompagné.
UN torchon! un torchon!. — LE JEU DU ROI
Paris, mai 1824.
Je vous l'ai dit, je suis très curieuse; une fête m'intéressait
quand elle ne ressemblait pas à ce que j'avais déjà vu à
Paris : les salons du faubourg Saint-Germain, la cour avaient
tout le charme de la nouveauté. Rien ne ressemblait moins à
la cour de Vienne que celle des Tuileries. Nous fûmes invités
au jeu du roi; j'y fus avec la comtesse de Lynch. Les toilettes
étaient brillantes et élégantes, mais les diamants bien plus
rares qu'à Vienne, les perles imperceptibles.. M. le duc d'Or-
Jéans traversa les immenses salons, suivi de Mme la duchesse
d'Orléans, sans quitter un seul instant sa position courbée
d'une révérence. J'admirai ce tour de force d'une politesse
miraculeuse; cette révérence commencée à l'entrée des grands
appartements et prolongée jusqu'à l'extrémité avait delà grâce.
Le mouvement de la tète, fort noble, se portant alternativement
à droite et à gauche avec une égale mesure; les pieds glissant
/
252 SOUVENIRS
toujours en avant comme le commencement d*un salut. Louis-
Philippe ressemble à LouisXlY; je le dis ce soir-là à ma voisine,
qui s'en fâcha en riant, mais cette ressemblance m'a toujours
frappée. Lorsque le roi et Mme la Dauphine eurent fait le tour
des vastes appartements, le jeu commença, et la foule circula.
C'était une manière de faire sa cour que de s'arrêter quelques ins-
tants respectueusement devant la partie du roi et celle des prin-
cesses. Nous nous acheminions vers celle de Mme la Dauphine,
lorsque le cri t un torchon ! un torchon ! * retentit fortement.
On se pressait autour de la table de whist t.. . Mme la Dauphine
riait, elle passait alternativement d'un air sérieux et même
sévère à un hochement d'épaules provoqué par un rire étouffé. . .
€ Un torchon 1 » criait M. le duc de Duras. Des laquais se précipi-
tèrent, essuyèrent, frottèrent. Mme la Dauphine poussa du
pied la queue de sa magnifique robe, qui avait été atteinte.
Elle jouait avec l'ambassadrice d'Espagne et je ne me rappelle
plus qui encore.
M. de Girardin, capitaine des chasses, celui que les princes
affectionnaient beaucoup sous cet intéressant rapport^ celui
qu'ils appelaient Drudin dans leur familière et bienveillante
intimité, avait pris une glace au café de Foy, disait-on, et dîné
chez je ne sais quel restaurateur du Palais-Royal, qui ce jour-
là empoisonna accidentellement une partie de ses commen-
saux; saisi d'un malaise subit et violent, au moment où il
passait devant le jeu de Mme la Dauphine^ arrêté par la foule,
il vomit horriblement, et si près de la princesse que sa robe
en fut atteinte. Nous faillîmes mettre les pieds et nos robes
dans cette vilaine chose. Le comte de Bombelles vint me voir
le lendemain, et en entrant il criait de sa grosse voix avec un
rire d'indignation : • Un torchon ! un torchon I A-t-on jamais
entendu pareil cri aux Tuileries? — Calmez-vous^ lui dis-je en
riant aussi^ cet accident pouvait arriver à tout le monde; je
ne souhaite ce mal à personne, mais je ne suis pas fâchée quïl
ait atteint plutôt un libéral qu'un autre. On dira Girardin-Tor-
ckon peut-être pendant quinze jours; le roi et les princes
seront aux petits soins pour lui faire oublier son indigestion. >
Hélas ! il y a eu d'autres souillures aux Tuileries qui ne s'effa-
DE LA BARONNE DU MONTET 253
ceront jamais 1... M. de Girardin était en vérité bien innocent
de la sienne. < Voyons, disais-je au comte Charles de Bombelles,
quel efTet eût produit un pareil accident à Versailles^ en pré-
sence de Louis XIV? Le souvenir de Vatel me fait frémir; sous
Louis XV on l'eût mis en chanson ; sous Napoléon l'infortuné
chambellan qui en eût été la victime en eût pris une Ûèvre
chaude et serait devenu fou. Le restaurateur négligent eût
été mis à Vincennes comme conspirateur, contre la majesté
impériale. >
Nous avions été invités au jeu du roi. Le cardinal me dit
que Mme la Dauphine nous avait fait l'honneur de nous ins-
crire sur la liste en sa présence. Magnifique soirée royale,
cela va sans dire; mais ce qui m'amusa^ comme un vieil enfant
que je suis, futde voir Mme la Dauphine se lever brusquement
et remettre son jeu au vieux marquis d'Autichamp, qui se trou-
vait près d'elle: illaisaitune extrême chaleur, la princesse
voulait se rafraîchir. Le marquis avant de s'asseoir tira res-
pectueusement son mouchoir^ en fit un rouleau tel que ceux
que les paysannes mettent sur leurs têtes lorsqu'elles portent \
un fardeau, et s'assit dessus. Cette préparation dura assez
longtemps. Le marquis eût trouvé inconvenant de se poser
là où Mme la Dauphine l'avait été, et aussi inconvenant
qu'elle eût pris une place qu'il venait d'occuper. Le respect
était très louable, surtout par l'extrême chaleur des salons
royaux; cela ne m'empêcha pas de rire en voyant le vieux
seigneur juché sur son bourrelet chevaleresque.
AUDIENCE DE CONGE DE L IMPERATRICE
Vienne, août 1824.
Nous avons fait demander une audience de congé à l'Impé-
ratrice. Elle ne devait passer qu'un jour â Vienne à son retour
de Bade; elle a bien voulu nous accorder cette audience le
jour même de son arrivée. Après nous avoir témoigné l'inté-
rêt le plus sensible, elle a voulu que je prisse place sur son
canapé près d'elle, elle a daigné nous garder près de trois
! t
254 SOUVENIRS
quarts d'heure. Par une attention charmante, elle avait voulu
avoir pour dames d'honneur de service pendant cette audience
Mmes de "'Hbehenegg et de Veveldt, mes compagnes et
amies de couvent. L'Impératrice a été très aimable, non seu-
lement comme souveraine, mais comme femme du monde.
Elle nous a parlé du séjour de l'Empereur à Paris en 1814, et
raconté quelques anecdotes intéressantes ou plutôt amusantes
sur les établissements que l'Empereur avait visités; puis en
riant, elle m'a dit : « Devinez où l'Kmpereur a eu la curiosité
d'aller? — Je n'oserai jamais prendre la liberté de deviner
Votre Majesté, car par exemple si c'était aujialais Royal?... »
L'Impératrice a ri, et nous a dit qu'effectivement il avait voulu
y aller une fois, ayant entendu raconter des choses si bizarres
des parures de cour et de théâtre de ces vilaines femmes,. et
des airs quelles se donnaient; il y fut incognito, accompagné
de quelques-uns de ses plus graves chambellans.
L'Impératrice se leva gracieusement et, après nous avoir dit
encore les choses les plus bienveillantes, parut se diriger vers
les portes de son appartement. Nous étions dans le grand
salon tendu alors en étoffe de soie blanche avec des draperies
de velours rouge et des franges d'or. Le salon est très long;
croyant l'Impératrice rentrée chez elle, mes deux amies
me prirent chacune par un bras et nous félicitaient avec une
vive et tendre satisfaction sur la manière charmante dont
l'Impératrice nous avait reçus. Nous cheminions ainsi en
causant librement et nous avions atteint la porte où mes amies
prenaient congé de nous, lorsque je sentis une main douce se
poser sur mon épaule; je me retournai et je vis l'Impératrice,
qui nous avait suivies et qui paraissait touchée de la franche
affection qui nous unissait. « J'ai encore voulu vous dire, nous
dit-elle avec une extrême bonté, que je serai bien aise d'ap-
prendre de vos nouvelles; j'espère qu'après les premiers
moments de douloureuse émotion passés vous serez heu-
reux de revoir le cardinal et les enfants de votre sœur. »
J'étais alors en deuil de ma grand'mère de la Fare, et l'Impé-
ratice savait que depuis peu d'années j'avais perdu ma mère
et ma sœur : je ne pus répondre à cette dernière bonté de
DE LA BARONNE DU MONTET 255
rimpératrice qu'avec une sensible émotion, et des larmes dans
les yeux. La si belle et si chevaleresque expression de physio-
nomie de M. du Montet, sa belle croix de Marie-Thérèse firent
impression sur l'Impératrice.
UN BFFBT BIZARRE DB L IMAGINATION. LB MASQUE
La^çomtesse de Palfy, née princesse de Ligne, que je voyais
souvent à Vienne, me dit un jour de carnaval : t II faut abso-
lument que nous allions ensemble masquées à la redoute;
vous êtes si gentille, dit-on, nous nous amuserons beau-
coup. — Ne vous y attendez pas, lui répondis-je, je suis
timide même sous le masque. — Non, non, vous intriguez
délicieusement, je le sais, et personne ne vous reconnaît. —
Je le crois bien, je ne parle qu'aux personnes qui ne me
connaissent point, ou au moins à celles à qui je ne parle
jamais. — C'est égal, vous viendrez. » Nous primes jour,
et à minuit j'arrivai chez la comtesse. J'étais déjà coiffée de
mon élégant turban en mousseline des Indes que Thérèse avait
gracieusement tourné sur ma tête; j'étais vêtue d'une robe en
gros de Naples noir, et admirablement chaussée avec des sou-
liers de satin noir et des bas de soie idem ; j'avais les gants blancs
les plus frais, empreints d'un parfum très doux; je tenais sur le
bras mon domino de taffetas noir, sorte de peignoir très ample,
avec pèlerine et ceinture à coulisses, et à la main mon petit
demi-masque vénitien, costume de rigueur pour les femmes de
la société élégante. Mme de Palfy n'était pas prête; sa femme
de chambre ne pouvait parvenir à lui faire un turban selon
son goût, et d'autant moins que le mien excita son enthou-
siasme; je m'assis sur un divan à côté du comte de Glary, cet
aimable sybarite ; il était souffrant, nous causions et nous nous
moquions un peu des longueurs coquettes de Mme de Palfy
lorsque, pour gagner du temps, elle imagina de me dire :
€ Au lieu de vous occuper de moi, intriguez Lolo. » (C'est
ainsi qu'on appelait le comte Charles Clary dans sa famille
et sa société intime.) Entrant dans la plaisanterie, je passai
256 SOUVENIRS
mon domino, et tenant mon masque à la main devant mon
visage, sans même l'attacher, je lui adressai quelques paroles,
avec une petite voix de circonstance : « Finissez, finissez, dit-
il d'une voix très émue. — Ah I vous craignez que je ne vous
dise quelques vérités. — Grâce, je vous en prie, je vous
en supplie... j'ai peurf » Alors il me vient à l'esprit de lui
parler d'une princesse napolitaine dont je ne connaissais le
nom ni l'existence que par lui qui nous en parlait souvent, et
c'était même un sujet de nos plaisanteries; le voilà dans une
agitation extraordinaire, courant dans la chambre, se bou-
chant les oreilles. Mme de Palfy, qui s'amusait de cette scène,
oublia son turban, prit son masque et se mit à courir après
lui en lui disant mille folies. Nous riions aux larmes, ayant
plus souvent nos masques à la main que sur notre visage;
mais le pauvre comte, tout à fait éperdu, demandait miséri-
corde et finit par s'échapper, nous laissant rire et nous étonner
de sa défaite. Il nous a dit depuis que l'effet des masques et
de nos voix changées si brusquement l'avait bizarrement
impressionné. • Mais, vous allez souvent à la redoute, vous
vous y amusez, vous n'avez pas peur? — Non assurément,
quand je ne connais pas, ou au moins je ne reconnais pas les
masques qui viennent me parler, je cherche à les deviner;
mais vous, avec qui je venais de causer si naturellement,
changer ainsi tout à coup si complètement, n'être plus vous
du tout! Ne vous moquez pas de moi, cela m'a fait un effet
indéfmissable, ne le faites plus jamais, je vous en prie. —
< Vous m'avez donc trouvée bien effrayante? — Ce n'est
pas cela; votre gaieté est aimable sous le masque, et si je n'avais
pas causé avec vous un instant auparavant, vous m'auriez
bien amusé, mais deux personnes si différentes l'une de
l'autre, cela est étrange. » ... La grosse gaieté de Mme de Palfy
l'avait beaucoup moins intimidé.
Le comte Clary, depuis prince Clary, est le plus élégant
homme du monde, spirituel, bon et toujours poli. Je lui disais
qu'il avait surmonté une grande difficulté, celle d'être élégam-
ment gourmand. Il était depuis longtemps souffrant d'un
asthme, quoique jeune encore, et condamné à un sévère
DE LA BARONNE DU MONTET 257
régime. Pour éviter les tentations, il ne se mettait plus à table
le soir, était bien sage. Mais une fois, en sortant de chez la
princesse Ciary, sa mère, nous le trouvâmes caché derrière
la porte du salon qui communiquait dans la salle à manger et
dévorait un énorme morceau de pâté de foie gras I Et nous
admirions sa courageuse résignation, et ses héroïques priva-
tions! Le prince Glary est mort regretté de tous ceux qui l'ont
connu. 11 était forcé de rester souvent chez lui dans les der-
nières années de sa vie^ et nous passions de charmantes
soirées dans Tintérieur de sa délicieuse famille, au milieu de
ses livres, de ses tableaux et d'objets d'art dont il était
entouré en amateur délicat et éclairé.
Cette frayeur du comte Clary m'en rappelle une autre.
J'avais passé la soirée chez ma belle-sœur; un abbé alsacien,
homme d'esprit, habitué de la maison et notre ami, y était.
Il avait été beaucoup question du célèbre bandit Crazel, qui
occupait alors presque uniquement Vienne ; c'était un roman-
tique et terrible voleur, il apparaissait sous toutes les formes :
dans les forêts, c'était un brigand du moyen âge ; dans les
bals champêtres, un élégant cavalier; sur les places publiques,
un fashionable jeune homme. On contait de lui mille anec-
dotes terribles et plaisantes : tantôt il avait assassiné des tou-
ristes et protégé des voyageuses; tantôt inspiré autant de
frayeur que de passion; enfin, c'était un être fantastique,
tout le monde en parlait, et l'abbé Gérard nous en avait raconté
des traits extraordinaires le soir même. Nous avions ri de la
bêtise d'une femme de chambre qui s'était évanouie de peur
en ouvrant la porte à un monsieur qui venait tous les soirs
chez la comtesse X***, parce qu'il lui avait dit en riant de
l'annoncer sous le nom de Crazel. Je quittai le salon de Vic-
toire à neuf heures et demie, y laissant l'abbé et plusieurs
autres personnes, pour aller m'habiller pour la soirée de
l'ambassadeur de France; ces soirées étaient très brillantes et
très parées. Je mis une robe de satin blanc (je vous prie de
faire un peu attention à ma toilette) garnie de très belles
blondes, un petit chapeau de velours épingle rose, relevé d'un
côté, et orné de ravissantes plumes roses; il faisait froid;
258 SOUVKNIRS
j'avais jeté sur mes épaules un manteau très élégant en drap
anglais blanc, doublé de tail'etas bleu clair; j'étais chaussée de
souliers de satin blanc; mon domestique m'avait précédée pour
faire avancer ma voiture, et je descendais l'escalier (je demeu-
rais au second et ma belle-sœur au premier) ; j'étais à deux
marches au-dessus du palier, près de la porte d'entrée de Vic-
toire, lorsque l'abbé en sortit, l'escalier parfaitement éclairé,
Je pensai qu'il m'avait vue, et continuant pour ainsi dire la
conversation de la soirée, en passant près de lui, je pris une
voix sombre et je dis : La bourse ou la vie! L'abbé poussa un
cri terrible; je crus qu'il plaisantait, et j'ajoutai : Still^ Crazelt
(Silence, c'est Crazel) en riant comme bien vous pensez. 11 ne
me serait jamais venu à lïdée qu'il pût me prendre pour un
bandit; mais il était hors de lui, tremblant, et tellement effrayé
qu'il fut obligé de rentrer dans l'antichambre de ma belle-sœur.
Les domestiques s'empressèrent près de lui, on lui apporta un
verre d'eau. Je riais toujours davantage : » Madame la baronne
n'a donc pas eu peur », me disaient ces braves gens étonnés;
ils me savaient très poltronne, et croyaient à quelque chose de
terrible, c Peur, leur répondis-je en ne pouvant cesser de rire,
peur de moi? Il m'a prise pour Crazel! * Le grave valet de
chambre et les deux laquais, malgré le respect que leur inspi-
rait l'abbé, éclatèrent d'un gros et franc rire. Remarquez que
l'abbé Gérard avait près de six pieds de haut, était large à
proportion, ce que j'appelais € un grand exterminateur » ; dans
ses récits de batailles, il n'avait jamais assez de morts et de
blessés; il tuait énormément; ses bulletins étaient inexorables.
Ce pauvre Crazel (pas moi, le véritable Crazel) fut pris et
condamné, en sa qualité de brigand, à être pendu. On fit tout
ce qu'il fut possible pour lui faire obtenir sa grâce ; il inspi-
rait un intérêt général : mais s'il avait fait des actes d'une gé-
nérosité chevaleresque, il avait aussi commis des meurtres ; il
fut exécuté. Le comte Charles de Bombelles, alors capitaine
au service d'Autriche, fut commandé pour assister à l'exécu-
tion ; il en fut avec sa compagnie douloureusement impres-
sionné ; il se mit dans une sainte et juste fureur contre des
femmes, des femmes en toilette élégante, qui voulaient forcer
DE LA BARONNE DU MONTKT âîiÔ
les rangs de ses soldats pour mieux voir ; il les apostroplia
de sa grosse voix et les força de s'éloigner. Il nous dit n'avoir
jamais vu mourir avec un plus véritable courage, sans osten-
tation. Crazel ne pâlit pas devant la potence; il était beau,
jeune;' ses traits avaient de la distinction; il fut résigné et
confiant dans la miséricorde divine. Il embrassa le bourreau,
selon Tusage, avec dignité. Le bourreau, en Autriche, avant
de procéder à une exécution, demande pardon au condamné
du mal qu'il est forcé de lui faire, et l'embrasse en signe de
réconciliation. Le condamné, vêtu de ses habits des jours de
fête, porte un énorme bouquet de fleurs et tient en ses mains
le crucifix. Le bouquet, savez-vous pourquoi? Parce que
Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit au bon larron, au criminel
repentant : « Vous serez aujourd'hui au Paradis avec moi. »
Voilà pourquoi les condamnés portent un bouquet ; ils espè-
rent fermement en la parole divine et miséricordieuse. M. de
Bombelles nous disait avec une vive émotion qu'en voyant
mourir Crazel le brigand il n'avait pu s'empêcher de penser
que l'éducation en eût fait un héros î
Pour en revenir à la frayeur épouvantable de Tabbé Gérard,
il me prend la peur, à moi, non pas que vous puissiez croire
que j'avais l'air d'un bandit, mais peut-être vous dites-vous :
t Ma tante était probablement aflreuse, et plus laide encore dans
sa brillante toilette ? » Non, en vérité, je ne l'étais pas et
voici, à l'appui de mon assertion, quelques vers que le pauvre
abbé m'avait adressés quelques jours auparavant, en m'en-
voyant un joli dessin de fleurs pour mon album. Vous pouvez
penser combien je lui en ai fait la guerre depuis :
Puisque vous avez pris, aimable Alexandrine,
Le parti de garder toujours mêmes attraits,
Môme esprit et gaieté, même gentille mine,
11 vous faut un bouquet qui ne change jamais.
J'avais trente à trente-deux ans alors et la figure plus jeune
que mon âge.
260 SOUVENIRS
ALT-OETTING
Mars 1801, décembre 1810, septembre 1818, 8 septembre 1824.
Lorsque nous étions en voyage en 1801 pour rentrer en
France après notre émigration, nous nous arrêtâmes à Alt-
OEtting. Nous voyagions avec mon père, ma mère, ma sœur
chérie, dans une belle grande voiture peinte et dorée, doublée
de veloiu^ cramoisi, qui avait appartenu à un archevêque de
Salzbourg mort peu de mois avant notre départ. Nous avions
un grand laquais qui se disait proche parent du comte de
Béthisy (en ligne indirecte). La magnificence de notre équi-
page était précisément la cause du bon marché de cette voi-
ture, si archiépiscopale que personne, probablement, n'en
avait voulu. Nous enfoncions et étouffions dans les coussins
dodus et moelleux de la vaste berline. L*auberge où nous
devions passer la nuit était située sur la place où se trouve
Tantique et miraculeuse chapelle de la Sainte- Vierge. Il n'était
pas tard. Nous fûmes visiter cette chapelle; nous y priâmes,
ma sœur et moi, avec ferveur; je n'avais que seize ans, je
sortais du couvent et je ne comprenais pas de plus grand
bonheur alors que de retourner un jour à Vienne, et de revoir
la maison où j'avais été élevée; je le demandai à Dieu et cette
prière d'un enfant a été exaucée.
Lorsque je repassai à Alt-OEtting en 1810 pour aller à
Vienne épouser le baron du Montet, je m'arrêtai encore à
cette chapelle; je me ressouvins de la demande que j'avais
faite à Dieu par l'intercession de Marie, et je lui adressai des
prières plus réfléchies. Au moment d'épouser un homme dis-
tingué par sa valeur et sa réputation, mais que je ne connais-
sais pas encore, je fis les prières les plus ferventes pour le
bonheur de l'union que j'allais contracter. Us ont été exaucés,
ces vœux! Vous savez, mon Dieu, que je vous en ai constam-
ment rendu des actions de grâces, quoiqu'il ait été mêlé de
bien des inquiétudes et de larmes, ce bonheur demandé et
accordé! La vie de M. du Montet a été souvent en danger;
des vomissements de sang, suite des fatigues de la triste cam-
DR LA BARONNE DU MONTKT 261
pagne de 1809, m'ont causé souvent de cruelles angoisses.
En allant et revenant de France, en i818, avec mon mari,
mon cher et bien-aimé Joseph, nous passâmes à Alt-Œltting,
et pour la troisième et quatrième fois j'entrai dans la cha-
pelle, le cœur rempli de paix et de joie. Nous nous mîmes à
genoux devant la sainte image. Nous priâmes pour tous ceux
que nous aimions; nous demandâmes le seul bonheur qui nous
manquât, un enfant que nous aurions tant aimé I Puis nous
fûmes visiter les cloches, et nous nous arrêtâmes devantla tombe
du féroce général Tilly; un petit garçon qui nous servait de
conducteur sautait joyeusement sur la pierre sépulcrale du
bourreau de Magdebourg; la petite tête blonde et la gaieté de
cet enfant, le silence et la profonde solitude de cette sépulture
nous firent faire des réflexions sur le torrent des âges.
Hélas t le 8 septembre 1824, en rentrant définitivement en
France, nous passâmes encore à AIt-(%tting : c'était le jour de
la fête de la Nativité. La chapelle était pleine de pieux pèle-
rins et retentissait du chant de leurs beaux cantiques; les
femmes étaient parées de leur charmant costume national;
leurs cheveux étaient attachés par de riches épingles en fili-
granes d'argent, leurs corsets lacés avec des chaînes d'argent;
et, à leur cou, elles avaient toutes des colliers antiques ou
roses d'argent, d'un travail singulier et curieux. En notre
qualité d'étrangers et de voyageurs, la foule s'ouvrit pour
nous; on nous fit placer au banc d'honneur : nous entendîmes
la messe, mon cher Joseph et moi, le cœur rempli de regrets;
(j'avais perdu mon père depuis plusieurs années) (1); j'étais
en deuil de ma mère (2) et de ma grand'mère de la Fare (3) ;
j'avais perdu ma sœur (4), et je pleurais en adressant à Marie
cette simple prière du fond de mon cœur : t Consolatrix afllic*
torum, ora pro nobis. >
(1) Le 4 novembre 4804. (Éd.)
(2) Morte à BoUènc (Vaucluse), le 6 juia 1823. (Éd.)
(3) Henriette de Gazeau de Champagne, marquise de la Fare, morte à
Bollène le 26 juillet 1824, âgée de 98 ans. (Éd.)
(4) La comtesse de Villeviellc, morte à Alais, le 21 décembre 1819. (Éd.)
262 SOUVENIRS
LE PRINCE DIETRICHSTEIN
Paris, 1825-1826.
Le prince Dietrichstein est à Paris avec son pupille, le petit
Thalberg, ce prodigieux jeu&e pianiste. Nous Tavions entendu
It Vienne, à l'âge de sept ans; il était déjà bien extraordinaire.
Thalberg est fils du prince Dietrichstein; il en est bien fier. Le
prince s'est imaginé ' de voyager Incognito sous le nom de
baron de X... ce qui l'a naturellement fait prendre partout
pour un roi et particulièrement pour le roi de Prusse qui voya-
geait incognito cet été; mais à Strasbourg^ où Ton a su son
nom, on Ta confondu avec son frère, le mnèe Maurice Dietrich-
stein, gouverneur du duc de Reichstadt. Le petit Thalberg
a été pris pour lui, il a'est fait un rassemblement sous ses
fenêtres; le jeune artiste s'est montré très affable avec ses e^-
sujets.
Nous voyons souvent le prince Dietrichstein ; il témoigne le
plus vif intérêt à H. du Hontet, qui est bien malade, hélas)
Son estime et son attachement pour lui datent des débuts de
la carrière militaire de mon mari en 1793. Le prince me répète
souvent qu!il n'a jamais vu plus de courage, plus de sang-
froid au feu, ni une plus charmante figure. M. du Montet
n'avait alors que dix-sept ans; le prince prétend que les vieux
soldats en le voyant si beau, ses cheveux blonds bouclés,
sa taille élancée, mince et gracieuse, souriaient et le pre-
naient pour une jeune Clorinde déguisée en guerrier pour les
suivre. Il s'amusait beaucoup de ce jugement sur son jeune
aide de camp; mais, après les combats, après sa vaillante
action à Ârlon, après sa terrible blessure, ils étaient remplis
de respect pour lui et le proclamaient un des plus vaillants
soldats.
Les opinions du prince sont ultra-libérales, il ne voit à
Paris que les hommes dont les actions et les écrits sont les
plus opposés au gouvernement actuel. Il est en opposition
perpétuelle avec le prince de Metternich, auquel, cependant.
DK LA BARONNK DU MONTET 263
il ne ce?se (Fécrire sur des matières politiques. Apre^ fron- 1
(leur, il critique son système avec aigreur et amertume. Il flatte ■
les partisans des idées révolutionnaires partout où il en ren-
contre; il n'est parvenu qu'à perdre les avantages de sa haute
position sans avoir acquis de crédit sur les libéraux de son
pays, et sur ceux d'ici. Le prince a énormément d'esprit, le
cœur grand et généreux, la plus noble figure, un front superbe,
de la hauteur. H a des égards chevaleresques pour la femme
qui voyage avec lui ; c'est une belle Viennoise, dont le mari est
cordonnier! Je l'ai vue à Saint-lloch, entourée de ses jolis
enfants, priant dévotement auprès du prince père., Tbalberg
a une mère moins commune, la baronne Wetzlar, femme
d'un juif (baptisé, je crois). La baronne Wetzlar a été belle;
elle est spirituelle, hardie, coquette, extravagante; elle a une
admirable voix et un très beau talent; le prince Dietrichstein
lui a été attaché pendant plusieurs années. •
Le prince Dietrichstein a débuté brillamment dans la car-
rière militaire et diplomatique : général, chevalier de Marie-Thé-
rèse, ambassadeur en Russie... 11 n'est plus rien. Il était très
lié au commencement de la Révolution avec l'élite de la ,
noblesse émigrée, le comte de Langeron, le duc de Richelieu,
Roger de Damas, Mme d'Ouden«u*de.
1825, VIENNE — PARIS, 4826.
Vienne! Paris! deux grandes capitales, qai assurément ne
se ressemblent pas du tout. Il j a de la réalité en tout à
Vienne : vieille cour, noblesse authentique, orgueil et morgue
aristocratique, préjugés enracinés, luxe et magniftcence de
bon aloi; bourgeoisie opulente, parée, gourmande, métho-
dique, dénigrante; peuple sérieusement gai, sérieusement
dansant, tranquillement curieux, sensuellement dévot, froide-
ment malin ! Paris, la ville aux illusions, aux vanités scintil-
lantes, aux faux gentilshommes, aux faux diamants, aux
fausses perles, aux faux dévots, aux enthousiasmes d'un jour,
264 SOUVENIRS
aux gouvernements éphémères; Paris, magnifique théâtre
aux décorations éblouissantes qui croulent à la fin de chaque
nouveau drame, que Tincendie des passions allume et dévore ;
que le sang a si souvent souillé; société mêlée, espionnée,
espionnante; furie ambitieuse, vanité, jalousie, impiété sacri-
lège, dévotion exagérée et souvent hypocrite.
Bonne et excellente ville de Vienne ! Europe dans ses salons,
forêt dans son beau Praler, harmonieuse et pieuse dans ses
églises, dansante partout; Vienne, mon cher Vienne, la ville
de mon enfance, la ville de mon bonheur, la ville heureuse et
qui le sera toujours, si elle a le bon esprit d'être persuadée
qu'elle l'est!. . Je connais aux Viennois un grand défaut, c'est
la singerie : il pourrait devenir grave, s'il dépassait les modes
françaises et anglaises.
Il y a un grand germe de haine et peut-être de révolution
dans la morgue arrogante et méprisante de la haute aristo-
cratie autrichienne et le vanité blessée de la seconde noblesse;
rien ne l'amalgame jamais avec la première, ni les alliances
qui sont toujours des mésalliances, ni les services rendus, ni
les charges éminentes et les hauts emplois, ni les ordres
les plus distingués. Le titulaire jouit à la vérité de tous
les honneurs, de tous .les avantages qui y sont attachés;
mais sa famille reste toujours étrangère. La femme d un
général victorieux se voit repoussée de l'enceinte réservée à
la haute noblesse, si son mari ou elle n'appartiennent pas à la
noblesse présentée^ même dans les cérémonies religieuses où l'on
rend grâce au Dieu de la victoire 1... Cela est cruel et absurde.
Le poète, l'homme de génie ne peut franchir la stupide bar-
rière qui le sépare des salons élégants et aristocratiques où il
épurerait son goût et électriserait l'esprit fatigué ou engourdi
qui y règne.
Dans ma jeunesse, il y avait encore à Vienne, dans presque
toute la haute noblesse, une anlipaihie extraordinaire pour
la noblesse française, la noblesse émigrée surtout. Pourquoi?
DE LA BARONNE DU MONTET 263
CLOTILDE DE VILLEVIBLLE CHEZ MADAME LA DUCHESSE
DOUAIRIÂRE d'oRLÉANS, N^E PENTHIÉVRE
Mme la duchesse d'Orléans avait beaucoup d'amitié pour
ma nièce Clotilde de Villevielle (4), qui était une délicieuse
petite fille, spirituelle, gracieuse, et jolie. Mme la duchesse
d'Orléans l'envoyait souvent chercher dans son couvent à
Paris, avec la petite de Chantérac. La dernière fois qu'elle
daigna faire cette faveur à Clotilde, elle se sentait très malade
(de la maladie qui l'a enlevée peu de temps après); elle voulut
donner un souvenir d'affection à la petite. C'était un très beau
médaillon, entouré de turquoises et d'améthystes, suspendu à
une belle chaîne d'or. Clotilde reçut ce précieux bijou avec une
petite moue boudeuse, qui n'échappa pas à l'excellente prin-
cesse. « £hf quoi! ma petite, ce médaillon ne vous plaît pas!
Trouvez-vous qu'il y manque quelque chose? — Oh oui!
Madame. — Et quoi, mon enfant? répliqua la princesse d'un
air mécontent (car elle avait espéré lui faire grand plaisir).
— Oh I il y manque tout, il y manque des cheveux de Votre
Altesse, répondit la petite fille en se jetant au cou de la bonne
duchesse attendrie. — Oh, vous en aurez; vous êtes la pre-
mière personne qui m'en ayez jamais demandé... » Puis elle
prit des ciseaux et coupa elle-même la mèche de cheveux blancs
que Clotilde conserve avec tendresse et respect dans son beau
médaillon. Clotilde avait neuf ans !
LETTRE DE LA JEUNE COMTESSE SIDONIE DE GHOTEK (2)
Vienne, 1825.
On est encore bien occupé ici de la noce de l'archiduc
François, quoiqu'il y ait déjà près de quinze jours qu'elle soit
(1) Née en 1807 au château de Mirabel (Gard), chanoinesse honoraire
du chapitre de Brûnn (Autriche), mariée on 1827 & Casimir du Verdler,
comte de Genouillac, morte à Rouen en 1878. (Éd.)
(2) La comtesse Sidonic de Cliotek, nièce de ma charmante amie la com-
tesse Thérèse. Elle a épousé le comte de Fûnfkirchen.
266 SOUVENIRS
faite. Je ne vous parlerai pas des fêtes qui ont été décrites
dans toutes les gazettes, quoique quelques-unes de celles qui
devaient avoir lieu dans le courant de la première semaine
n'aient pas encore été données, parce que les incommodités
réitérées de la reine de Bavière dérangent tons les projets.
On est extrêmement content de la nouvelle archiduchesse,
qui est trcs griinde, maigre, mais cependant très jolie et ayant
beaucoup de grâce. Elle n'est pas du tout timide, a surtout
en saluant une grâce particulière qui charme tous nos bons
Viennois. Elle cause avec esprit et aisance, et a toujours un
mot agréable à dire à chacun. L'archiduc contente aussi tous
ceux qui l'approchent et qui ont occasion de causer avec lui.
L'oncle Ernest (4) nous a parlé les larmes aux yeux d'une
longue conversation qu'il a eue avec lui ces jours-ci, et
dans laquelle l'archiduc lui parla de son bonheur d'avoir
épousé une si aimable princesse, de ses devoirs présents et
futurs comme fils et frère, qui faisaient autant d'honneur à
son esprit qu'à son cœur, de sorte que mon oncle, avec sa
franchise habituelle, ne put s'empêcher de lui dire qu'il était
d'autant plus enchanté de ce qu'il venait d'entendre qu'il devait
lui avouer qu'il ne s'y était pas attendu.
Vous savez sûrement depuis longtemps le mariage du roi
de Prusse avec Mlle de llarrach, dont le père, frère des Harrach
d'ici, était établi à Saint-Pôlten après avoir fait une mésal-
liance. Depuis quelques années il vit en Saxe, et c'était de là
que sa fille vint à ïeplitz, où le roi fit sa connaissance. Les
Clary sont d'autant plus étonnés de ce mariage que le roi
semblait fort amoureux cette année de Mlle Catherine Tie-
senhauseji, qu'à la vérité la mère mettait toujours dans son
chemin. Mme llitrof disait l'autre jour à ma tante Clary :
Concevez-vous le roi! Vous avez pourtant vu comme il
était amoureux de ma fille ; mais ce n'eût pas été un mariage
convenable pour la petite-fille du général Kutasof. » La veille
du mariage, la comtesse Zichy écrivait à son mari : f Je pré-
sente aujourd'hui en ville une demoiselle d'Uarrach. > Et le
(1) Le comte Ernest lloyos.
DE LA BARONNE DU MONTET 267
lendemain^ elle était femme du roi. La princesse héréditaire,
qui donna la première cette nouvelle a son père^ ne la sut
elle-même qu'après le mariage^ dont les témoins étaient le
prince héréditaire, le prince Guillaume, frère du roi, et le duc
de Mecklembourg, frère de la défunte reine. Le roi déclara
sentimentalement qu'il n'avait voulu se marier que de la main
gauche pour ne pas voir une autre succéder à la reine Louise.
Elle porte le nom de princesse de Liegnitz. Comme fille du
comte Harrach, elle doit être catholique, mais sa mère est
protestante, et ce n'est que d'après le rite de cette religion
quelle aété mariée. Les Clary la connaissent peu, parce qu'elle
ne vint jamais au château; mais le gouverneur d'Edmond (le
prince Clary) était son danseur habituel à la salle de Teplitz et
la trouve charmante. Notre Empereur a dit en apprenant ce
mariage : < C'est une mésalliance, et les mésalliances ne réus-
sissent ni chez un souverain ni chez un particulier. »
Un autre mariage qui vient d'être déclaré est celui de la
âUe du prince Palfy avec Schônfeld le cadet, qui est dans la
diplomatie.
PETITE FEUILLE DE NOUVELLES (1)
VienDc, 1825.
... Il doit y avoir aujourd'hui une fête chez la princesse
Marie (2); le prince de Metternich, qui doit en être le héros,
tâchera probablement de n'y pas aller; les tristes nouvelles
qu'il reçoit de sa femme ne lui fournissent qu'un trop juste
prétexte pour échapper au rôle ridicule qu'on lui destine, bien
malgré lui. Il se trouve que la princesse Marie Esterhazy eut,
il y a plusieurs semaines, une conversation dans laquelle elle
lui fit d'aimables reproches de ce qu'on ne pouvait parvenir à
causer avec lui; il lui répondit quil ne causait avec suite
(1) La comtesse de Chotek me faisait écrire à Paris par sa nièce Sidonie
de Chotek. Ceci est uo extrait de ses lettres.
(â) La prtQcesse Esterhazy, née princesse Lxcchteostein et femme du
prince Nicolas Esterhazy, ambassadeur d'Autriche en Angleterre.
268 SOUVENIRS
qu'avec les vieilles dames, parce que cela ne pouvait les com-
promettre, et avec les très jeunes^ parce qu*alors lui était trop
vieux pour les compromettre ; que pour elle, n'étant ni jeune
ni vieille, il n'osait. La princesse fut enchantée de cette décla-
ration : « Comment, lui dit-elle, vous ne me comptez pas parmi
les vieilles? Répétez-moi donc cela, mais c'est charmant! Mais
moi, je ne crains pas d'être compromise, et je vous permets
de me jeter le mouchoir. — Ahl madame, répondit-il, j'en ai
déjà tant jeté, qu'il ne m'en reste plus. — Ehl bien je m'oc-
cuperai à vous en broder un, et puis, je vous donnerai une
fête pour installer le mouchoir. > Les semaines se passent,
et le prince de Metternich n'aurait plus pensé à cette scène,
si la princesse Marie n'avait eu soin de l'avertir de temps
en temps que le mouchoir avançait. Enfm, il est prié à une
soirée pour l'installation du mouchoir; figurez-vous son efîroi.
11 augmente encore bien plus, lorsqu'il apprend qu'il doit y
avoir des costumes turcs à cette soirée, et le voilà au déses-
poir, ne sachant comment éviter cette scène qui lui paraît
du plus grand ridicule. Palfy, qui est à cette soirée, nous en
contera sans doute les détails que j'ajouterai ici, s'ils en valent
la peine.
IfÀ PRliSBNTATION AU ROI^ A LA DAUPHINB,
A LA DUCHESSE DE BERRT
30 décembre 1825.
J'ai été présentée au roi et aux princesses par Mme la vicom-
tesse de Vaudreuil, née Caraman (1), sœur de ma tante de la
Fare (2), et par la marquise de Chantérac née du Hautier. Mon
costume était un grand deuil à cause de la mort du roi
Louis XYIH. Je portais une robe de crêpe noir, doublée de
(1) Pauline-Victoire de Caraman, mariée le 1" mai 1781 & Jean-Louis
de Rigaud, vicomte do Vaudreuil, fille de Victor-Maurice de Riquet, mar-
quis de Caraman, lieutenant-général, cordon roago, et de Gabrielle d'Al-
sace d'Hénin, princesse de Cbimay. {Éd.)
(2) Gabrielle de Caraman, mariée le 30 mai 1775 à Gabriel, comte do la
Fare, brigadier des armées du roi, etc. (Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 269
satin, garnie d'une frange de jais noir, un manteau ou traîne
en gros d'hiver également garni en jais noir; j'avais sur la
tête une toque, avec une plume de héron noire, et ornements
en jais noir. Le roi m'a parlé du cardinal; Mme la Dauphine
a eu la bonté de se rappeler mon enfance au couvent de
Vienne; Mme la duchesse de Berry m'a fait en courant
la révérence qu'elle fait en courant à toutes les dames de son
cercle; elle profère bas quelques paroles que Ton n'entend pas,
et auxquelles par conséquent on ne répond pas.
J'allai, le lendemain dimanche, fort tranquillement à la
messe. De là je fus faire une visite, je ne rentrai que vers
trois heures. Mon mari également sorti ne devait rentrer que
très tard, parce qu'après plusieurs visites il devait aller dîner
chez le maréchal de Yioménil. En rentrant chez moi je fus
tout étonnée de voir ma femme de chambre qui m'attendait
sur l'escalier avec impatience; elle me dit que le cardinal était
déjà venu deux fois, que Mme la Dauphine lui avait dit qu'il
fallait que je revinsse le soir faire ma cour au roi, et qu'elle
comptait bien me voir aussi f Jugez de mon embarras I Je
n'avais pas la ressource de Mmes de Yaudreuil ni de Chan-
térac pour m'accompagner; elles étaient l'une et l'autre de
service chez leurs princesses, car il y avait grande réception
au Château et au Palais-Royal : je n'avais ni voiture, ni laquais,
mon mari avait pris l'un et l'autre ; je n'avais pas de coiffeur,
pas de parures nouvelles; celle de la veille était impossible.
Pourtant les ordres de Mme la Dauphine étaient formels; elle
avait répondu en riant au cardinal et à Mme de Yaudreuil, qui
lui avaient représenté que je serais peut-être fort embarrassée
de venir seule : qu'elle le voulait. J'eus heureusement la voiture
et les gens de mon oncle, mais ma toilette me mit au déses-
poir. Le grand deuil me tira de peine; un coiffeur vint après
m'avoir donné toutes les angoisses de l'attente. J'eus une gar-
niture de fleurs noires très élégante. Je partis seule. J'étais
dans une profonde solitude au milieu de ces immenses salons
d'attente, et de cette foule de femmes se heurtant, se poussant,
s'accrochant, se chiffonnant, se marchant sur les pieds. Ma
bonne étoile me plaça un moment auprès de Mme de Saint-
270 SOUVENIRS
Aigiian qui servait de chaperon à la charmante petite com-
tesse de Dampierre, née Barbançois. Mme de Saint- Aignan
avait Tair si bon que je lui contai mon étrangeté. Elle trouva
que les ordres de Mme la Dauphine, qui me mettaient au
désespoir, étaient une grande bonté. Elle voulut bien me cha-
peronner aussi; elle connaissait beaucoup le cardinal qu'elle
avait vu habituellement chez la duchesse d'Orléans douairière.
Lorsque je fis ma révérence à Mme la Dauphine^ elle se mit
à rire et me dit : t Avouez que vous avez été bien contrariée
de venir ici ce soir. — Contrariée! oh! non, Madame, mais
à la vérité un peu effrayée de mon inexpérience. » Mme la
Dauphine continua à plaisanter de la manière la plus aimable :
Avouez, disait-elle, que vous m'en voulez un peu. — Je
suis trop flattée du souvenir de Mme la Dauphine, j'en suis
pénétrée de reconnaissance; je la remercie d'avoir bien voulu
m'ordonner d'avoir l'honneur de mettre ce soir mes hommages
à ses pieds. » La princesse riait toujours; Mme de Vaudreuil,
qui était près d'elle, m'a dit le lendemain qu'elle ne l'avait
jamais vue plaisanter, que c'était la première fois, et que je
devais en être bien fière. Mais, en vérité, je ne le fus pas du
tout, et là se sont arrêtées à peu près mes béatitudes de cour.
Mme la Dauphine m'a souvent traitée très gracieusement,
d'autres fois elle ne m'a pas reconnue du tout : je ne fus pas
plus affligée que glorieuse.
UNE LETTRE DU COMTE DE SÈZE, DÉFENSEUR
DE LOUIS XVI (i)
c ... Au fond je n'ai rien fait de si éclatant. Je n'ai fait
que remplir un devoir sacré que tout bon Français aurait
rempli comme moi. Je sacrifiais, à la vérité, ma vie dans ce
temps de périls, mais ce sacrifice ne pouvait pas coûter à un
(1) Mme la haroonc du Montet avait exprimé à M. de Sèze le désir de
posscdri* en sa qualité do Vendécimo un autogruplio du dcfonsour de
Louis XVI. M. de Sèze lui adressa la lettre dont nous donnons ici un
extrait (lid.)
DE LA FURONNE UV MONTET 274
homme qui était appelé à l'insigne gloire de défendre son
souverain, et qui pouvait ne pas désespérer de le sauver.
Aussi, madame, n'ai-je jamais regardé cette époque de ma
carrière publique que comme un bonheur pour moi person-
nellement, mais non pas comme un de ces efforts qui peuvent
exciter une admiration de surprise. Le véritable prix de mon
sacrifice à moi, c'est Thonneur qu'y a attaché Topinion
publique ; c'est l'estime dont tout ce qui porte un cœur fran-
çais la récompense; c'est le suffrage des gens de bien... »
UNE BÊTISE
Paris i826.
1
Je me trouvais un jour dans une tribune de la chambre des [
députés à Paris entre Mme Benjamin Constant, née Harden-
berg et Mme ***, belle-mère de M. de Vaublanc. Celui-ci vint
plusieurs fois dans la tribune pour parler à sa belle-mère.
C'était une très bonne personne, qui me parut excessivement
provinciale (l'on est convenu d'appeler ainsi les Parisiens
de la veille, ce qui m'a toujours semblé très grotesque, mais
enfin lacliose est reçue ainsi). Elle parut enthousiasmée lorsque
M. de Villèle parut à la tribune. Vous croyez que c'était k cause
du discours du ministre? Oh î mon Dieu non. Ce qui la ravis-
sait, c'est qu'il ne mangeait que des pommes cuites, et comme
elle vit mon étonnement, «lie s'étendit particulièrement sur ce
sujet intéressant : un ministre qui ne mangeait que des
pommes cuites lui paraissait un être éminemment privilégié. ,
Elle parlait encore lorsque Benjamin Constant monta à la tri- ,
bune et posa devant lui une multitude de petites feuilles de
papier carrées, écrites d'un côté seulement; il les lisait avec
rapidité et il les repoussait avec une rapidité sans égale; cela
faisait une singulière et bien désagréable manière de lire
ou plutôt de réciter un discours, d'autant que son débit était
fort monotone. Le paquet de petites feuilles à lire était con-
sidérable, je croisai les bras, je penchai la tète : « Vous
trouvez- vous mal? » me dit la baronne de Wardener avec
272 SOUVENIRS
laquelle jetais venue. « Non, répondis-je avec un air de
feinte bêtise, je vais dormir, i Mme Benjamin Constant eut
un air de courroux méprisant qui me fit rire sous cape; vous
pensez bien que je ne dormis pas, et que mon sommeil feint
eut quelques réveils.
LE BIENFAIT
La plupart des gens du monde, en se récriant sur une
action bienfaisante, admirent moins le motif du bienfait que
la fortune qui permet de le faire. C'est admirable! s'écrient
les gens du monde, lorsque le secret du bienfait répandu par
le riche parvient jusqu'à eux. Mais parlez d'une humble cha-
rité, de secours modiques donnés par le pauvre à plus pauvre
que lui, que fait-on? On bâille. < Les bonnes gens! » disent
quelques-uns. c Les pauvres gens! > ajoutent d'autres, avec
plus de compassion que d'approbation.
If. DE VINCENT
Juia 1828.
Jetais nonchalamment étendue sur ma chaise longue; il
était six heures du soir; il faisait si chaud! Ma jolie soli-
tude (i) était toute parfumée de roses. Je m'étais levée à trois
heures du matin: j'avais cueilli mes. plus belles fleurs pour
orner ma chapelle, car c'était le jour de la Fête-Dieu. J'étais
très fatiguée, mais de cette fatigue sans souffrance qui fait
jouir seulement du repos; les jalousies de mes salons étaient
fermées, tout était calme et embaumé autour de moi; je pen-
sais à Joseph qui était à Vienne; mes portes a deux battants
étaient ouvertes... Un frôlement de robe de femme; une
démarche légère et élégante, puis une voix d'homme cadencée
(1) Mme du Montet était alors installée dans une maison de campagne
située à Villers-les-Nancy. {Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 273
et peu sonore me firent lever la tète. C'était le général baron
de Vincent^ ex-ambassadeur d'Âutricbe à Paris (i)^ et sa char-
mante Pauline. Le général admirait et avait la bonté de louer
l'exquise propreté de ma petite retraite, si confortable à la
vérité, toute fraîche encore des réparations que nous y avions
faites un an auparavant. Je lui montrai mon jardin, planté
depuis un automne. Il s'assit sous latente d'où l'on jouit d'une
si belle vue. M. du Montet a préféré mettre une tente plutôt
qu'un kiosque dans ce joli point de vue; c'est un ornement
plus militaire et qui plaît à ses souvenirs; le général approuva
ce bon goût. La conversation nous conduisit je ne sais com-
ment à parler des revenants, et il raconta agréablement, et
comme avec persuasion, les fantômes de la Tour de Bioncourt.
Cette soirée fut charmante. J'avais vu le général à Vienne, à
Paris; nous avions dinê chez lui, je l'avais vu dans sa noble
attitude d'ambassadeur d'Autriche, aux brillantes fêtes du
sacre; je le revoyais simple propriétaire, passionné pour sa
terre de Bioncourt, à laquelle il a sacrifié le reste d'une vie
qui pouvait encore avoir tant d'éclat (2).
M. de Vincent aperçut une ou deux médailles sur ma table
à écrire; en amateur passionné, il s'en saisit vivement :
< Vous vous occupez de médailles, Madame? — Hélas f non;
j'en ai par hasard quelques-unes; je les estime comme
les procès-verbaux de l'histoire. » J'ai ajouté que j'étais
trop ignorante et trop peu riche pour m'en occuper sérieu-
sement.
(1) Vincent (Nicolas-Charles) avait été ambassadeur d'Autriche à Paris
et, durant les Cent Jours, à. Gand, auprès de Louis XVIH. (Éd.)
(2) M. de Vincent ne demande plus rien à l'avenir, mais il compte encore
sur des printemps, car il plante en automne, et la nature, coquette et
gracieuse pour lui, fait prospérer ses plantations et hâte la végétation
de ses enfants d'adoption. Ce solitaire se survit & lui-même et presque à
son siècle, tant il a traversé d'événements importants et vu de hautes
vicissitudes; il n'a de paroles amères pour aucun événement, car ce
n'est pas d'hier qu'il désespère de la société européenne; les fausses
pompes des cours, l'éclat de la gloire, la fumée des combats, n'ont pu
voiler son regard scrutateur, qui depuis longtemps a plongé dans un
abîme sans fond. H a prévu tous les revers, et jugeant les hommes de
son époque trop faibles pour soutenir l'édifice social il a renoncé à
l'avenir, il pèse les siècles passés, il en recueille les médailles,
18
274 SOUVENIRS
SOUVENIRS DB BADK
1833.
Nous arrivons à Bade (grand-duché) le 19 juillet, avec notre
chère Iledwige (1); nous avons fait beaucoup de courses et
peu de connaissances. Mme la princesse de Tarente^ née Walsh-
Serrant, donne le ton à la société élégante; Mile deBëthune
(Léonie), qu'on appelle LéonidaSy le prince Léon et autres noms,
court à cheval par monts et par vaux avec la plus mauvaise
grâce du monde et la plus grande hardiesse. Mme de Tarente
n'est pas flère; elle dansait ces jours-ci avec le jeune peintre
Gomien^ qui lui a été recommandé; elle l'avait accueilli avec
bienveillance comme un artiste à protéger; il s'est cru naïve-
ment autorisé à l'engager à danser; elle l'a fait avec une
aimable et gracieuse bonté. Gomien a un charmant talent,
mais il n'a pas encore la réputation qu'il mérite; il est laid et
mal fait.
Mme de Tisseuil, petite vieille bossue et intrigante, cherche
à faire figure; son mari, excellent homme, bavard, un peu
radoteur, est sévèrement conduit par sa femme; n'osant pas
parler chez lui, il s'en dédommage en adressant la parole aux
promeneurs, qui le prennent quelquefois pour un fou. Nous
n'avons pas été aussi méchants; nous l'avons laissé jaser, se
vanter, se promener avec nous; il nous demande où nous
irons le lendemain, et nous le trouvons en embuscade qui
nous attend ! 11 connaît plusieurs personnes de notre connais-
sance à Paris; il a été camarade dans sa jeunesse d'un oncle
de M. du Montet, le chevalier de Fisson, officier d'artillerie,
rempli de talents et desprit.
Pour ne pas perdre la parole un instant, et pour ne nous
faire rien perdre d un de ses récits, M. de Tisseuil gravissait
un des sentiers les plus escarpés de la promenade sur les
rochers, à reculons; il a dégringolé, roulé sous les pieds de
l'âne que montait notre belle Hedwige. Nous avons fait des
(1) Hedwige de Villevielle, nièce do Mme du Monlcl. (Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 275
cris d'effroi, nous l'avons relevé avec angoisse; bahl... il n'a
même pas interrompu son histoire ; je crois que c'était celle
du mariage de sa fille avec M. de Ghasseloup.
C'est une chose plaisante que de voir M. et Mme de Tisseuil
se promener dans leur vieux landau traîné par leurs vieux
chevaux. Cette voiture est lourde et très profonde; on n'aper-
çoit de ce vieux ménage que le sommet du chapeau de la
dame et la houppe du bonnet grec de monsieur, et encore je
vous assure que cette houppe ne se tourne que du côté indiqué
par Mme de Tisseuil.
Nous avons été à Saltsbach voir le monument élevé à la
place où le maréchal de Turenne a été tué. J'ai remarqué avec
un vif intérêt que cet événement est raconté par les gens du
pays comme si c'était un fait récent, avec une précision de
détails étonnante; on dirait une catastrophe arrivée la veille,
cela m'a frappée. Il y a moins de bêtises écrites dans le livre
que Ton présente aux étrangers que dans les autres de ce
genre; le grand nom de Turenne impose.
Nous avons vu toutes les belles et pittoresques ruines des
environs. Le spirituel et aimable peintre Pernot m'a apporté
son portefeuille, il a fait ici et à Heîdelberg de délicieux des-
sins; l'excellent Gomien, qui est peintre en miniature, m'a
apporté aussi de ravissants portraits; il voudrait bien faire
celui de notre belle Hedwige.
Nous avons fait une excursion à Carlsruhe, avec le mar-
quis de Choisy, ce très aimable vieillard; nous avons parcouru
le palais du grand-duc, les jardins, les musées; nous avons
assisté à une séance de la chambre des députés. Dans le mo-
ment où nous sommes entrés dans les galeries, le plus douce-
ment possible et sur la pointe des pieds pour ne pas faire de
bruit, nous n'avons pu malgré cette discrétion échapper aux
chut t . . . chut ! . . . Le curé de la ville avait la parole ;. il répondait
au chef de l'opposition. Cette petite salle est si jolie, si
élégante, le public si doux^ que cette séance m'a paru un
joli joujou représentatif que j'étais étonnée de voir prendre
au sérieux... Mais ne serait-ce pas aussi la petite semence
douce, luisante et arrondie qui doit produire des fruits perni-
276 SOUVENIRS
cieux, un arbre sauvage et épineux, qui s'étendra sur toute
rAllemagne?
Le grand-duc régnant de Bade n'était pas destiné à régner;
fils d'un mariage morganatique contracté par son père avec
une demoiselle de Geyer, dame d'honneur de sa première
fenune, noble, mais d'une famille peu distinguée, il était par
les anciennes lois de l'empire germanique exclu de la souve-
raineté de Bade ; il n'y a été porté que par la volonté de l'em-
pereur Alexandre au congrès de Vienne, et pour éviter les
contestations qui se seraient élevées entre toutes les maisons
souveraines de l'Allemagne pouvant avoir des droits à cette
successibilité. Le grand-duc actuel a épousé la princesse
Sophie, fille du roi de Suède Gustave-Adolphe (comte de Got-
torp)^ remplacé par Bernadotte. Il y a une antipathie très pro-
noncée et réciproque entre la cour régnante de Bade et celle
de la grande-duchesse douairière Stéphanie, fille du sénateur
Beauharnais et de Mlle de Marnésia. Singulière destinée de
cette antique maison de Bade, qui s'est trouvée justement
blessée d'un côté par l'admission forcée de Mlle de Beauhar*
nais dans son haut lignage, et est continuée aujourd'hui par un
prince issu d'un mariage morganatique qui devait l'exclure
à jamais de ce riche héritage! Le margrave (1), père du grand-
duc actuel, avait cru faire beaucoup pour les enfants de Mile de
Geyer en les faisant comtes de Hochberg... La comtesse de
Hochberg, leur mère, veuve du margrave, est morte dans l'obs-
curité et de plus endettée.
La grande-duchesse Stéphanie, fille adoptive de Napoléon, a
toujours eu une conduite parfaite^^ femme d'un prinoe «ans
mœurs, veuve très jeune et très jolie, sa réputation est restée
sans tache. Le grand-duc, son mari, était terriblement libertin
et sa petite cour la plus dépravée; des intrigues hideuses pour
pervertir la jeune princesse et la jeter dans des désordres qui
eussent puissamment servi ses ennemis n'ont pu parvenir à
ébranler ni à répandre une ombre sur une vertu et une con-
duite sans reproche. Elle, Stéphanie, s'est crue obligée d'être
(1) Charles-Frédéric.
DE LA BARONNE DIT MONTET 277
libérale et de paraître l'ennemie de la dynastie des Bourbons
de îa branche aînée ; personne n'eût blâmé rattachement et la
reconnaissance qu'elle professe ajuste titre pour Napoléon;
mais on peut blâmer son enthousiasme pour la révolution de
^Juillet, qui ne ramenait pas la famille de Napoléon sur le
trône de France ni sur tous ceux qu'elle a perdus par les
revers de l'Empereur. Elle voudrait, dit-on, marier sa fille la
princesse Marie avec le duc d'Orléans. Nous verrons... La fille
aînée a épousé le prince de Wasa, frère de la grande- duchesse
régnante, et la seconde le prince régnant de HohenzoUern-
Sigmaringen, dont la mère était une paysanne, nièce de
Murât, qui Ta fait élever par Mme Campan. C/est une fort
bonne personne, dit-on, et même une bonne princesse; cette
petite principauté de Sigmaringen est charmante.
On a prétendu que les deux fils de la grande-duchesse Sté-
phanie qui sont morts en nourrice avaient été empoisonnés;
on a même poussé les suppositions jusqu'à vouloir que le
mystérieux Gaspard Ilauser (1) fût un de ces enfants, enlevé
par intérêt' et malveillance : ce sont d'absurdes suppositions;
le docteur Kramer, médecin de Mme la grande-duchesse, nous
a dit que les deux petits princes étaient morts de la dentition,
très natureUement, et très malheureusement pour la grande-
duchesse.
Pernot est furieux... il avait fait un délicieux dessin, une
vue de Bade prise du château d'Eberstein, dans le livre qu'on
présente aux étrangers pour y inscrire leurs noms. Le dessin
a été enlevé et volé; cela n'est pas étonnant. Je me moque de
sa naïveté : « Mais essayez donc, lui dis-je, de mettre une
pièce d'or sur une pierre de cette belle ruine et bien en évi-
dence : croyez-vous que vous la retrouverez? Votre confiance
en la loyauté publique a été poussée jusqu'à l'impossible. >
Un monsieur qui nous précédait à Eberstein-Schloss, le
joli château réparé, avait écrit dans le livre : Victor Hugo, Nous
fûmes étonnés de lui voir un air si bête... M. du Montet lui dit
(1) Voir sur ce personnage les récents arlicles du comte Fleury dans
le Carnet (avril 1904 et suiv.).
278 SOUVENIRS
en descendant la montagne : « Vous portez, monsieur, un nom
qui fixe l'attention et la curiosité des yoyageurs. — Ce
n'est pas mon oom^ rëpondit-il, je viens ici tous les ans et
j'écris toujours un autre nom dans le livre : l'année dernière
j'avais écrit la Marquise de Pompadour, » René de Landrian
qui était avec nous, remonta précipitamment au donjon et
substitua le nom de Victor Nigaud i celui de Hugo, il a privé
un amateur touriste d'un précieux autographe, celui d'un
élève en pharmacie de Strasbourg sous le nom de Victor
Hugo.
DIDX LKTTBBS DS MA TKÀS AIMABLB AMIK LA COKTKSSB
DX CHOTEK SUR LA MORT DX l'kMPSRBUB d'aCTRIGHB
FRANÇOIS II.
« Vienne, le 2 mars 183S
c J'ai promis à Maria de vous écrire; je le fais donc dans
toute la désolation de mon cœur et la stupeur de mon esprit.
Que Dieu ait pitié de nous et nous sauve de la crise qui se
prépare, à la suite du plus grand des malheurs de la monarchie
autrichienne, et peut-être de l'Europe I (1) Notre tant aimé et
vénéré souverain n'est plus. II a fini ses jours cette nuit à une
heure moins un quart. C'était hier l'anniversaire de la mort
de l'empereur Léopold, son père; il a donc achevé la 43* année
de son règne. Les bons baissent la tète, sont consternés; les
méchants la relèvent et triomphent. Quel sera le plus grand
nombre ? Nous espérons dans la bénédiction et l'exhortation
du meilleur des souverains. Il a rassemblé autour de lui ses
frères, ses enfants, ses neveux et petits-enfants, quand il s'est
senti mourir hier, à huit heures du soir, après cette dernière
saignée... Jusque-là il avait cru en revenir; cette saignée l'a
cependant soulagé un peu ; assez pour lui permettre de parler
(1) Beau mot de l'archiduc Jean sur TËmpereur son frère, et rarène-
ment au trône de son neveu Ferdinand» si l'aihlo d'esprit : « Nous nous
appuyions sur une eoioiuie; maiateaaoi il dous faadrm soutenir uu
auU'l. »
DE LA BARONNE DU MONTKT 279
encore à su famille. H les a exhortés à rester unis entre eux,
à suivre son exemple, à être bons chrétiens, bons et justes.
€ Je vous bénis tous », leur a-t-il répété plusieurs fois. Il a
fait entrer toute la cour, tous ses serviteurs particuliers pour
prendre congé d'eux; tous lui ont encore baisé la main; le
prince de Metternich, les autres ministres et chargés de cour.
Jamais, dit-on, le prince de Metternich n'a été dans un tel état
de douleur. Hier encore, quoique si malade^ l'Empereur a
voulu signer quelques papiers ; avant-hier, comme je crois
vous l'avoir écrit, il a dicté un codicille à son confesseur. Il
est mort sans agonie^ très doucement, peu d'instants après
avoir encore parlé. L'Impératrice s'est conduite avec une force
d'âme, un calme étonnants; elle ne veut pas quitter l'appar-
tement tant que le corps de l'Empereur y est.
« Le 3. — Je n'ai point achevé ma lettre, hier, ma chère amie,
et viens ajouter aujourd'hui que la proclamation de notre
nouvel Empereur, ses Handbillets^ aux ministres et chargés de
lois^ publiés hier au soir déjà, ont fait un si bon effet en cal«
mant les esprits, que le cours qui avait tant baissé est monté
étonnamment de nouveau. L'Impératrice veuve a été très
touchée, m'a-t-on dit, des témoignages de respect et de con-
fiance que l'empereur Ferdinand lui a donnés; il l'a conjurée
de ne pas le quitter^ de l'assister de ses conseils^ et de lui dire
tout ce qu'elle pourrait désirer; qu'il n'y a rien qu'il ne fût
prêt à faire pour lui témoigner sa reconnaissance de ce qu'elle
a été pour son père. Elle a consenti à demeurer à Vienne et a
demandé comme unique faveur à rester dans ses appartements.
L'entrevue des deux frères a, dit-on, été fort touchante ; notre
nouveau souverain a demandé aussi à son oncle Louis de con-
tinuer à l'aider dans les travaux du gouvernement. Vous savez
que c'est toujours lui qui a mené les affaires, quand l'Empe-
reur a été malade ou absent. Tous ces détails nous tranquillisent
pour le moment, parce que rien n'est changé dans la direction
des affaires. Demain on lira le testament qu'il a dicté^ et qui
'doit être excessivement touchant, surtout en tout ce qu'il dit
à ses enfants. L'enterrement n'aura lieu que samedi. Combien
vous, Joseph et Victoire sentirez ce que nous éprouvons de
280 SOUVENIRS
douleur, de la perte de ce père de famille^ car voilà ce qu'il
était pour son peuple ! La foule qui ne peut plus se presser,
comme elle le faisait, pour demander de ses nouvelles, se
presse à présent devant toutes les boutiques où l'on peut voir
son portrait; on le regarde, on pleure, et Ton s'en va tristement.
On est étonné que tout soit encore à sa place, que rien ne soit
changé autour de nous, et que lui n'existe plus. Ma bonne Alex,
je ne puis vous parler d'autre chose, nous n'avons tous qu'une
pensée noyée et navrée de douleur. Mon frère Charles le sera
de même, son attachement était personnel et filial. Vous lirez
avec attendrissement l'élégie si juste de l'Empereur dans le
Beobackter d'aujourd'hui.
c Adieu, ma bonne amie, écrivez-moi bientôt, je suis inquiète
de votre santé. »
« Vienne le 21 mars 1835.
c Je ne puis vous exprimer, ma bonne Alex, mon cher
Joseph, combien j'ai été touchée de vos lettres, des expressions
de votre douleur, de vos regrets, qui partent de cœurs qui
savent sentir comme nous. Un Autrichien écrit de Paris, t On
c comprend ici notre malheur, mais non notre douleur, i Vous
la comprenez, mes chers amis! Louise (i) et les Spiegel (2), qui
ont vu vos lettres, en ont éprouvé le même bien que moi :
Hoyos (3) est absent pour peu de jours, en affaires; il les lira
avec la même douce émotion. Vous regretterez de le savoir
plus éloigné de notre nouveau maître; sa place de grand
maître cessait; on avait cru que M. de Czernin, qui devient
excessivement vieux, cassé, confus, résignerait, et Hoyos aurait
eu sa place. En attendant, M. de Clam est à merveille à la
sienne, on le croit généralement. On est content de tout ce
qui se fait : MM. de Metternich et KoUowrath sont admirables
d'activité et de zèle pour le bien général; notre Empereur est
actif, son extrême embarras a disparu; on dit qu'on ne le
reconnaît plus; et celui qui travaille le plus avec lui, un honune
(1) La princesse de Clary, sa sœur.
(2) La baronne de Spiegel, née princesse de Ligne.
(3) Comte Hoyos, grand veneur.
DE LA BARONNE DU MONTET 281
digne de foi, a écrit de lui qu' « il grandit moralement et
c intellectuellement sous la poussée des circonstances >. Enfin
on pleure toujours, mais on espère, on se tranquillise; on
croit encore à un avenir heureux, préparé par un si beau, si
sage règne; mais on ne peut cesser de parler, de réfléchir sur le
caractère de ce héros chrétien, de cet homme si grand, si
admirable dans sa simplicité; on voudrait se mettre à genoux
devant son image, le prier comme un saint d'intercéder pour
nous. Je vous envoie, pour Joseph, son portrait après sa mort,
avec les belles paroles de ce testament, écrit de sa propre
main au crayon, la veille de sa mort; paroles qui ont été
publiées dans toute la monarchie, par les autorités, par ordre
de l'empereur Ferdinand. Joseph y a un droit, comme ayatit
fait partie de cette armée à laquelle il rend grâces et où il a
si bien servi. Je vous envoie un portrait, le dernier fait de son
vivant, qui satisfait le plus ceux qui Font vu dans ces der-
nières années. Celui qui a été fait après sa mort doit être par-
faitement ressemblant : tel qu'il était, après avoir rendu à
Dieu sa belle âme. >
DEUX LETTRES DE MA PARFAITE, SÉRIEUSE, SPIRITUELLE
AMIE LA COMTESSE JOSÉPHINE d'uGARTE; DÉTAILS SUR LA
MORT DE l'empereur FRANÇOIS.
« Vienne, ce 3 avril 1835.
« Je viens d'apprendre, ma bonne Alex, la perte sensible que
vous avez faite dans la personne de Madame votre belle-mère (1) ;
Maria m'a communiqué deux lettres contenant les détails de
sa maladie (si tel peut s'appeler l'état qui a précédé sa mort),
(1) EUsâbeth-thôrèse de Landrian, baronne du Montet, aussi distinguée
par les qualités du cœur que celles de l'esprit, l'élévation des sentiments
et la fermeté do son caractère ; mère incomparable, elle reçut à Luxem-
bourg, après le combat d'Àrlon, le corps sanglant de son fils que lui rap-
portaient des soldats témoins de sa conduite héroïque; elle ignorait que
son (ils eût été blessé. Son courage ne défaillit pas. Le typhus qui régnait
augmentait le danger des blessés. Elle s'enferma seule avec son fils, le
soigna et le sauva.
282 SOUVENIRS
et de ses derniers moments. Cette lectm'e a été d'une véritable
édification pour moi; on sent, après Tavoir faite, un véritable
désir de devenir meilleure, pour se rapprocher peu à peu de
la bonté de personnes aussi parfaites. Le bon Dieu vous avait
fait la grâce de conserver longtemps cette bonne mère, et Ion
croyait voir s'accomplir en elle ce que dit l'Écriture, (ju t une
« longue vie est la récompense d'une bonne vie », surtout
lorsqu'une longue vie et les infirmités qui en sont inséparables
sont soignées par le dévouement de la piété filiale la plus tou-
chante...
«... J'ai hésité un moment si je continuerais cette lettre, ou
si je la laisserais là, craignant que vous ne soyez pas trop
portés à lire d'autres détails; cependant, comme ceux que
j'ai à vous donner ne sont pas d'un genre à se trouver en
opposition avec votre tristesse, et que j'ai vu que les lettres
de Maria concernant la mort de notre bon Empereur vous
intéressaient, j'ai pensé, au risque de répéter ce que Thérèse
Chotek vous a déjà écrit, à continuer ma narration.
« Un mois après la cruelle perte que nous avons faite, et
lorsque notre douleur commençait un peu à se calmer, le ter-
rible caveau doit se rouvrir, et nous en sommes à la répétition
des scènes tristes et lugubres qui sont encore si bien empreintes
dans notre imagination. Notre bon archiduc Antoine est mort
hier, exactement de la môme manière et du même traitement
que l'Empereur son frère; seulement il a succombé plus vite,
car il n'a pas été malade six jours. Lui, cependant, faisait du
mouvement, sortait tous les jours, n'était pas accablé de soucis
et d'affaires; était de l'humeur la plus gaie, la plus joyeuse;
enfin, de ces hommes qu'on ne pense pas qu'ils dussent jamais
mourir. Vous n'avez pas idée comme cette nouvelle perte
augmente le sentiment d'une inquiétude générale; c'est
comme si tout nous échappait, comme s'il n'y avait plus rien
d'affermi, de consolidé. Enfin, ce manque d'appui qu'on ne
pouvait s'empêcher de ressentir depuis la mort de notre excel-
lent Empereur. Nous vivions dans une sécurité presque folle,
car il ne nous venait jamais eu tète qu'un de ces piliers res-
pectables, sur lesquels reposait notre sécurité, pourrait venir
DE LA BARONNK OU MONTKT 283
à manquer. Maintenant cette pensée nous poursuit comme un
mauvais rêve. Je me trouble de Fidée que, l'un après l'autre,
ces princes, que nous avons tant de sujets de vénérer, sur les-
quels reposait pour ainsi dire l'esprit du frère, et qui nous
inspirent une si juste conûance, peuvent venir à mourir, et que
la jeune génération de princes, manquant d'exemples, de con-
seils, d'appui, restera tout à fait livrée à elle-même. Si ce
malheur arrivait, nous serions bien à plaindre t II faut espérer
que la Providence ne nous abandonnera pas de la sorte.
J'avoue que ces réflexions, que la mort de notre bon archiduc
m'a inspirées, ont un peu dérangé l'enthousiasme et, je puis
dire, l'exaltation que j'avais éprouvés au premier moment, en
voyant comme tout allait bien, et l'espèce d'orgueil de la
manière dont la machine gouvernementale était organisée,
puisque la circonstance qu'on avait crue propre à lui donner
un choc mortel n'avait dérangé aucun de ses ressorts, il est
vrai qu'on croit voir une protection spéciale de la Providence
dans la manière dont les choses se sont passées. Le nouvel
Empereur a toute la popularité de son père, les mêmes prin-
cipes religieux et moraux, et une vénération profonde pour sa
mémoire. On dit que les deux lettres qu'il a écrites pour lui à
son lit de mort, et qui ne lui ont été remises par l'Impératrice
qu'après que le monarque eut fermé les yeux, sont de véri-
tables chefs-d'œuvre; on n'en connaît que des fragments,
entre autres le passage suivant : < Honorez les droits bien
fl acquis d'un chacun ; alors les droits du trftne seront honorés
ff aussi. 1 L'union qui règne dans la famille impériale est vrai-
ment une chose admirable, et nous ne pouvons nier qu'il ne
nous vienne de si haut l'exemple de toutes les vertus. L'abné-
gation, la subordination de ces princes sont aussi vraiment
dignes d'admiration; les deux Impératrices sont de véritables
anges. Pour Tlmpératrice mère (i), c'est ainsi que les enfants
veulent qu'on la nomme, elle a fait ses preuves ; mais je consi-
dère celle que nous avons actuellement (2) comme une véritable
(1) l'rincesse de Bavière, quatrième femme et veuve de Tcmpercur Fran-
çois, n'a jamais eu d'enfants.
(2) IMnceBse de Sardaigoe, femme de l'empereur Ferdinand.
284 SOUVENIRS
bénédiction pour les peuples; c'est un modèle de religion, de
vertus et de douceur. Enfin une telle perfection doit bien pro-
duire quelque chose de bon, quand ce ne serait que par Texemple,
et par la manière dont cela impose; car on a beau dire, nous
avons bien vu encore dans cette occasion, et par la manière
dont on a jugé notre bon Empereur dans tous les pays de l'Eu-
rope, la vérité du proverbe. Toute Thistoire de notre temps en
est la preuve. Que sont devenus les talents brillants dont se
formait la grande époque de Napoléon? Il lui manquait la mo-
ralité pour base; et Tédifice, et ceux qui l'ont construit n'ont
presque pas laissé de traces. Si je voulais entreprendre l'éloge
de notre bon Empereur, j'aurais Tair de copier les papiers
publics; on ne peut rien ajouter au bel article de la Gazette
de Francfort; cela vaut une oraison funèbre. Je pense que
Thérèse Chotek vous aura donné tous les détails de ce qui
s'est passé à ce lit de mort; tout a été grand, sublime, tou-
chant. L'auguste malade conserva sa connaissance jusqu'au
dernier moment; sa belle âme semblait grandir en approchant
du moment suprême, et à mesure que ses forces diminuaient;
et comme il nous avait servi d'exemple pendant sa vie, il nous
édifia aussi par sa mort. Le spectacle sublime que la religion
développe dans les grandes circonstances de la vie parut
dans toute sa puissance en ce moment solennel. Tous ceux
qui en ont été témoins disent que cette impression ne s'ef-
facera jamais de leur mémoire. Outre tous les membres de la
famille impériale, il y avait aussi là deux princes étrangers :
le duc de Lucques et le prince royal de Bavière. Après que
le mourant eut béni ses enfants, petits-enfants, frères, etc.,
l'évêque Wagner qui l'assistait lui dit : « Il y a ici encore quel-
f qu'un qui a besoin de vos bénédictions; il est voué à la difficile
c mission de porter une couronne qui peut-être lui pèsera sou-
« vent (c'était le prince royal de Bavière) », et il le fit avancer.
Ce prince fut si touché de tout ce qu'il vit à ce lit de mort, que
dans son enthousiasme il écrivit à Munich « qu'il falladt venir
« à Vienne pour y apprendre à vivre et à mourir ». On dit que
cette phrase déplut fort à son père, qui en général ne se
montra pas trop bien dans cette occasion. On éveilla le petit
DE LA BARONNE DU MONTET 285
archiduc François, Taîné de ses petits-fUs^ pour qu'il le bénît
aussi; il lui dit : « Sois toujours très pieux et fais beaucoup de
c plaisir à tes parents > ; puis à Mme Sturmfeder qui avait amené
l'enfant : < Vous aussi, adieu, i
« Ce furent presque ses dernières paroles. Le prince de 3Iet-
ternich sortit peu d'instants après et annonça qu'il avait
expiré. Alors on ouvrit les deux battants de la chambre à cou-
cher et l'on fit entrer tout ce qui était là, et chacun approcha
avec respect de ce lit funèbre, baisa pour la dernière fois cette
main qui avait répandu tant de bienfaits en général, et sur
chacun en particulier; car, dans le long cours de son règne,
il n'y a presque personne qui ne lui soit redevable de quelque
bienfait personnel. On n'entendait que pleurer et sangloter
dans la chambre. L'Impératrice qui n'avait pas quitté un
moment le lit de douleur de l'Empereur, et qui, pendant tout
le cours de leur union, avait été pour lui un ange tutélaire;
partageant tous ses soucis, peines et inquiétudes; qui l'aimait
d'un sentiment d'enthousiasme et d'admiration, comme on
pourrait aimer la vertu personnifiée sur cette terre, se montra
aussi sublime dans ce terrible moment. Elle se tenait debout
auprès du lit et éclairait avec un bougeoir les traits déjà béa-
tifiés du défunt. Mais à la fin^ pourtant, ses forces faiblirent, et
elle fut obligée de se retirer. Elle pria notre chère Wilhelmine de
Hohenegg de rester et de diriger le peintre Ënders qui faisait
le portrait qu'elle voulut qu'on Ht de lui sur son lit de mort.
On en a fait une lithographie que j'ai aussi, mais je n'aime
pas ce genre. J'aime mieux conserver le souvenir des per-
sonnes vivantes que cette triste image séparée de Tàme. Les
princesses de la maison de Bavière affectionnent ce genre. La
reine douairière a, dit-on, tout un cabinet garni de tableaux re-
présentant ses parents et amis sur leur lit de mort. Vous pouvez
vous imaginer quelles durent être les réflexions de Miney (1)
pendant le temps qu'elle passa presque seule près de ce lit
funèbre; tout un cours de philosophie ne pourrait en apprendre
autant. 11 n'y a rien de changé au sort de ces dames, la mai-
(1) Pclit oom que nous donnions à la baronne Wilhelmine de Hohenegg.
286 SOUVENIRS
son de Tlmpératrice reste dans la même situation. Je n'avais
jamais craint de les perdre, comme bien des personnes se le
sont imaginé. Elles me chargent de bien des amitiés pour
vous, ainsi qu'Amélie Farouca et Julie Kollowrath. Je ne puis
encore me faire à Tidée de ne plus passer mes étés en Haute-
Autriche; je m'accoutumerai difficilement à la Moravie (4); j'y
trouverai de si tristes souvenirs! Mes pauvres parents y ont
eu un bien triste commencement; outre cela, mon frère a été
pris de la goutte depuis qu'il y est, il n'a pu quitter sa
chambre.
< J'étais loin d'imaginer, ma bonne Alex, que ma réponse à
votre aimable petit billet, qui me remet au temps heureux où
vous m'en écriviez de pareils de la rue de Carinthie, rou-
lerait sur d'aussi tristes sujets; j'espère qu'une autre fois je
pourrai vous entretenir plus gaiement; en attendant, je vous
embrasse. »
VISITE DBS PRINCES D ORLEANS A VIENNE
« Rraoska, près Znalm en Moravie, 17 juillet 1836.
« C'est de la campagne que je vous écris, j'y suis depuis
un mois avec ma belle-sœur; mon frère (2) est à Carlsbad; ma
charmante nièce (S) est mariée depuis cinq semaines : la noce
s'est faite à Kremsier (4), chez Toncle archevêque; une partie
de la famille Ghotek et Clary y était réunie. Je ne pus malheu-
reusement y assister, j'étais restée malade à Vienne. J'eus le
malheur de perdre pendant ce temps ma tante de Windischgrâtz,
que j'affectionnais particulièrement; elle mourut dans la
chambre attenante à la mienne, sans qu'il me fût possible de
lui donner des soins. C'était une femme de mérite et d'esprit,
qui laisse des regrets dans la société. Je ne serai pas la pre-
mière sans doute à vous apprendre la mort de notre ancienne
(1) Son frère, le comte Ugarte, était gouverneur de la Moravie.
(âj Le comte Ugarte, gouverneur de Moravie.
(3) La jeune comtesse d'Ugarte, mariée au comte de Chotek.
(4) MagniGque résidence d*été de rarclievèque.
DE LA BARONNE DU MONTET 287
et excellente compagne W. de Hœhenegg (1). Vous rappelez-
vous ce que vous disiez d'elle? t Je voudrais entendre sa con-
« versation intérieure; remarquez-la, elle n'a que des échappées,
t elle concentre son âme, elle voile et emprisonne son esprit. »
Ah! ma chère Alex, quelle mort! Elle fut admirable! Quelques
heures avant d'expirer, elle disait à sa sœur : « Je meurs avec
« un véritable sentiment de joie. » Elle avait été bien éprouvée
dans sa vie, et dès sa plus tendre jeunesse. Les dernières
années de son existence furent plus douces et plus tranquilles;
mais alors les infirmités de l'âge, les changements de toute
espèce et les contrariétés inséparables de la charge qu'elle
occupait furent de nouvelles sources de chagrin pour elle;
aussi semblait-elle quitter la vie sans le moindre regret; mais
elle en a laissé de bien vifs dans le cœur de ses amies, moi en
particulier; je ne puis vous exprimer, mais vous le comprenez,
le vide qu'elle me laisse. Sa conversation avait un charme tout
particulier quand elle voulait s'y livrer; elle avait beaucoup
vu et toujours réfléchi dans sa vie; elle ne se livrait à aucune
illusion; elle appréciait tout à sa juste valeur, esprit de bon
aloi qui se perd tous les jours dans notre société actuelle.
Les femmes, les meilleures mêmes, n'osent pas paraître
sérieuses; elles s'enveloppent de chiffons, s'occupent unique-
ment de modes et d'inutilités; leur âme est si bien masquée
sous cette frivole enveloppe, que rien n'en trahit l'existence;
il faut paraître insouciante, gaie, légère, même quand on ne
l'est pas; on croit mettre une barrière entre soi et les
malheurs, entre soi, l'âge et l'ennui; enfin on veut avoir l'air
heureuse et amusée, c'est une mode. Eveline O'Donnell pour-
rait bien avoir la place de notre chère Wilhelmine, elle
serait faite pour la bien remplir. Il y a d'autres prétendantes;
Julie Kollowrath l'ambitionne pour Xavérine. Il serait temps
que notre chère Julie parvînt à établir une de ses filles; cela
devient une calamité chez nous (comme partout, je pense),
pour une mère, d'avoir cinq filles à marier. Ces pauvres mères.
(1) La baronne Wilhelmine de Hœhenegg, dame de cour attachée à l'Im-
pératrice, femme et veuve de l'empereur François.
288 SOUVENIRS
allant dans le monde à la recherche de maris, pourraient
prendre place dans le martyrologe, car c'est un martyre. On
ne les plaint cependant qu'en riant; c'est peut-être qu'il y a
plus de vanité que de sentiment dans les tristesses des mamans.
Nous avons la ressource des places à la cour, car depuis quel-
ques années les idées et les habitudes de la haute société sont
bien changées et les places à la cour sont maintenant très
recherchées chez nous; elles donnent une existence fixe, une
position brillante et considérée dans la société. Malgré cela,
je n'échangerais pas ma modique existence de chanoinesse,
mon petit appartement si simple, et mes modestes revenus
pour tout ce faux brillant que Ton achète au prix du repos et
de la liberté. Ce mot me rappelle que je veux aussi vous rendre
compte de la visite de vos princes Philippe (1). Je ne vous dis-
simulerai pas qu'ils ont eu beaucoup de succès à Vienne; on
les a trouvés les jeunes gens les mieux élevés, de véritables
types de bonne éducation, tels qu'on en voit bien peu, non
seulement parmi les princes, mais même dans les rangs moins
élevés de la société. Si leur manière d'être est un rôle qu'ils
ont étudié, on doit les proclamer les premiers acteurs du
monde, car ils ont forcé leurs plus grands antagonistes au
silence. Leur personne, leur conduite, le tact parfait qu'ils
montrèrent dans toutes les occasions, l'aisance de leurs
manières^ également éloignées d'une confiance présomptueuse
comme de la timidité, tout cela fut reconnu, loué, admiré. Il
y avait partout foule sur leur passage, par la raison toute
simple que les hommes aiment à voir comment d'auttes se
tirent d'un pas difficile, d'une situation que l'on suppose
gênée; rien en eux ne trahissait ce sentiment; le voyage de
ces jeunes gens me semble être le comble de la politique du
père. Leur succès dans l'étranger donnera aussi plus de relief
à toute cette dynastie chez vous, et puis cela n'a pas manqué
de réveiller beaucoup de sympathies, surtout dans la moyenne
classe pour cet ordre de choses. Ces sympathies existaient
peut-être déjà, mais vous ne sauriez croire combien elles osent
(1) Les ducs d'Orléans el de Nemours, les fils de Louis-Philippe. (Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 289
se prononcer ouvertement. Je ne sais par quelle fausse idée
les classes bourgeoises éprouvent comme un orgueil et une
dignité de caste pour la dynastie de Louis-Philippe; c'est
comme si elle était tirée de leurs rangs et n'était pas du bois
dont sont faits tous les souverains. Jamais je n'ai vu l'esprit
de parti plus irrité, plus actif chez nous que dans cette occa-
sion. On couvrait de ridicule celles qui se prononçaient trop
contre cette visite des princes; même le parti de la cour, qui
avait laissé trop pénétrer qu'il les voyait d'un mauvais œil et
dont les manières trahissaient la répugnance avec laquelle elle
leur rendait les politesses d'usage, loin de se rendre populaire^
fut au contraire blâmé hautement. La bonne comtesse M*** ne
parut pas dans les salons; mais à la procession du Saint-
Sacrement elle marchait couverte de diamants, derrière
toutes les autres dames et sur la même ligne qu'une femme
qu'elle ne regarde pas de toute l'année, comme si elle avait
voulu par cette humiliation s'offrir en holocauste. Tout cela
fut relevé, commenté, ridiculisé; la société, en général tou-
jours frivole, avide d'amusements, ne vit dans cette circon-
stance qu'une occasion d'étaler du luxe et de se divertir;
mais des personnes graves, accoutumées à réfléchir, doivent
être frappées des progrès que les idées nouvelles ont faits
chez nous, et surtout de la manière dont on ose les proclamer;
il est impossible de ne pas s'apercevoir que tout est miné,
préparé et que l'explosion ne nous épargnera pas toujours.
C'est surtout quand on vit quelque temps à la campagne et
qu'on observe l'état des choses que l'on est effrayé de ce que
cela deviendra. Il y a des villages qui ont jusqu'à quatre jours
de corvée par semaine, dont les habitants sont dans un état
misérable et nous ne sommes pas la Russie dont le colosse
effraie. Vos princes étaient à peine partis, que le roi de Naples
tomba malheureusement à Vienne, comme une bombe. Les
comparaisons sont tout à l'avantage des premiers; il faut
avouer que la légitimité est bien mal représentée dans nos
temps, en tout et partout. Je me surprends quelquefois à vous
porter envie. Maintenant tout est fait chez vous, vous avez
tout cela derrière vous, et c'est nous qui sommes sur un
19
290 SOUVENIRS
volcan et qui ne savons encore ce qui nous attend dans
l'avenir. L'expérience a prouvé que tous ces beaux plans pour
enchaîner les révolutions, les mener, leur faire des concessions
à volonté et les retenir de même, sont des chimères; toujours
elles unissent par déborder, quand les éléments sont préparés
de longue main. Le cas supposé, on ne pouvait rien écrire de
mieux sur l'atroce calomnie que Ton s'est permise sur la
princesse Schwartzenberg (i). Elle est de retour à Vienne,
fraîche, belle, gaie, n'ayant pas du tout Tair touchée ni
effrayée de ce qu'on a osé publier sur son compte. Cet aver-
tissement me paraît aussi perdu pour elle, que pour toute
la société des jeunes femmes, qui ne se fait pas faute de se
mettre au-dessus du qu'en dira-t-on : aussi en dit-on de belles.
« Si mes lettres sont rares, du moins elles sont fort volumi-
neuses. Puisque je sais qu'elles vous font plaisir, je les ren-
drai aussi plus fréquentes; mais combien je préférerais une
bonne causerie avec vous, ma meilleure, ma plus ancienne
amie! Je ferai prier Victoire de se charger de cette lettre (2). »
SBGOND VOYAGE A BADB \ . .
4835.
Il y a ici une femme très aimable, Mme de Vaulgrenant»
veuve du général Gardane, type parfait d'une gracieuse
(1) Toas les journaux avaient donné rétrange et fausse nouvelle que la
princesse, née Liechtenstein, avait été tuée dans sa loge au théÀlre Saint-
Charles à Naples, par son mari dans un accès de légitime jalousie. Cette
nouvelle fut si universellement répandue qu'il fut pris des mesures pré-
paratoires dans le caveau de famille, ou Ton s'attendait à voir arriver le
cercueil de la princesse.
(2) Les prévisions de révolution en Autriche de Mme d'Ugarte me rap-
pellent une lettre que je reçus en 1830 de notre aimable et joyeuse com-
pagne la comtesse Julie KoUowrath, et dans laquelle, après avoir déploré
nos malheurs, elle me racontait qu'étant à la promenade dans sa terre
près de Znalm, on Moravie, elle entendit tirer le canon. Très étonnée, elle
fit arrêter sa voiture et dit. « Je voudrais bien savoir ce que signifient ces
coups de canon? » Son cocher, qui ne sait ni A ni B. se tourna gravement
et lui dit : « C'est probablement une révolution. » Ce n'était heureusement
que l'entrée de l'archevêque dans une seigneurie des environs;
DE LA BARONNE DU MONTET 291
maîtresse de maison; son salon est le rendez-vous de la bonne
compagnie; on y est à son aise, il semble que tout le monde
s*y connaisse; c'est un grand charme. Mme de Vaulgrenant
est naturellement polie et naturellement aimable, deux mérites
assez rares; elle a un ton parfait^ de la bienveillance, de la
douceur; elle raconte simplement des choses intéressantes de
la cour de Napoléon, de Joséphine et des princesses de cette
époque. Si elle écrit ses souvenirs, ils seront agréables; en
attendant, sa conversation est charmante. Mme de Vaulgrenant
n'est pas insensible au plaisir de régner un peu à Bade; je lui
ai vu faire la plus douce mine contrariée et impatientée à un
monsieur qui croyait l'obliger en rétablissant Tordre et la
symétrie dans les fauteuils de son salon, dont le pôle-méle
indiquait qu'ils venaient d'être occupés par beaucoup de
monde. Nous avons eu le plaisir de lui amener une célébrité :
Kalkbrenner, le grand pianiste (1), et son petit garçon^ âgé de
neuf ans, qui est déjà un prodige. Mme Kalkbrenner, jolie
femme, fille d'un général de l'Empire, général Destaing, ne
pouvait être que très bien reçue par Mme de Vaulgrenant.
Je ne veux pas oublier une anecdote curieuse. Lorsque
Napoléon parla pour la première fois à Mme la margrave de
Bade, née princesse de Darmstadt, de marier son fils avec
Stéphanie de Beauharnais, la margrave se redressa et d'une
voix ferme et indignée répondit : « Quoi! votre Majesté me
propose de donner cette petite fille pour femme à mon fils ! —
Mais, dit Napoléon intimidé par la hauteur de la fière prin-
cesse, si je l'adoptais pour ma fille, et assurais au grand-duc
l'intégrité et l'agrandissement de ses États? — Alors, répondit
douloureusement la margrave, alors je sacrifierais mon fils
au bonheur de ses sujets. » Mme de Linange, dame d'hon-
neur de Mme la margrave, présente à cette scène, l'a répétée
à la personne de qui je tiens cette anecdote. Stéphanie avait
seize ans, lorsque ce mariage s'accomplit; elle était très
jolie, très gaie, très enfant, et surtout enfant gâtée; elle ne
(i) Kalkbrenocr (Frédéric), né à Cassel eo 1784, marié eo 1824, mort
en 1849. {Éd.)
29S SOUVENIRS
comprenait nullement la différence de rang qui existait entre
l'illustre maison de Zâhringen et la sienne, et pas davantage la
hauteur et Tétiquette; elle était étourdie, moqueuse comme
une pensionnaire, mais elle a toujours été sage. On a tendu
des pièges perfides à ses mœurs, à l'époque de la chute de
Napoléon; on espérait la faire faillir et légitimer un divorce.
Quoique aimable^ ou plutôt, à cause de son genre d'amabi-
lité^ Mme la duchesse Stéphanie me fait l'effet, comme toutes
les princesses de la famille de Napoléon, de jouer un
rôle de princesse tantôt bien, tantôt mal, toujours un peu
affecté.
MESSIEURS DE BOMBELLES ET NEIPPERG
Il y a des gens qui ont un talent prodigieux pour se faire
valoir; je ne les en blâme pas du tout, quand ils ont du mérite,
et c'est précisément le cas de MM. de Bombelles. Le comte
Louis, l'aîné, a infiniment d'esprit, mais du plus léger, c'est un
excellent homme; Charles et Jlenri ont des réelles vertus et
l'énergique expression des*plus nobles sentiments.
M. de Bombelles, ancien ambassadeur du roi Louis XVI à
Lisbonne, était un homme d'esprit, un excellent honmie, un
ambitieux franc et naïf; il se croyait né pour la fortune, elle
lui a été favorable. Il le trouvait tout simple, il lui demandait
beaucoup. Il se donnait un mouvement continuel; il parlait, il
se hâtait en toutes choses pour arriver plus vite; il ne cachait
ni ses désirs ni ses espérances. Il était vif, extrêmement vif,
essentiellement homme du monde; enfin un bon ambitieux,
un bon colonel de hussards, un bon mari, un bon père, un
bon évoque. Il est mort avant d'avoir atteint la pairie, qui
était l'objet de ses vœux; il y serait assurément parvenu; mais
je ne doute nullement qu'il ait atteint le paradis, car il n'avait
rien négligé aussi de ce qui pouvait l'y bien placer.
Le comte Louis, son fils aîné, a fait une petite fortune
diplomatique en Autriche; il eût été plus loin, s'il n'eût pas
été un peu trop léger, un peu trop bavard. S'il n'eût été que
De la baronne du MONTET 293
léger, cela n'eût peut-être pas beaucoup nui à 8a carrière :
mais c'était un peu trop que d'être Français, léger et grand par-
leur. Cependant, il a eu des postes agréables, et particulière-
ment celui de Florence. C'est au reste un homme d'esprit, un
homme de cdûversation, plutôt qu'un homme d'affaires. Le
comte HenrLJe plus jeune des trois frères Bombelles, est un
intéressant et vertueux jeune homme (je dis jeune par habi-
tude). C'est un homme de principes, d'un caractère doux, de
mœurs pures et de sentiments chevaleresques; il s'estime
beaucoup, ainsi qu'ont l'habitude de le faire tous les membres
de sa famille; mais, en vérité, il a raison.
J'arrive au comte Gbarle& qui aurait dû précéder Henri;
mais, comme j'ai beaucoup plus de choses à en dire, j'ai
réservé son portrait pour le dernier.
Et comment le ferai-je, ce portrait? Charles de Bombelles
est parfaitement loyal gentilhomme et bon comme ses frères.
Il a plus d'ambition encore; il a toute la rudesse militaire qui
peut imposer et toute la douceur d'un homme du monde qui
veut plaire : aussi a-t-il deux voix, Fune formidable, étour-
dissante, cassante, et l'autre douce et timide; il passe fréquem-
ment de l'une à l'autre, le contraste est bizarre. Ces deux
voix, on pourrait même dire ces deux caractères, lui ont été
très utiles. L'homme timide, réservé et délicat a plu à plu-
sieurs femmes; l'homme rude a discuté, fait ses conditions,
remporté des victoires de salon : avec la grosse voix, il a
prouvé qu'il était apte à tout; avec la douce voix, il a parlé
bas à l'oreille des jeunes femmes. C'était une chose amusante
que de voir Charles de Bombelles faire ses conditions à
Mme de Cavanagh, dont il voulait épouser la fille; elle était
riche, il n'avait rien, absolument rien; mais après avoir plai-
santé avec douceur et modestie avec celte pauvre Caroline,
il prenait une attitude formidable vis-à-vis de la mère...
< 20000 livres de rente, ou pas de Bombelles! — Mais, lui
observaient avec ménagements ses amis, 20000 livres de
rente, c'est beaucoup! vous n'avez rien. — Qu'appelez-vous
rien, s'écriait-il, ou plutôt hurlait- il avec la voix de tonnerre,
et mon nom ? » Cette négociation mêlée d'amour (car il aimait),
294 SOUVENIRS
d'intérêt (la fortune le charmait), de regrets d'ambition
(Mlle de Cavanagh ne flattait pas assez son amour-propre),
cette négociation a été un traité complet de fanfaronnades,
d'esprit et de cœur. Le mariage, traité à Vienne, a été conclu
à Marseille. La jeune comtesse de Bombelles aimait passionné-
ment son mari et son nom. Elle a peu vécu, une maladie de
poitrine Ta enlevée à l'âge de vingt-cinq ans; elle n'était pas
jolie, mais elle était agréable; elle mourut à Vienne en
Autriche, en 1819, laissant deux enfants, un fils et une fille.
Par son testament très bizarre elle exigeait que son cœur fût
mis dans une boîte de plomb et que son mari ne le quittât
jamais^ même dans ses voyages les plus courts. A peine la
jeune femme eut-elle expiré que Charles de Bombelles écrivit
un billet à mon mari, réclamant de sa pitié son intérêt et ses
bons offices d'ami. Celui de l'opération du cœur ne fut pas
le moins pénible; M. de Bombelles le supplia avec larmes de
veiller à cette clause des dernières volontés de sa femme; elle
avait demandé, par son testament, que son mari fût présent;
mais il n'eut pas la force d'assister à cette sensible et barbare
injonction; ce fut M. du Montet qu'il supplia de le remplacer,
et, soit dit en passant, ce ne fut pas sans une vive indignation
qu'il vit un des chirurgiens opérateurs agacer la femme de
chambre et lui faire des plaisanteries bouffonnes pendant ce
lugubre travail. Charles de Bombelles n'eut pas le courage de
garder ce pauvre cœur chez lui; ce fut encore M. du Montet qu'il
pria naïvement de lui donner l'hospitalité; nous l'avons gardé
jusqu'à son départ pour la France, qui eut lieu quelques
semaines après : ses parents lui firent comprendre l'inconve-
nance de ce cœur porté et ballotté dans une malle; il est
maintenant déposé chrétiennement dans la chapelle du châ-
teau d'Ancy-le-Franc en Bourgogne, chez M. de Louvois,
cousin de M. le marquis de Bombelles.
Un an après, Charles de Bombelles était passionnément
amoureux d'une belle et riche jeune personne, Mlle de Bar-
tenstein. C'était un amour à la manière des romans allemands,
un amour à longues conversations sentimentales, à correspon-
dance exaltée. En véritable héroïne de roman, Mlle de Bar-
DE LA BARONNE DU MONTET 295
tenstein avait un secret, des incertitudes, des paroles données
et reprises; le comte Charles espérait, désespérait, était
ennuyeux à mourir pendant les agitations et les bizarreries de
cet amour. Enfin Mlle de Bartenstein comprit qu'elle ne Tai-
mait que par condescendance pour ses parents. Elle lui dit
et lui écrivit à ce sujet les plus belles choses du monde, lui
permit même un baiser sur le front, et épousa un bon et
gros garçon, un Hongrois riche, et pas du tout sentimental.
Nous eûmes le contre-coup de cette passion malheureuse,
comme nous avions eu celui du cœur. Charles de Bombelles
m'a raconté si souvent cette histoire à Vienne, et plusieurs
années après à Paris, que j'avais fini par lui demander en
plaisantant de ne jamais dépasser minuit. Nous regardions en
riant la pendule, et j'étais inexorable lorsqu'elle avait atteint le
terme fixé pour le faiseur de récits. C'était en vain qu'il me
demandait grâce pour une petite circonstance. Cette folie nous
a souvent divertis.
Il était décidé que tous les malheurs du comte Charles de
Bombelles devaient être la cause de nouvelles prospérités. Et
de même pour ses fautes, car je mets en première celle qu'il
fit de laisser solliciter à Vienne la place de chambellan (che-
valier d'honneur en France) près du prince héréditaire, et le
grade de colonel au service d'Autriche, en même temps qu'il
faisait travailler son père et sa sœur à Paris pour obtenir
d'être nommé gentilhomme de la chambre avec pension de
6,000 francs. Toutes ces faveurs lui furent accordées à la fois,
mais sa nomination française précéda de quelques jours sa
promotion allemande; il trouva moyen de persuader à l'Em-
pereur et à ses zélés protecteurs^ parmi lesquels se trouvait le
comte de Mercy, que son père avait agi sans son aveu, mais
qu'il n'osait pas encourir le mécontentement de ce père si
excellent. Il accepta la place française en pleurant les dignités
allemandes. Ce qu'il y eut de plus étonnant, c'est qu'on ne lui
sut pas mauvais gré de ce double jeu d'ambition dans un
pays où l'on est elcessivement susceptible à ce sujet. Il partit
pour Paris avec le brevet du titre de colonel, qui ne lui a servi
de rien en France. Sept ou huit ans après^ il était lieutenant-
296 SOUVENIRS
colonel d'un régiment d'infanterie en garnison à Nancy au
moment de la révolution de Juillet. Jamais je n'ai vu un
homme plus consterné, plus terrassé; mais il n'avait pas assez
de confiance dans sa destinée, car^ après avoir donné sa démis-
sion, il se rendit à Vienne où il fut immédiatement nommé
grand maître de l'impératrice Marie-Louise, conseiller intime,
excellence, etc., etc., avec 12,000 florins (trente mille francs)
d'appointements. Sa prospérité ne s'est pas arrêtée là, mais je
n'en parlerai pas. S'il s'est résigné à être le mari non avoué
d'une princesse, il ne la certainement pas désiré, l'élévation
et l'indépendance de son caractère m'en sont de sûrs garants.
L'emploi de mari a quelque chose de victime. M. de Bombelles,
à Vienne, ne mange pas d'bahitude à la table impériale de
famille, mais il y est souvent invité. Dans les mariages dispro-
portionnés un homme de haut rang a le privilège d'élever sa
fenmie jusqu'à lui; les princesses sont dans l'impossibilité de
pouvoir descendre jusqu'à leurs maris, ni de pouvoir les
élever jusqu'à elles; il en résulte une fausse position pour
l'un et l'autre. Une princesse qui se marie ainsi se donne un
amant légal. Le général Neipperg, qui avait eu le triste bonheur
d'épouser aussi Marie-Louise, en est mort d'ennui. Il en gémis-
sait sans cesse (je le sais par un de ses amis intimes); il
regrettait sa carrière militaire, se regardant comme absolu-
ment sacrifié. C'était un homme aux idées nobles et chevale-
resques, d'une figure et d'une tournure éminemment distin-
guées. M. du Montet était fort lié avec lui; il l'avait beaucoup
vu jadis en Italie dans le temps où il était passionnément
amoureux de la comtesse Trento qui fit casser son premier
mariage pour l'épouser. Gela fut très difficile, et un jour que
le comte de Neipperg parlait, avec la vivacité d'un homme
vivement épris, des entraves et des retards qu'éprouvait son
union avec la comtesse Trento, il s'écria : « Que voulez-vous,
on m'a prédit que je ne ferais que des mariages très extraor-
dinaires. >
Mais je veux écrire quelque chose d'extraordinaire aussi
au sujet de M. de Bombelles. Il avait dtné un jour chez
nous à Vienne; je crois que c'était en 1819 ou 1820. La con-
DE LA BARONNE DU MONTET 297
versation nous entraîna à parler de l'étrange choix que
Louis XVIII avait fait de Fouché. Un régicide pour ministre!
Cela me paraissait un crime de lèse-royauté. Quelle concession
horrible à la Révolution ! t Puisque Louis XVI II est si facile aux
concessions, dis-je, il aurait dû conserver le titre d'Empereur
et le drapeau tricolore; cela eût fasciné les yeux de beaucoup
de gens! > A peine eus-je prononcé ces mots que le comte
Charles de Bombelles éclata de colère, t Qu'appelez-vous,
s'écria-t-il avec sa voix tonnante, la cocarde tricolore? Allez
dire une chose pareille au faubourg Saint-Germain! Le fau-
bourg Saint-Germain vous fermera toutes ses portes! La
cocarde tricolore! » et il trépignait, frémissait, et s'emportait
de plus en plus. — Vous êtes bon, disais-je en tâchant de
me faire entendre, votre faubourg Saint-Germain n'a-t-il jamais
pris la cocarde tricolore? Et les chambellans, les gardes d'hon-
neur, quelle était leur cocarde, s'il vous plaît? » Mais M. de
Bombelles était toujours en fureur — fureur, c'est le mot; —
moi^ je haussais les épaules, et je disais : t Je suis plus roya-
liste que vous, car j'aurais accepté pour couleur nationale celle
que le roi aurait donnée, et que cette concession peut-être
prudente et conciliante aurait légitimée; elle eût été moins
révoltante que de voir Fouché au ministère. » Mais sa colère
augmentait de plus en plus, au point que M. du Mon te t, qui
d'abord avait ri de notre dispute, crut devoir nous rappeler à
la modération. Je fus le soir chez Mme de Chotek, je racontai
ma brouillerie avec M. de Bombelles; on en rit beaucoup.
J'étais dans le plus vif de ma narration lorsque la porte s'ou-
vrit et le comte Charles parut. Il s'aperçut que les rieurs
étaient de mon côté, et d'un air soumis, avec sa plus petite
voix, il me demanda de faire la paix. Je lui octroyai gaie-
ment sa grâce, et pour m'en témoigner sa reconnaissance il
s'en fut prendre dans un vase de fleurs, qui était sur une con-
sole, une jolie rose blanche, une fleur rouge et une fleur bleue,
dont il forma un bouquet qu'il me présenta d'un air doux et
railleur. « Je n'en veux pas de votre main, dis-je en le rejetant
bien loin, mais soyez bien sûr que si le roi me l'ofl'rait, je
l'accepterais, car, ajoutai-je encore une fois, il m'est fort égal
298 SOUVENIRS
de quelle couleur soit un drapeau^ pourvu qu'il soit celui de
la légitimité. Or, je crois que les rois peuvent adopter telle
couleur qui leur convient, surtout quand ces couleurs ont eu
de beaux jours de gloire. » Cette querelle finit très gaiement;
elle fut la joie de la soirée.
Hélas! plusieurs années après, je viens de le dire, M. de
Bombelles était en garnison à Nancy, et au moment de la
révolution de Juillet. Il entra un après-dfner chez ma belle-
sœur Victoire chez laquelle nous nous réunissions. Il était
pâle, jaune, les traits décomposés; il tenait son schako des
deux mains; il fut le déposer dans un angle obscur de Tap-
partement; puis, se rapprochant de nous, il cacha sa figure
dans ses mains, et nous Tentendîmes éclater en soupirs et en
sanglots! Nous crûmes à quelque nouvelle catastrophe, au
meurtre du roi, à tout ce quil y avait de plus sinistre à
redouter; mais, d'une voix entrecoupée, il nous apprit que le
matin même il avait reçu l'ordre de faire prendre la cocarde
tricolore à son régiment (le colonel était absent). < Et vous
l'avez prise ! m'écriai-je, et vous l'avez prise de la main san-
glante de la révolte et de l'émeute? » M. de Bombelles restait
muet et consterné. « Jadis, vous vous révoltiez à l'idée seule
de la porter par ordre du roi ! Vous rappelez-vous notre con-
testation à Vienne? — Ne soyez pas si cruelle, me répon-
dit-il, je vous en supplie, épargnez-moi. » Mais je frappai du
pied, et dans ma douleur je murmurai : « Oh ! plût à Dieu que
Louis XVIII l'eût donnée, cette cocarde ; aujourd'hui vous ne la
prendriez pas, vous ne Taccepteriez pas, teinte du sang de vos
frères de la garde royale ! > Mais le loyal comte de Bombelles
ne devait pas garder la cocarde de la révolte et de l'usurpa-
tion; il quitta le service de France.
INCORI UN MOT SUR MARIE-LOUISE
La marquise de Scarampi, qui avait remplacé près d'elle à
son arrivée à Vienne la duchesse de Montebello, l'avait quittée
depuis longtemps lorsque le comte de Neipperg mourut; mais
DE LA BARONNE DU MONTET 299
elle revînt auprès d'elle à cette triste époque, pour lui offrir
toutes les consolations de Tamitié. Le comte de Neipperg fut
remplace parle baron de Marchai, qui s'en sauva au plus vite,
et c'est à lui qu'a succédé M. de Bombelîes.
Le marquis de Scarampi faisait les fonctions de premier
ministre de Marie-Louise; il est devenu fou» non pas de la
multiplicité des affaires, mais des intrigues de cette petite
cour; ce pauvre Scarampi se persuada que la cour de Vienne
le rendrait responsable des faiblesses de Marie-Louise, et de
ses négligences gouvernementales. U entrait tous les matins
chez elle, avec son portefeuille sous le bras; mais à peine
l'ouvrait-il que la princesse appelait son perroquet et son petit
singe, qui se plaçaient familièrement sur ses épaules, et elle
ne cessait de les entretenir et de jouer avec eux pendant
toute la durée de la conférence. Le procès de la princesse de
Galles, le fameux sac vert, achevèrent de troubler le cerveau
du marquis de Scarampi; il lui semblait sans cesse qu'on lui
faisait des reproches sur la légèreté de Marie-Louise, et qu'on
l'appelait en témoignage. Ce fut le premier degré de sa folie;
elle a précédé de peu sa mort.
SOUVENIRS DE LAUSANNE
Suisse, 1837.
J'ai été ravie de notre voyage en Suisse; cependant j'avoue,
à ma honte, que perchée sur une montagne au bord de pré-
cipices incommensurables je rêvais au bonheur très peu poé-
tique de me retrouver voyageant dans une vaste plaine entre
deux champs de blé. Il est vrai qu'à notre début en Suisse,
entre Bâle et Soleure, nous avons eu le spectacle d'une dégrin-
golade de calèche dans un petit ravin à cinquante pieds
au-dessous de la route. L'heureuse famille qui a éprouvé cet
accident n'a eu aucune blessure grave; le cheval même s'est
relevé, à l'étonnement général, et aurait pu continuer la course
si la calèche n'avait pas été brisée.
J'étais dans une émotion inexprimable. Je remerciais Dieu
300 SOUVENIRS
avec larmes pour cette pauvre famille sauvée... et tout à coup
il me prit une indignation et un étonnement de ce qu'ils ne
priaient pas, ne remerciaient pas Dieu, t Remerciez donc, vous
aussi », leur disais-je presque en colère. Je recommençais à
prier et à pleurer; ils me répondirent froidement quïls étaient
très reconnaissants envers Dieu. Ils n'avaient pas Tair de
l'être du tout, mais en vérité il y avait bien de quoi. M. du
Montet ne pouvait s'empêcher de sourire en se rappelant
cette scène au bord de ce précipice en miniature; mes inter-
ruptions dans mes actions de grâces, mes larmes et le ton
impatient succédant à Tattendrissement avec lequel je disais :
t Mais priez donc aussi... Mais remerciez donc aussi... * Les
femmes mêmes ne s'étaient pas trouvées mal, les enfants sou-
riaient et le vieux médecin, propriétaire et conducteur de la
voiture, regardait d'un œil terne sa vieille calèche aplatie dans
le fond du ravin comme un vieux capuchon ! Elle était tombée
sur une pente assez douce et avait roulé jusqu'au fond du
précipice en déposant sur Therbe à chaque tour un des mem-
bres de cette famille.
Mme de Rancher, qui avait fait un voyage en Suisse deux ou
trois ans avant, me raconta que sur une des plus hautes mon-
tagnes (dont j'ai oubhé le nom) et au bord d'un précipice,
ses domestiques lui firent remarquer un charmant petit chien
anglais king's-Charles, seul, eiïaré et cherchant à descendre
dans cet abîme... On regarde de tout côté. Personne. On se
penche sur le précipice et dans sa profondeur on distingue
une lourde voiture, des chevaux renversés et immobiles. On
cria, pas un son ne répondit à l'appel... Après des efforts inu-
tiles les voyageurs continuèrent leur route et arrivèrent à un
hameau où ils dirent ce quïls avaient vu. Les montagnards
connaissaient le sentier et ils se rendirent sur le lieu du
sinistre : voyageurs, postillons, chevaux, tous étaient morts I
C'était une famille anglaise. Cette histoire me glaçait le cœur.
Je ne cessais de questionner. Mme de Rancher me répondit avec
un sang-froid étonnant. Elle ne savait pas le nom de ces
infortunés voyageurs. Les autorités du canton constatèrent
sans doute cette affreuse catastrophe. Et le pauvre petit king's-
DE LA BARONNE DU MONTET 30i
Charles? Je ne puis vous en donner des nouvelles, j'ignore ce
qu'il est devenu, je ne crois pas que Mme de Rancher ait voulu
s'en charger. Cette histoire me poursuivit longtemps comme
un cauchemar dont je ne pouvais me réveiller; je faisais cette
supposition. . . le petit kingVCAfl/7« avait été jeté hors de la voi-
ture au moment du danger par sa pauvre maîtresse. Cette
malheureuse famille voyageait sans doute pour son plaisir...
J'ai eu trois déceptions en Suisse. La chute du Rhin n'a pas
du tout répondu à mon attente; ce serait une superbe cascade
de jardin anglais, si on ne la voyait que pendant une heure; je
l'ai vue au lever et au coucher du soleil, même au clair de
lune, tant j'avais envie de la voir sublime — j'ai fini par la
trouver belle; — mais la crème^ le beurre et le fromage sont
restés d'une extrême médiocrité pendant tout le voyage. J'avais
rêvé crème et beurre idylliques.
C'est une chose délicieuse que de voyager avec M. du Montet.
Il est prudent, instruit, et sait d'avance tout ce qu'il y a de
remarquable dans les villes que nous visitons; nous ne per-
dons pas un instant, il est plus instruit que les cicérones qui
nous accompagnent; il enchante les bibliothécaires et séduit
tous les gardiens d'arsenaux et de musées, qui ne veulent plus
le laisser sortir et se font une joie de lui montrer les pièces
les plus curieuses de leurs collections; sa figure si noble, ses
manières si distinguées, sa bienveillante politesse lui font des
amis partout : « Ma pauvre Alex » , me dit-il quelquefois après
avoir discuté longtemps sur un point historique, ou examiné
avec une attention et une satisfaction que je serais tentée de
trouver ti'op prolongée des armures rares et anciennes et des
manuscrits inédits...
Notre voyage en Suisse m'eût enchantée sans les inquiétudes
qui sont venues m'y assaillir. Mon bien-aimé Joseph y a été
presque continuellement souffrant ou malade; à Genève, Lau-
sanne, Fribourg, Berne, Lucerne, j'ai vu la Suisse avec
d'inexprimables angoisses et souvent avec des larmes...
j'avais hâte d'arriver pour échapper à une anxiétude; empres-
sement de partir pour un but plus rapproché I .. . à Lucerne
surtout ses souffrances ont pris un caractère si grave que je
302 SOUVENIRS
l'ai forcée aidée par le comte Pictet et son aimable femme, à
renoncer à prolonger notre voyage en Suisse.
ALBUM DE VOYAGE
f emey, 1837.
J'étais enchantée d'aller à Ferney... Je hais Voltaire; mais,
vous le savez, je suis curieuse ! . . . Nous y arrivâmes par le plus
beau temps du monde; ce fut une très agréable promenade.
Le château ne répondit pas du tout à mon attente : le salon de
Voltaire était bien petit, irrégulier et triste; sa chambre éga-
lement mesquine... je ne sais comment il pouvait avoir assez
d'espace pour y trépigner ses colères. Un vieux serviteur
encore droit et ferme^ qui nous dit être le fils du jardinier de
Voltaire et âgé de quinze ans à l'époque de sa mort, nous
montra toutes les curiosités du château; elles se bornent à très
peu de chose : un vieux fauteuil en cuir, un vieux bonnet
qui ressemble tout à fait à un bonnet grec de nos jours; un
très petit encrier d'argent; un cachet à ses armes, dont le
vieux serviteur donne des empreintes. Voilà les principaux
objets qui ont été à son usage. Un portrait de l'impératrice
Catherine et quelques autres sont encore dans sa chambre; je
n'y ai pas vu celui du marquis de Villevielle, qui y a été long-
temps. L'église que Voltaire a bâtie et dont il parle si souvent
dans ses lettres n'est qu'une chapelle très simple, à la porte
de la cour; elle est petite et était abandonnée et remplie de
fagots, lorsque nous la vtmes. Le vieux serviteur qui montre
aux étrangers l'appartement de Voltaire (le rez-de-chaussée du
château)^ ce qui rend sa place de concierge très lucrative, est
naturellement un peu fanatique de la gloire de son maître; mais
cela ne l'a pas empêché, nous a-t-il dit avec une simplicité qui
me fait croire à la vérité de son récit, d'avoir brûlé un énorme
cahier de son écriture faisant partie de son héritage, parce
que ce manuscrit était rempli d'impiétés abominables; on lui
en avait offert beaucoup d'argent, mais il l'avait brûlé. Ce
DE LA BARONNE DU MONTET 303
brave homme est protestant^ calviniste ou luthérien, je ne sais
plus au juste.
Un gros livre où les visiteurs écrivent leurs noms me fit
regretter que Voltaire ne pût y jeter les yeux; ce serait une
honne punition. Il y a tant de bêtises emphatiques et de si
mauvais vers! Mais l'orgueil du poète était tel que peut-être
il eût humé encore avec plaisir ce détestable encens. Le jardin
était mal dessiné, mais la vue de la terrasse admirable; le
jour où nous y fûmes, le mont Blanc resplendissait des der-
niers rayons du soleil couchant.
Genève, 1837.
Nous avions fait une jolie promenade à Genève par une
belle matinée; c'était au mois de juillet. M. du Montet, qui avait
une visite à faire au banquier sur lequel il avait des lettres de
crédit, m'engagea à entrer chez une marchande de modes, dans
la belle rue de la ville, pour y faire faire rapidement quelques
réparations à mon chapeau de voyage. J'entrai donc et je
m'amusai de la conversation, au reste très polie, des dames
très curieuses du magasin. M. du Montet, en venant me cher-
cher, me dit qu'il avait trouvé chez le banquier plusieurs
lettres tant pour moi que pour lui; il y en avait une entre
autres de M. Hennequin, le célèbre avocat et membre du con-
seil de tutelle de M. le comte de Chambord. Il nous appre-
nait que M. de Walsh Serrant s'était très maladroitement laissé
prendre à Strasbourg les papiers et lettres dont il était chargé
pour Mme la duchesse de Berry; que la lettre que j'écrivais
à Madame en lui envoyant un billet de l'écriture de Mme la
duchesse de Calabre (née archiduchesse Clémentine d'Au-
triche), sa mère, qu'elle avait désiré, était du nombre des
papiers arrêtés et confisqués; M. Hennequin m'ofi'rait, en plai-
santant sans doute, d'être mon défenseur si on arrivait à atta-
quer les correspondances saisies. Ma lettre était d'une simpli-
cité et d'une innocence complètes; mais il y eut, je crois, des
lettres compromettantes pour quelques personnes (1), car on
(i) Cette saisie donna lieu à un procès polilique, et le billet en question,
qui avait quarante ans de date, ne fut jamais rendu!
304 SOUVENIRS
fit grand bruit de cette arrestation de M. de Walsh, de sa niai-
serie aussi, il faut l'avouer. Moi, je riais en lisant la lettre de
M. Ilennequin, et mon mari s'impatientait que je prisse la
chose en plaisanterie; il avait l'horreur des tracasseries et des
intrigues quelconques. Je riais toujours et je lui disais : « Mais,
Joseph, un tout petit procès politique dont la pièce de con-
viction est un billet écrit par une princesse morte il y a plus
de quarante ans me charmerait, et d'ailleurs n'ai-je pas pour
me justifier une lettre de Louis-Philîppe lui-même, écrite à
son ami M. de Guilhermy (1) et datée de Palerme, pendant
son bannissement de France? >
LE PRINCE DE MONTMORENCT
Bade, 1837.
Nous avons pour voisin le prince de Montmorency-
Robecque (2), que l'on appelle aussi prince de Tancarville; il
a une véritable fureur pour le jeu; il joue comme un fou, sans
calcul, perd énormément; il se compare à Faust dominé par
Méphistophélès. A la roulette il couvre presque tous les
numéros d'or, et par conséquent perd toujours, même en
gagnant. En vérité c'est une folie, une monomanie; on fait
foule pour le voir jouer. Mme la grande-duchesse Stéphanie
n'a pu résister à se donner cet étrange spectacle. Le prince est
très dévot, entend la messe tous les jours, se confesse souvent,
gémit de sa passion, ne peut la vaincre. Le bon abbé Scheib-
weiler, excellent ecclésiastique, et le seul, je croîs, qui parle le
français à Bade, va le tirer par les pans de son habit lorsqu'il
est à la roulette, en lui disant : « C'est assez, prince, c'est
assez. » Le bon abbé nous arriva un jour consterné : il n'avait
pu réussir à arracher le prince de la table des jeux, et sur
quelques paroles qu'il lui avait entendu prononcer, paroles de
désespoir de joueur, il s'était persuadé qu'il allait se vouer au
(i) Voir sur M. de Guilhermy et ses relations avec lo duc d*0rléan8
les Papiers d'un émigré, 4886 (Paris, PIod). Éd.)
(2) Branche delà maison de Montmorency établie dans les Pays-Bas. (Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 305
diable ! Mais on ne se voue pas au diable quand on se confesse
et communie presque toutes les semaines. La chambre du
prince de Robecque touche la mienne; je l'entends gémir, et se
jeter à genoux parterre, lorsqu'il rentre chez lui; il est fort
lourd et son désespoir ébranle mon parquet.
Je n'ai pu m'empècher de lui faire un petit sermon hier
lorsqu'il est venu nous voir. 11 est impossible de mieux prendre
un reproche, fait, à la vérité, avec tact et convenance; il en a
été touché et non offensé. Il nous raconta un rêve où il vit sa
femme, qu'il a tant aimée, lui reprocher en souriant d'avoir
manqué à la parole qu'il lui avait donnée à son lit de mort de
ne plus jouer. Il joua le lendemain de ce rêve et gagna. Je lui
disais : t Mais, prince, fuyez les occasions^ ne venez ni à Bade
ni à Ems, n'allez pas où l'on joue... — Je n'y gagnerais
rien, me répondit-il, car alors je jouerais à Paris. » On trouve
toujours des maisons à Paris où l'on joue; c'est une folie incu-
rable.
LE PRINCE LOUIS NAPOLÉON
Bade, 1837.
Le prince Louis_Bonaparte est ici. Il joue, lui, à la couronne
impériale. 11 est entouré de jeunes intrigants écervelés, parmi
lesquels notre ami, le jeune Richard de Querelles^ se distingue
par un enthousiasme romanesque. Ces jeunes fous ont ima-
giné de donner une fête à leur héros et futur empereur dans
les ruines du vieux château de Bade, et après force toasts,
chants et discours, ils ont illuminé les contours des ruines,
sans en avoir prévenu l'autorité; cette étrange illumination,
sortant du milieu de la forêt, a excité un étonnement général;
elle n'a pas eu d'autre effet, car les pans de murailles séparés,
irréguliers, sans harmonie, n'ont présenté rien d'agréable ni
d'imposant.
Ils avaient invité M. Berryer, qui a refusé. Richard de Que-
relles a juré fidélité à son empereur, en mettant son genou en
terre au milieu d'une sombre et épaisse forêt. Roman! romani
20
30G SOUVENIRS
I
Le prince Louis se promène toute la journée, les mains der-
rière le dos; il singe Napoléon. Ni sa figure ni sa tournure
! n'ont rien de distingué; il est recherché dans la société, il va
" souvent chez la princesse de Béthune. On Tappelle Monsei-
gneur. Mlle de Béthune l'épouserait, je crois, volontiers, ou
toute autre Altesse; il en fourmille ici^ et de bien pauvres!...
Le prince Louis Bonaparte s'est lié intimement avec M. Coul-
mann, le député républicain de Strasbourg, et se promène
constamment avec M. et Mme Coulmann.
M. BBRRYER, LB VAUDEVILLE^ MADAME SONTAG
Bade. 1837.
J'ai toujours passionnément désiré entendre parler M. Ber-
ryer à la Chambre : je n'ai pu y parvenir; mais je l'ai entendu
chanter... chanter dans une petite pièce représentée chez
lady Pigott, en présence de Mme la grande-duchesse Stéphanie
et de l'élite de la société alors à Bade en 1837,
Ce n'était assurément pas la même chose, mais ce fut fort
amusant. M. Berryer faisait un rôle de père. Mme Rossi
(Sontag) (1) était sa fille; le jeune Adrien de Mun, l'amoureux
obligé^ et le comte Rossi, je ne me rappelle plus quoi, proba-
blement un rival. Mme Rossi ne voulait pas chanter, ne devait
pas chanter; M. Berryer chantait, lui, d'une voix ronde, gaie
et juste, quelques couplets de vaudeville. Sa fille le sollicitait
d'accorder son consentement à son mariage; il s'y refusait
comme tous les pères de comédie... Tout à coup, dans le
moment le plus pathétique de son refus, il tira un cahier de
musique roulé sous sa robe de chambre, et le présentant à
Mme Rossi, il lui dit du même ton que celui de son rôle :
€ Non!... non!... mais, si cependant vous chantiez ces varia-
tions qui me charment toujours, je ne sais pas ce que
je ferais!... — Mais ce n'est pas cela, disait Mme Rossi,
(1) Henrielte Soniag, la célèbre cantatrice (née à Coblentz le 13 mai 1S03,
morte êi Mexico le 17 juin 1854), avait épousé en 1829 le comte Rossi,
secrétaire de la légation de Sardaigne à Berlin. (Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 807
qui croyait qu'il se trompait. — Oui!... oui!... reprenait
M. Berryer, je sais bien ce que je dis. > En même temps Tac-
compagnement d'un piano se fit entendre^ l'élégant public
applaudit. Mme la grande-duchesse témoigna haut sa vive
satisfaction, et l'admirable cantatrice comprit qu'elle ne pou-
vait refuser. Elle chanta délicieusement. Jamais je n'ai entendu
une voix plus fraîche, plus gracieuse, une méthode plus par-
faite, des notes plus perlées, une plus ravissante voix de
femme. < Quel effet vous a fait Tair de la comtesse Rossi? me
dit quelqu'un. — L'effet d'un rossignol chantant divinement
sur un rosier blanc, et faisant tomber sur les fleurs une pluie
de gouttes de la plus fraîche et brillante rosée t >
SOIREES CHEZ MADAME LA MARQUISE DE LAAGE
LA REINE MARIE-ANTOINETTE
Bade, septembre 1837.
Les promenades sont délicieuses : nous passons nos mati-
nées dans les bois et nos soirées chez la marquise de Laage.
La foule et l'isolement ont des charmes à Bade. Mme de Laage
est une femme vieille d'autrefois dont la conversation est tou-
jours intéressante et toujours vraie. Elle a été dame d'honneur
de Mme la princesse de Lamballe : ses souvenirs ont un indi-
cible intérêt. La marquise a vécu dans cette société morte,
dont plusieurs générations sont tombées dans le sang. Hier
elle nous parlait de Marie-Antoinette, la plus charmante et la
plus malheureuse des reines, et pendant qu'elle nous parlait
je tenais à la main une rose artificielle bien fanée, une rose
que Marie-Antoinette avait donnée à la princesse de Lamballe,
et qu'elle portait habituellement; cette fleur, si simple en
apparence, et qui est si loin de la perfection des fleurs artifi-
cielles que Ton fait maintenant, contient intérieurement un
petit portrait en miniature de la reine, qui ne se voit que
lorsqu'on pousse un ressort imperceptible contenu dans la
tige. Cette rose a été pendant plusieurs années portée sur ce
sein qui devait être meurtri, ensanglanté, déchiré, et sur ce
308 SOUVENIRS
cœur dévoué à Tamitié, et qui devait en faire une martyre,
ce cœur qui devait être arraché, dévoré par des cannibales!
Là aussi, sur cette table de Mme de Laage, se trouvait une
garniture de roses brodées sur du satin noir, que la marquise
se rappelle avoir vu porter à la reine; elle m'en a offert un
morceau^ un des devants du jupon, qui donne la mesure de la
taille de la reine. Au milieu de ces souvenirs^ les uns si tou-
chants, les autres si brillants de fêtes, de royauté^ de jeunesse^
d'adulation, hélas! nous voyons dans notre pensée la fin ter-
rible!...
Je voudrais que toutes les fiancées des princes français
(pauvres princesses !) fussent condamnées à tenir à la main
la rose de la princesse de Lambalie, et à porter en ceinture le
ruban de la reine, pendant les premières harangues de leurs
fidèles sujetSy leurs sanguinaires ou simplement cruels déla-
teurs.
Un jour, à Trianon, par une chaude après-dtner d'été, la
jeune et belle reine se faisait lire THistoire d'Angleterre de
Hume; Mme de Laage avait accompagné la princesse de Lam-
balle; c'était elle qui lisait. Marie- Antoinette interrompit avec
une vive et touchante expression lorsqu'elle lut le passage où
il est dit que la femme de Charles I" le quitta pour venir se
réfugier en France... c Jamais, jamais, s'écria-t-elle, je n'aurais
abandonné le Roi ! >
La duchesse de Luxembourg s'extasiait devant la reine sur
des bienfaits qu'elle venait de répandre à l'occasion de ses
premières couches. Marie-Antoinette l'écoutait tristement. « Il
n'y a de mérite à faire du bien que lorsqu'on s'impose des
sacrifices, et vous savez bien, madame de Luxembourg, que
c'est une sorte de jouissance que nous ne pouvons avoir! »
Que de délicatesse dans ces paroles !
La reine dînait tous les samedis chez son amie Mme la prin-
cesse de Lamballe; elle avait une répugnance marquée pour
tout ce qui était métal. Mme de Lamballe avait fait faire à
Sèvres des cuillers en porcelaine blanche pour la reine. Un
jour, en prenant son café^ elle en laissa tomber une qui se
brisa; Mme de Laage la ramassa, fit réunir les deux morceaux
DE LA BARONNE DU MONTET 309
par une bande d'or. Elle était là aussi devant nous, cette
cuiller si blanche.
Comme surintend&nte de la maison de la reine, la princesse
de Lamballe avait la distribution des aumônes de Marie-Antoi-
nette. Mme de Laage fut chargée un jour par elle de prendre
des informations sur une famille malheureuse de Nîmes.
€ Avant tout, dit la reine en lui remettant vingt-cinq louis, il
faut vivre; n'attendez pas les informations pour envoyer ce
premier secours. >
La reine avait une habitude, qui hélas ! pourrait paraître un
bien triste pressentiment. Elle passait souvent ses doigts entre
son cou, si beau, si délié, et ses colliers; il semblait, à la voir,
qu'elle y éprouvait une gène; effectivement, elle haî'ssait les
diamant^; elle n'en portait qiïè lorsqu'elle y était forcée. Elle
^ s'amusait à en parer les dames de sa connaissance intime, le
jour de leurs présentations, ou celles de leurs filles et belles-
filles.
On a tiré parti de ce geste habituel de la reine pour abuser
de la crédulité du cardinal de Rohan, en lui faisant croire que
c'était un geste d'intelligence entre elle et lui pour s'entendre
dans la hideuse affaire du collier. La reine vit par hasard ce
fameux collier chez la princesse de Lamballe; elle ne le toucha
pas, et dit avec dégoût : « Il est bien lourd »...
Comment la reine aurait-elle pu ambitionner un collier de
diamants, elle qui en avait de si incomparables f Pouvait-il y
avoir quelque chose en ce genre qui fît envie à la reine de
France? Mais si, pour satisfaire à cette fantaisie, qu'elle n'a
jamais eue, elle eût eu besoin d'argent, tous les fermiers
généraux eussent ambitionné, comme une faveur inouïe, le
bonheur de lui en fournir; ils l'eussent tenu à grand honneur.
La reine! Ce nom était magique alors )
Mme de Laage se rappelait qu'un jour la reine quitta de
bonne heure Mme la princesse de Lamballe, chez laquelle elle
avait dtné, pour aller assister à la toilette de présentation de
Mme de Ligniville, qui devait se faire dans son cabinet. Elle
voulut la parer de ses diamants; c'était la reine qui avait
marié M. de Ligniville avec Mlle X. .., riche héritière. Les prin-
310 SOUVENIRS
cesses prêtaient autrefois leurs diamaDts aux jeunes femmes
qu'elles protégeaient pour leur présentation à la cour ou
pour des fêtes extraordinaires. Mme de Laage perdit à un bal
de rhôtel de ville deux beaux diamants du collier de Mme Eli-
sabeth, qui en avait de superbes. La reine s'aperçut du trouble
et delà désolation de Mme de Laage, et chercha à la consoler.
Les deux diamants se retrouvèrent le lendemain.
Mme la princesse de Lamballe n'était pas régulièrement
belle; elle avait une physionomie charmante, un très beau
cou, un beau tour de visage, mais de vilaines mains. Elle était
sujette à une maladie nerveuse^ sorte de catalepsie. Les pré-
tendus mémoires de la princesse de Lamballe ont été écrits,
nous disait ce soir la marquise^ par une personne qui n'a
jamais approché cette princesse.
LE PRINCE ET LA PRINCESSE DE LAMBALLE
Bade, 1837.
J'écoute toujours avec avidité des récits vrais, car c'est une
chose inappréciable d'entendre aujourd'hui des détails vraû
sur des personnes ou des choses intéressantes. Rappelez-vous
que Mme de Laage était une des dames d'honneur de Mme la
princesse de Lamballe, et nièce de Mme de Guébriant, la pre-
mière de ses dames, et celle qui fut envoyée au-devant d'elle
à l'époque de son mariage. L'entrevue de la princesse avec
son mari eut lieu dans un château en Bourgogne, près de
Château-Vilain. Le prince assista incognito à son souper. Elle
le reconnut d'abord et l'indiqua à Mme de Guébriant, qui lui
demanda comment elle le reconnaissait. « Parce qu'il est roux
et laid », répondit-elle. La jeune princesse n'avait pas quinze
ans; elle fut veuve à quinze ans et demi, n'ayant été mariée
que sept mois. Le prince la fit venir à son lit de mort^ pour
lui demander pardon. Elle se mit à genoux^ près de son lit :
il voulut lui faire la confession de ses fautes; elles n'étaient
pas de nature à être entendues par une jeune princesse;
Mme de Guébriant fut effrayée de son début, elle l'interrompit
DE LA BARONNE DU MONTET 311
et fit sortir la princesse en l'assurant que Madame sa femme
lui pardonnait, mais qu'elle ne pouvait lui laisser entendre
plus longtemps des choses dont son innocence ne pouvait se
faire une idée.
Les propos du prince de Lamballe avaient toujours été,
comme sa conduite, d'une effroyable licence. Je suis bien heu-
reuse d'être délivrée de cet horrible homme! disait la jeune prin-
cesse à ses dames. Elle préféra passer les premières années de
son veuvage dans un couvent que de retourner en Sardaigne. (
L'étiquette de la cour ne permettait pas à une jeune princesse \
non mariée ou veuve d'avoir sa maison et de vivre dans le
monde avant vingt-cinq ans. La jeune princesse de Lamballe
se retira au couvent des dames de la rue Saint- Antoine. Elle
avait un très bel appartement dans cette maison; elle sortait
pour les bals et cérémonies de la cour. Il avait été question
de son mariage avec Louis XV après la mort de la reine Marie
Lesczynska.
La princesse de Lamballe était à Vernon, chez M. le duc de
Penthièvre, son beau-père, lorsqu'elle reçut mystérieusement
un billet de la reine^ qui lui annonçait le départ du roi pour
Varennes. Elle partit aussitôt pour l'Angleterre. Mais, ayant
appris l'arrestation de la famille royale, elle se rembarqua
immédiatement, alla d'abord à Aix-la-Chapelle, et revint à
Paris partager les dangers de la reine, à laquelle elle avait
voué une amitié si courageuse et si tendre. Elle ne se faisait
aucune illusion, elle savait qu'elle exposait sa vie. Elle avait
fait son testament et envoyé ses diamants en Sardaigne avant
de rejoindre la reine.
Mme de Ginestous, une de ses dames, a perdu la raison
par suite des scènes affreuses dont elle a été témoin dans
les horribles journées. Elle avait marché sur une foule de
cadavres et dans des flots de sang; ses vêtements en étaient
teints; elle avait vu les affreux massacres, entendu les voci-
férations atroces; son imagination délicate n'a pu sou-
tenir de telles émotions; elle a recouvré la raison quelques
années après^ mais l'a reperdue lors de l'arrestation du duc
d'Angoulôme dans le Midi. Sa folie consiste à croire toujours
312 SOUVENIRS
M. le duc d'Angoulême caché chez elle, et en danger d'être
découvert (1).
LA PRISE DE LA BASTILLK
Pendant la prise de la Bastille, le maréchal de Broglie fai-
sait sa sieste. Mme la maréchale ne voulut pas qu'on réveillât;
le comte d'Artois força violemment la porte.
PORTRAITS DE LA REINE ET DE MADAME LA PRINCESSE
DE LAMBALLE
Je demandai à Mme la marquise de Laage de nous faire le
portrait de la reine et celui de Mme la princesse de Lamballe.
Les voici, tels qu'elle a bien voulu me les dicter. Elle voyait
très souvent la reine, Mme de Lamballe ayant obtenu la faveur
qu'elle pût l'accompagner presque toujours.
« La reine était admirablement belle; elle avait les cheveux
d'un châtain clair, le teint éblouissant de blancheur, la main
incomparable, le pied charmant, le cou superbe... Elle Uvait
un geste d'habitude qui était de passer fréquemment sa main
entre son collier et son cou, comme si quelque chose l'eût
gênée... Marie- Antoinette avait une démarche de reine, une
indicible grâce et dignité dans ses moindres actions; un port
de tête majestueux et charmant. Au moment de la Révolution
elle commençait à prendre un peu trop d'embonpoint, de
ventre surtout, depuis ses dernières couches.
< Mme la princesse de Lamballe était de taille moyenne,
mais charmante, le cou admirablement placé, les cheveux
blonds et superbes, les yeux petits, point du tout de sourcils;
le nez tombant en bec de corbin; le teint, quelquefois jaune le
matin, paraissait toujours éclatant de blancheur i9l la lumière.
(1) Mme de Ginestous habite le Vigan, petite ville près de Montpellier.
Elle est née Solcsina, d'une noble famille génoise.
DE LA BARONNE DU MONTET 343
Elle avait surtout un grand éclat avec du rouge. La princesse
de Lamballe avait un vilain pied, et la main très mal aussi, les
doigts gros, charnus; elle avait un très beau tour de visage et
une physionomie délicieuse; en tout, sans être belle, la prin-
cesse de Lamballe faisait l'effet de l'être (i). >
Mme de Laage avait accompagné Mme la princesse de
Lamballe à son premier voyage en Angleterre, lors de la fuite
du roi à Varennes; elles abordèrent à Douvres, n'y restèrent
que vingt-quatre heures, se réembarquèrent pour Ostende, ne
virent personne de la famille royale d'Angleterre. C'est à Aix-
la-Chapelle que Mme de Laage apprit la maladie de Mme d'Am-
blimont sa mère et quitta la princesse de Lamballe pour aller
la soigner au péril de sa vie. Elle revit pour la dernière fois
l'infortunée princesse à Paris. Le récit de cette entrevue est
saisissant. Mme de Laage était couchée dans un misérable
logement d une maison, au Marais. Mme de Lamballe y arriva
un soir en fiacre, dans un déguisement qui la rendait mécon-
naissable. L'une et l'autre couraient les plus grands dangers.
La princesse se dévouait pour la reine, Mme de Laage pour
sa mère...
léPISODE DE 1791
Je viens d'entendre ce soir un récit plus circonstancié du
premier départ de Mme la princesse de Lamballe; je le rends
ici presque mot à mot.
La reine dit à Mme de Lamballe : t Allez chez votre beau-
père, à Aumale, car je ne pourrai vous voir d'ici à deux ou
trois jours : j'ai beaucoup de papiers à brûler, etc. » Mme de
Lamballe répondit qu' Aumale était trop loin; mais qu'elle irait
dans sa maison de Passy; la reine ajouta : « Prenez Mme de
Ginestous, Mme de Laage, etc. > La princesse partit le lende-
main; ses dames la rejoignirent le soir à Passy; elles veillèrent
(1) La marquise de Laage vient de donner au roi de Sardaîgne un très
beau portrait de cette princesse. Elle avait quarante-trois ans lorsqu'elle
fut massacrée.
314 SOUVENIRS
tard et grand fut Tétonnement de Mme de Laage d'entendre le
lendemain matin, dès quatre heures, frapper doucement à sa
porte. Elle allait appeler sa femme de chambre lorsqu'elle
reconnut la voix de la princesse de Lamballe qui lui disait de
ne pas faire de bruit, et de lui ouvrir vite et doucement sa
porte. Mme de Laage se précipita à bas de son lit. La prin-
cesse lui dit vivement : « Le roi est parti. » En môme temps
elle lui lut un billet de la reine conçu à peu près en ces termes :
« J'ai dû garder, même vis-à-vis de vous, un secret qui n'était
pas le mien seul; partez vite pour l'Angleterre; embarquez-vous
à Boulogne. » La princesse n'était pas sûre de ses gens; elle se
méfiait particulièrement d'un de ses valets de chambre qui lui
avait été donné par M. le duc d'Orléans. 11 fut convenu en
toute hâte que Mme la princesse de Lamballe et ses dames par-
tiraient sous prétexte d'une promenade, sans aucun paquet,
en robe ou plutôt pierrots de mousseline, en bonnets, car
alors on ne portait pas de chapeaux. La princesse eut l'air
d'improviser cette promenade; elle fit venir son maître d'hôtel,
et lui commanda un dîner de douze couverts pour le soir
même. Elle partit dans un beau carrosse doré, sans aucun effet.
MM. de Laage et de Ginestous montaient alternativement sur
le siège. A la première ou seconde poste Mme de Lamballe fit
dételer ses chevaux et dit au maître de poste : « Monsieur, je
viens d'apprendre que M. le duc de Penthièvre vient d'être
frappé d'apoplexie; pourriez-vous me donner un postillon
bien sûr, car je suis très pressée d'aller lui rendre des soins? »
Le maître de poste avait la main appuyée sur la portière; il
regarda la princesse d un air pénétré : t Madame, lui répon-
dit-il, soyez tranquille, car c'est moi et mon fils qui vous con-
duirons. >
La princesse et ses dames arrivèrent mourantes de faim;
pendant le dîner, on prépara le départ. Mme la duchesse
d'Orléans apportait, pendant ce rapide repas, des mouchoirs,
des bas, des chemises, qu'elle mettait dans les sacs, dans les
poches de ces dames, car elles n'avaient absolument rien.
Le duc de Penthièvre donna de l'argent : la crainte d'éveiller
des soupçons avait empêché la princesse d'en demander à son
DE LA BARONNE DU MONTET 315
intendant. Enfin, on arriva à Boulogne; on prit à la hâte un
bâtiment sur lequel on venait de mettre l'embargo. Le capi-
taine voulait retourner à l'instant : M. de Laage, officier de
marine distingué, s'empara du gouvernail^ lui montra ses
pistolets, et ordonna de continuer la marche. L'équipage
n'était que de six hommes. La suite de la princesse se compo-
sait du marquis de Laage, de M. de Ginestous, d'un nègre très
fidèle, et de trois autres serviteurs dévoués. Le vaisseau aborda
à Douvres; c'est là que la princesse apprit l'arrestation du
roi : elle ne resta à Douvres que vingt-quatre heures, s'em-
barquapour Ostende sur le même bâtiment qui l'avait amenée,
et de là se rendit à Bruxelles. Elle y passa six semaines dans
des angoisses continuelles sur le sort de la famille royale; elle
se rendit ensuite à Aix-la-Chapelle d'où elle partit pour aller
rejoindre la reine. Sublime dévouement qui fut suivi de la
mort la plus affreuse !
Je me suis étendue sur ce récit parce qu'il est exact en tous
points. Mme de Laage nous l'a fait hier soir, en nous parlant
avec chagrin des faussetés en tout genre contenues dans les
mémoires qui paraissent aujourd'hui, et particulièrement dans
ceux intitulés Mémoires de Mme de Lamballe. Ils sont aussi faux
et absurdes et plus dénués de bon ton que presque tous les
autres (1).
Le roi de Sardaigne avait invité la princesse de Lamballe à
venir à Turin; si elle eût suivi ce désir^ elle eût été empêchée
de pouvoir rejoindre la reine.
Il y a, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg^ par le comte
de Maistre, un chapitre effrayant sur la nécessité des victimes^
sur la nécessité que le sang innocent coule dans les grandes
expiations. Ce chapitre fait peur. La justice divine y paraît
terrible, impénétrable, implacable... depuis le juste Abel jus-
qu'à Mme Elisabeth. Dans l'ancienne Loi comme dans la nou-
(1) Une sœur de la priacesse de Lamballe avait épousé le prince de
Lobkovicz, grand seigneur de Bohème. Cette princesse vivait à Vienne,
très retirée du monde, mais dans la dignité de son haut rang. Elle était
grand' tante de la princesse de Carignan, qui a épousé Tarchiduc ré-
gnant.
316 SOUVENIRS
velle, du sang innocent, toujours du sang pur en holocauste
pour l'expiation des crimes des méchants !
Le roi de Sardaigne fit un décret qui expulsait tous les émi-
grés de ses États. Mme la comtesse de Provence, sa sœur, se
présenta à lui le lendemain en habit de voyage. « Où allez-
vous donc? lui dit le roi étonné. — Sire, vous renvoyez les
émigrés de vos États, je ne dois pas oublier que je suis Fran-
çaise et émigrée >, et elle partit.
LA DUCHESSE d'oRLÉANS, VÉZ PRINCESSE DE CONTI
Encore une fois je n'écris pas avec méthode; cela m'est
impossible^ J'écoute ou je regarde; puis mes souvenirs tom-
bent, comme ils se présentent sur rties petites feuilles déta-
chées. La duchesse d'Orléans, mère de Philippe-Égalité, née
princesse de Gonti, était la plus extravagante princesse qu'on
pût imaginer. Elle avait la conduite la plus scandaleuse. M. de
Melfort avait été son premier amant. Il avait parié vingt-cinq
louis, un jour avec elle, qu'elle aurait un amant avant six
semaines; elle lui paya effrontément ce pari en jetant, avant
le terme fixé, cet argent sur le billard où M. le duc d'Orléans
jouait avec M. de Melfort. Le vieux marquis de Polignac,
d'une autre famille ou branche que celle favorisée depuis à la
cour, a été aussi un des amants de cette princesse. Sa longue
discrétion fut vaincue un soir à Edimbourg, pendant l'émigra-
tion, par le comte d'Artois, le comte de Vaudreuil, le chevalier
de Puységur, et Mmes de ***, de Tune desquelles je tiens ce
récit. Il consentit à montrer quelques lettres très spirituelles
et le portrait de cette folle, mais très jolie princesse, peinte
en récollet... N'en voulez pas trop à M. de Polignac de cette
indiscrétion : il y avait quarante à cinquante ans qu'elle était
mortel... Mme la princesse de Conti, sa mère, née d'Orléans,
disputant un jour avec M. le prince de Gonti, son mari,
s'écria dans sa colère : < Enfin, Monsieur, il en sera ce que
vous voudrez; mais toujours est-il que je puis faire des
princes sans vous, et que vous, vous ne pouvez faire que
DE LA BARONNE DU MONTET 317
des bâtards sans moi. > Mme la duchesse d'Orléans, mère
de rÉgalité, était excessivement maligne : elle légua, en mou-
rant, à chacune de ses dames d'honneur un meuble fermé
dont elle leur remit la clef cachetée, avant sa mort, avec des
paroles d'adieux. Lorsqu'elles ouvrirent les secrétaires et cas-
settes, elles n'y trouvèrent que des couplets d'une malice
noire et d'une licence révoltante...
A propos de ce marquis de Polignac dont on nous parlait
tout à l'heure, je vais m'amuser à répéter ici, comme type de
l'époque, quelques-unes de ses bizarreries. Il avait été très
beau, il était très spirituel et très ignorant. Il avait rendu ser-
vice à Londres à un jeune homme qui vint l'en remercier avec
effusion et le supplia de lui permettre de lui lire une pièce de
vers qu'il avait composée en son honneur : t Monzieur, Mon-
zieur^ ze suis pressé, d'ailleurs ze n'aime pas les vers, ze
vais faire ma toilette. — Mais, monsieur le marquis, dit le
poète sans se laisser déconcerter... pendant qu'on coiffera
monsieur le marquis... — Ah bien, à la bonne heure, mais ze
suis très pressé... Ze vous en avertis >. Le poète commença
par ces mots : « 0 toi, Polignac!... — Monzieur, monzieur,
s'écria le marquis, ze n'aime pas qu'on me tutoie, ze vous
trouve bien hardi!... — Mais, monsieur le marquis, les vers
autorisent; les poètes tutoient les dieux, Boileau tutoyait
Louis XIV. — Ze ne connais pas M. Boileau; mais assurément,
s'il tutoyait Louis XIV, c'était un faquin... »
11 lui prit envie de se remarier à Londres, pendant l'émi-
gration, à l'âge de soixante-dix-huit ans. Ses amis firent de
vains efforts pour l'en dissuader; il vint trouver Mme de Laage
pour l'aider dans ses emplettes de corbeille; il épousait une
pauvre demoiselle émigrée. « Par où commencerons-nous? lui
dit la marquise. — Ma chère amie, nous irons, s'il vous platt,
d'abord chez le marchand de bas, car ze crois qu'elle n'en a
pas. > Le comte d'Artois, en le rappelant à Edimbourg, fit
manquer ce mariage; mais quelques mois, après il s'amouracha
d'une autre jeune personne, et, pour cette fois, le mariage allait
se conclure lorsque le vieillard mourut.
818 SOUVENIRS
ÉPISODE DE i786
Les jeunes femmes de la cour faisaient presque toutes des
dettes autrefois : Mmes de G. et de L., dames de Mme la prin-
cesse de Lamballe, étaient dans ce cas. Elles dînaient un jour
ensemble et étaient au dessert lorsqu'on leur annonça la
visite de M. Le Normand, célèbre marchand d'étoffes à Paris;
il entra, vêtu d'un habit de velours noir, veste brochée
d'or, boucles d'argent à ses souliers. Grande révérence de son
côté; politesse inquiète de la part des jeunes femmes : elles
s'excusent de ne pouvoir le payer... c Mon mari est absent,
lui dit Mme de G. — Le mien vient de s'embarquer, lui dit
l'autre; et vous savez, Monsieur Le Normand, que des jeunes
femmes n'ont pas d'argent en l'absence de leurs maris. —
Aussi, mesdames, répond galamment le riche marchand, je
ne venais pas pour recevoir de l'argent, mais seulement pour
savoir si vous ne pouvez pas en donner, car j'établis un de
mes premiers commis, je lui cède une partie de mes fonds, je
garde les créances arriérées; ne voulant pas l'embarrasser dès
le début par des affaires compliquées, je les garderai sur mon
compte. — Oh f mettez- nous sur votre compte, monsieur Le Nor-
mand », s'écrièrent les deux jeunes femmes, ravies de ce bon
procédé. Et, après avoir réglé leurs mémoires avec lui, elles
lui témoignèrent leur inquiétude qu'il ne fût quelquefois vic-
time de sa grande facilité : « Je n'ai jamais rien perdu avec des
personnes de haut rang, leur répondit-il; il y a trois époques où
les grands seigneurs paient toujours les dettes de leurs femmes
et de leurs enfants : la naissance d'un fils, les mariages ou la
mort sont des époques où les créanciers sont toujours payés. »
I
MADAME HABER, LA JEUNE SOEUR DE MADAME DE ROTHSCHILD
-- - - DE FRANCFORT
Il n'y a rien d'extraordinaire à ce que la jolie Mme Haber,
juive, soit la sœur de Mme de Rothschild; mais qu'elle soit la
DE LA BARONNE DU MONTET 319
belle-sœur de M. de Fénelon, voilà ce qui m'étonne! C'est une
chose étrange que de lui entendre dire : « Ma sœur Rothschild,
ma sœur Fénelon ! > Je lai vue ici quelquefois dans une maison
distinguée; c'est une jolie juive, d'assez mauvaise compagnie,
maîtresse de lord William llussell, qui la suit partout, au
grand désespoir de la belle, noble et jalouse lady William. Je
ne sais pourquoi on la reçoit : elle a des manières très com-
munes, elle est bavarde; mais son mari est banquier! Com-
prenez-vous l'effet de ces paroles qui reviennent sans cesse
dans les racontars de Mme Haber : « Mon beau-frère Fénelon,
— ma sœur Rothschild. » — Elle pensait à se faire baptiser,
mais elle ne savait si elle se ferait catholique ou luthérienne;
son professeur devait la décider. Elle avait un professeur de
religions; remeo^quez bien que je mets religions au pluriel. 0
Fénelon!
EMS
Juia 1838.
Ems eût encore été pour moi un but de voyage intéressant
s'il n'eût pas eu celui, si vivement désiré, de nous réunir après
une séparation de quatorze ans à notre aimable et si cons-
tante amie, la comtesse Thérèse de Chotek; elle nous avait
écrit de Vienne pour nous y donner rendez-vous. Elle y vint
pour accompagner sa nièce, la jeune comtesse Euphémie de
Clary, dont la santé inquiétait sa famille. Délicieuse réu-
nion! Nos conversations n'ont aucune lacune; une correspon-
dance suivie, intime, nous met à môme de les continuer dans
les petits détails, comme si nous nous étions séparés la veille;
nous en faisions souvent la remarque.
Nous étions allés à Ems, ma mère, mon père, ma sœur et
moi, en 1794; hélas! seule je survis; je ne reconnais presque
pas TEms de mes souvenirs. Ces beaux hôtels n'existaient
pas, et, chose étrange, celui où nous logions est bâti précisé-
ment sur la place de la maison que nous avons habitée en
4794.
320 SOUVENIRS
LE PRINCE ET LA PRINCESSE DE SCHAUMBOURG-LIPPE
23 juillet 1838.
Nous nous trouvons près de la princesse régnante de Schaum-
bourg-Lippe à la promenade; elle me prie de lui nommer les
dames aveclesquellesje suis; je lui nomme Mme la comtesse de
Chotek et la vicomtesse de Léry, née Kellermann, fille du maré-
chal-duc de Valmy. La princesse ravie me prie de la présenter à
ces dames. Elles se lèvent naturellement et se font présenter à
elle; puis me présentent. Arrive le prince régnant de Scbaum-
bourg, la princesse Matbilde et la princesse Adélaïde, ses filles;
nouvelles présentations respectives et compliquées; nous fai-
sons spectacle, nous encombrons une allée. On se présente à
droite, à gaucbe. Le baron de Kersten me prie de le présenter
au prince de Scbaumbourg, et comme il y avait à peu près une
minute que nous Tétions l'un à l'autre, je ne pus retenir mon
sérieux : j'étouffe, j'éclate; M. du Montet est au désespoir de
me voir rire; Thérèse feint la crainte de la pluie pour éviter la
contagion. Le prince est très sourd, et cette circonstance a
ajouté au plaisant de ces présentations multipliées en plein
air, au milieu d'une foule qui s'arrête, écoute et regarde les
présenteurs, les présentés, les révérences, les quiproquos, les
imbroglios. La bonne princesse de Schaumbourg-Lippe a pris
une grande amitié pour la vieille vicomtesse de Léry. Elle croit
que le maréchal vit encore et se ménage une protection pour la
première invasion que les Français feront en Empire I Elle avait
vu le maréchal lors de la puissance de Napoléon, en Allemagne.
LA PRINCESSE DE SCHAUMBOURG-LIPPE
26 juillet 1838.
Nous avons été, cet après-dîner, faire notre visite à la prin-
cesse de Schaumbourg-Lippe; nous n'avons trouvé personne.
Par hasard dans l'antichambre, la jeune princesse Matbilde nous
a ouvert la porte du salon de sa mère, au grand désappointement
DE LA BARONNE DU MONTET 321
du prince et de la princesse, qui auraient voulu nous recevoir
plus solennellement. Ils nous ont fait le plus aimable accueil,
bonté, bienveillante simplicité; mais la naïveté de la princesse
est incroyable. Incroyable est le mot. Elle loue avec extase
l'empereur Napoléon, le duc d'Orléans, Louis-Philippe, me
demande si je suis carliste, et sur ma réponse, en souriant,
que je suis simplement légitimiste, elle s'écrie : < Ohl moi
aussi, je tiens beaucoup à la légitimité! > Elle confond tout.
Elle croit Mademoiselle ûUe de Mme laDauphine; nous n'avons
pu la faire revenir de cette erreur. Elle croit que le duc de
Bordeaux est imbécile! Nous parlons des Mémoires de Mar-
mont, qu'elle a lus, et nous dit qu'ils sont charmants et écrits
par Charlotte Sand. Elle croit que le maréchal Marmont est
envoyé à Vienne par Louis -Philippe. Nos étonnements!
Mme de Chotek et moi cherchons vainement à lui faire com-
prendre que George Sand (et non pas Charlotte) n'est pour
rien dans les Mémoires du maréchal.
Hier matin, cette bonne princesse m'a arrêtée à la prome-
nade pour me demander si je connaissais cette jolie Française,
qui, dit-elle, est ici avec son mari (M. Demidoff). Je lui ai ré-
pondu brièvement, craignant qu elle ne lui fît à elle-même
quelque innocent sanglant quiproquo, que Mme de Montault était
séparée de son mari et ne voyageait pas avec lui. Elle désire
passionnément connaître Jules Janin ; je cherche à l'en dis-
suader; je meurs de peur qu'elle ne lui dise d'étranges choses,
et que Jules Janin n'en fasse le type d'une des princesses de
son premier roman. Elle en parle avec enthousiasme. Elle me
demandait hier le titre de ses ouvrages, dont elle n'a jamais
lu une ligne; je lui ai nommé l'Ane mort et la Femme guillotinée.
« Il fait donc des tragédies? » s'est-elle écriée ravie. Je lui ai
répondu en riant : « Non, princesse, mais cet ouvrage est très
tragique. » De là je conclus qu'elle parlera à Jules Janin, la
première fois qu'elle le verra, de sa belle tragédie de l'Ane mort!
La jeune princesse Mathilde paraît très spirituelle. On dit que
le prince de Schaumbourg-Lippe est un homme de bien; il a
de plus un très beau talent pour la peinture. Heureux princes,
qui ont assez de loisirs pour s'occuper de peinture!
21
322 SOUVENIRS
LA VICOMTESSE DE LERT, NEE KELLERMANN
La vieille vicomtesse de Léry, qui a été, jadis, une des
dames d'honneur de la reine Hortense, reprend ses airs de
cour. Elle était hier au bal auprès de la princesse de Schaum-
bourg, en attitude de grande maîtresse. Elle avait imaginé de
se coiffer d'un turban à la mode de l'Empire, qui ferait époque
dans les annales des turbans si les turbans avaient des
annales; elle l'avait improvisé. C'est du reste une femme fort
polie. Elle est venue ici de Paris, avec ses chevaux, à petites
journées et comme en se promenant. Elle est accompagnée
par le baron de Kersten, conseiller de légation du très petit
prince de Schwarzbourg-Sondershausen. Le vicomte de Léry,
fils de la vicomtesse, arrive de Suède ; c'est un homme spiri-
tuel et conversationnable, infatigable voyageur.
Mme de Léry nous raconte un trait touchant de la reine
Uortense. Pendant la visite qu'elle fit à Arenenberg, la
duchesse de Saint-Leu, alors brouillée avec Mme Parquin,
née Cochelet, y mena néanmoins Mme de Léry : t Si je ne la
voyais plus du tout, lui dit-elle, personne ne voudrait la
voir! » Elle lui dit aussi, en lui parlant de son/ils Louis :
c Jamais il ne me donnera le moindre chagrin, je suis sûre de
lui. » La reine Hortense n'avait jamais été jolie, mais très
agréable de tournure et de manières. Elle avait une très
vilaine bouche.
La vicomtesse de Léry se plaint beaucoup des intrigues
des chanoinesses de Puget et de Mme Victorine de Chastenay,
qui avaient voulu épouser le vieux maréchal de Kellermann,
duc de Valmy, son père, presque mourant (i). Mme du Puget
était fille naturelle d'un prince du sang. M. du Montet l'avait
beaucoup vue à Luxembourg, au commencement de l'émi-
gration. Elle avait montré un grand enthousiasme pour son
brillant fait d'armes au combat d'Arlon. M. du Montet était
(1) Voir à ce siget les Mémoires de Mme de Chastenay, II, p. 172 (Pion,
1896.)
DE LA BARONNE DU MONTET 323
non seulement d'une valeur brillante, mais il avait en outre
une figure charmante et une tournure chevaleresque et très
distinguée. Il n'avait pas oublié les bontés de Mme du Puget;
il voulait aller la voir à Paris, en 1824. Elle sortait de son
hôtel lorsque M. du Montet vint à sa porte. Le portier la lui
montra à quelques pas en avant. Elle était devenue énorme
et tenait un petit chien en laisse, attaché à un long ruban
rose ou bleu. M. du Montet fut frappé du comique de ce chan-
gement, il ne l'aborda pas. Cela me fit rire.
MADAME DE MONTAULT
27 juiUet 1838,
Mme de Montault (fille du duc de la Rochefoucauld-Lian-
court) était hier sur son balcon ; Jules Janin assis par terre
à ses pieds; M. DemidofT couché tout de son long, aussi par
terre, sur ce balcon. Enfin ils sont partis; Mme de Montault a
scandalisé tout le monde ici; la mise négligée et inconve-
nante de M. Demidoff était un objet de blâme et d'étonne-
ment. Ils sont passés sous mes fenêtres ces jours-ci; M. Demi-
doff en large pantalon de toile grise, une veste courte ronde, une
espèce de gilet, une casquette; Jules Janin avait l'air d'un vieux
gros gamin dans une incroyable tenue de cheval et le colonel, ou
soi-disant colonel Stritti, derrière Mme de Montault, portait à la
main un bonnetde femme, un petit bonnet à rubans roses. M. De-
midoff lui criait à tue-tête : « Bêta, vieille bête, arrivez donc! »
Mme de Montault n'est plus jolie, pas même élégante; elle
a une mise de femme de chambre; elle était assise sur un
banc, près de nous, dans cette jolie promenade; il y avait
foule. Elle se plaignait de la dureté du bois des bancs; elle
ét^it entre M. Demidoff et Jules Janin. « S... D... lui dit le
dernier en jurant, c'est que vous n'êtes pas engraissée, vous
avez les f diablement maigres. »
... Us sont fabuleusement riches, les Demidoff; ils possè-
dent des mines d'or dans les monts Oural. Le frère aîné est
marié; il a épousé une jolie femme, belle même, mais elle est
824 SOUVENIRS
devenue énorme, parce que son mari, qui est d'une grosseur
si prodigieuse qu'elle l'empêche de se remuer, ne veut pas
que sa femme fasse plus d'exercice que lui. Mme de Chotek
les a vus à Tœplitz, il y a deux ans. }/L. DemidoiT mangeait à
table d'hôte, mais dans sa vaisselle d'or massif : assiettes,
couverts, gobelets de même métal. Mme DemidofT portait du
sucre dans une assiette d'or, tous les jours après dtner, à son
cheval favori. C'était le seul exercice que son mari lui permît
de faire.
Parlons encore d'une fortune russe prodigieuse. C'est
notre chère Thérèse qui nous a fait le récit des magnificences
de Mme Branicka; son fils donnait une fête à l'empereur de
Russie à Saint-Pétersbourg : elle lui envoya cent mille rou-
bles pour aider à la décoration de la salle de bal. Quand elle
veut faire un cadeau à ses filles, elle se fait apporter des cas-
settes et y puise sans regarder des diamants, des saphirs, des
émeraudes^ des perles, dont elle leur donne des poignées au
hasard et comme d'autres donneraient des dragées.
LE PRINCB SANGUSZKO
Ems, 1838.
Notre chère Thérèse de Chotek nous parle avec un grand
intérêt du jeune prince Sanguszko, frère de celui qui a épousé
la fille du prince Henri Lubomirski; elle le connaît.. Il avait
été très en faveur auprès de l'empereur Nicolas, ce qui ne l'a
pas empêché de prendre part à la dernière insurrection polo-
naise. Il a été fait prisonnier et toute l'Europe s'est intéressée
à son malheureux sort. Le général russe, qui savait à quelle
condamnation il était exposé, feignit de ne pas le connaître,
l'interpella hautement sous un nom supposé, pour le sauver;
mais un prisonnier, Polonais comme lui, le perdit en se jetant
dans ses bras et s'écriant : < Sanguszko t > Il fut alors impos-
sible au général russe de maintenir sa généreuse feinte; il fut
envoyé en Sibérie, enchaîné. Nos journaux avaient assuré
qu'il était mort en route, de la poitrine; cela est faux. Il fut
DE LA BARONNE DU MONTET 325
réellement envoyé en Sibérie et il en est revenu, ayant
demandé à entrer comme simple soldat dans un régiment
russe. Il a été de l'expédition en Perse où il a été criblé de
blessures et a fait des prodiges de valeur. Il en est revenu
toujours soldat. Au retour de l'expédition, son régiment fut
passé en revue par l'empereur Nicolas, qui le reconnut, mais
ne lui adressa aucune parole, ni ne lui accorda aucun avance-
ment. L'empereur ne pouvait oublier qu'il l'avait admis dans
son intimité, qu'il avait joui de son amitié et qu'il avait trahi
sa conûance. Le jeune prince Sanguszko avait épousé la petite-
fille de la comtesse Potocka, fille du comte Alexandre Potocki
et de la comtesse Tyszkiewicz (divorcée). Elle est morte à la
suite de ses premières couches : c'est dans le premier moment
de cette violente douleur que la révolution de Pologne a
éclaté et qu'il s'est dévoué. Il est sous-lieutenant maintenant
dans l'armée russe et vient d'obtenir un congé de trois mois.
Comprenez-vous qu'un chef de l'insurrection polonaise, un
prince Sanguszko, ait désiré, après sa condamnation, porter
l'uniforme russe, être soldat russe, plutôt que de rester en
Sibérie? Il y serait mort, dit-on. Certes, cette mort eût été
plus noble que de vivre soldat russe après les derniers
malheurs de sa patrie; le caractère polonais est plein de ces
disparates.
LA PRINCESSE DE LIEGNITZ, DEUXIEME FEUMS
DU ROI DE PRUSSE
1838.
Elle est née comtesse de Harrach; sa mère était protes-
tante. Cette circonstance et aussi l'infériorité de sa naissance
(quoique noble) avaient éloigné la branche atnée des comtes de
Harrach du père de la princesse de Liegnîtz. Elle a apostasie
la religion catholique dans laquelle elle avait été élevée.
Quand on lui en témoigne de l'étonnement, elle répond très
naïvement : « Cela a fait tant de plaisir au roi! Il a été si
affligé de voir sa sœur^ la princesse de Brandebourg, mariée
326 SOUVENIRS
au prince d'Anhalt-Koethen , embrasser la religion catho-
lique! »
La princesse de Liegnitz est petite, brune, jolie et agréable,
mais elle prend un peu trop d'embonpoint; elle a de l'aplomb
et même une sorte de dignité. Elle ne prend que le titre d'Al-
tesse et refuse celui d'Altesse royale quand on le lui donne.
Elle est maintenant très bien vue des princesses, filles du roi,
qui sont convaincues qu'elle ne se mêle en rien d'affaires et
ne cherche pas à prendre d'influence sur le roi, dont elle est
plutôt la garde-malade que la femme. Dans les premières
années de son mariage, il est bien su et avéré que le roi ne
vivait pas avec elle. On ignore si cette bizarrerie dure encore,
mais cela est probable. Le roi ne voulait pas d'enfant de ce
mariage; il s'est marié pour avoir la société et les soins
d'une femme. Les princesses, filles du roi, la prennent par la
main et passent ainsi avec elle, pour lui éviter les embarras
de sa position.
Le roi de Prusse est le plus méthodique de tous les
hommes; il dîne tous les jours à une heure, souvent en plein
air, par la plus grande chaleur.
LA FAMILLE REVENTLOW
Ems, 1838.
La famille du comte de Reventlow (du Holstein) est ici. La
comtesse, née de Voss, a un regard doux et sensible; elle a de
la noblesse, ainsi que la sœur du comte; mais ces dames sont
si raides, si grandes, si droites, si dénuées de grâce, qu'elles
ont l'air d'avoir avalé leur buse; elles ressemblent à des
tableaux de l'ancienne école allemande avant la Renaissance,
et comme dans ces tableaux leurs mains sont remarquables
de blancheur et de beauté. Le comte est le plus maussade
personnage que l'on puisse rencontrer, sot et arrogant sei-
gneur de campagne. La comtesse Thérèse les connaît malheu-
reusement. Nous sommes enchantés de sympathiser avec l'ai-
mable chanoinesse de During, dame de la cour de Danemark;
DE LA BARONNE DU MONTET 327
elle ne peut souffrir ce renfrogné comte de Reventlow : t 11
veut régner partout, nous disait-elle^ il se croit toujours au
milieu de ses baillis. > Elle a établi entre elle et lui une très
habile ligne de démarcation^ qu'elle défend au besoin, avec
une plaisante manœuvre de coude, lorsqu'il vient à dépasser
les légitimes bornes de sa place à table d'hôte, et usurper la
sienne. Cette petite comédie nous fait rire. Mme de During
est très aimable, gaie et naturelle, avec beaucoup d'usage du
monde. Cette famille Reventlow s'est fixée dans mon sou-
venir comme des tableaux peints sur bois.
Le général Guilleminot est ici et attire l'attention dans les
réunions publiques. La princesse de Schaumbourg-Lippe
désire vivement faire sa connaissance; elle l'appelle M. Guillé-
Munot. La princesse a paru très étonnée que je ne con-
nusse pas le famille du grand maréchal de sa petite cour,
M. R. de ***. Ce grand dignitaire occupe ce poste ëminent
depuis plus de cinquante ansl 11 est très considéré et mérite
certainement de l'être à Schaumbourg... mais je n'avais
aucune idée de cette illustre famille en Lorraine. Honteuse de
mon ignorance, je me suis adressée à mon retour à Nancy,
par hasard, précisément à un de ses cousins, le président
Luxer, pour avoir des renseignements sur cette illustration
inconnue. Cette famille est de Dieuze et honorable, mais mon
ignorance de son existence et de sa noblesse n'avait rien
d'extraordinaire; le bon président me l'a assuré en riant.
Les Français ont bonne chance pour les places de grands
maréchaux. C'est M. Dubois qui est grand maréchal de la cour
de Bade. J'ai toujours peine à prendre au sérieux les grandes
charges des petites cours. Mme Aurore de Marassé^ une de
mes connaissances assez intimes de Vienne, devenue grande
maîtresse de la princesse de Cobourg-Gotha, me paraissait
jouer un rôle de comédie. Elle n^a pu résister aux orages
et aux intrigues de cet empire; elle a quitté Cobourg et
s'est mariée, très heureusement, au comte de Venanson, ex-
gouverneur d'Alexandrie, en Piémont, avec lequel elle est
très heureuse.
328 SOUVENIRS
MADAME DE MONTGOMMERT
Emfl, 1838.
M. du Montet traversait hier matin les vastes corridors de
la maisoD des bains^ au premier étage; il a rencontré une
dame qui paraissait fort préoccupée, et cherchait à l'appro-
cher. Ce manège Ta surpris, car il ne la connaissait pas du
tout. Enfin, elle l'a interpellé de la manière la plus originale :
« Monsieur, lui a-t-elle dit, j'erre depuis une heure, sans pou-
voir retrouver ma chambre; seriez-vous assez bon pour vou-
loir me l'indiquer? Je n'ai encore trouvé personne qui m'ins-
pirât assez de confiance pour oser réclamer ce service, mais
votre physionomie si noble et si bienveillante me donne ce
courage. — Ne savez-vous pas le numéro de votre porte,
Madame? — Hélas) non. Monsieur; arrivée hier, très tard
dans la nuit, je n'ai pas songé à le regarder non plus que ce
matin, en allant au bain. — Quelles indications pouvez-vous
en donner? — Aucune, toutes ces portes se ressemblent, tous
ces corridors sont les mêmes. > Après quelques recherches
infructueuses, pendant lesquelles la dame causait d'une ma-
nière spirituelle et originale, M. du Montet lui demanda son
nom, et obtint avec ce renseignement le numéro de l'appar-
tement donné la veille à Mme de Montgommery, venant de
Suède.
Mme de Montgommery, fille du comte Orosco ou Oriosco,
Italien, est une personne originale, spirituelle, un peu extra-
ordinaire. Nous la rencontrâmes le soir à la promenade; elle
est venue encore remercier son sauveur. Nous nous prome-
nâmes ensemble; puis tout d'un coup, je lui dis : < Voulez-
vous supposer un instant, Madame, que nous sommes à un
bal masqué? Vous ne Tètes pas, mais je le suis. » Elle me
regarda en riant, montrant ses grandes dents blanches, qui
constrastenl avec la couleur brune de son teint. « Vous sup-
posez donc que j'ai un domino? — Oui. > Alors je lui rappelle
qu^elle s'est trouvée, il y a vingt ans, à Vienne, dans une
auberge que je lui nomme, qu'elle n'avait point de piano dans
DE LA BARONNE DU MONTET 329
sa chambre. Mme de MoDtgommery^ jeune alors^ avait une
voix et une méthode admirables; elle ne pouvait s'empêcher
de chanter, mais Taccompagnement lui manquait. Un jour
qu'elle exécutait un morceau difficile, elle entendit près d'elle,
dans la chambre contiguê à la sienne, un accompagnement
très doux, mais très juste. Elle s'arrêta d'abord; mais l'amour
du chant l'emporta, elle reprit son chant et l'accompagne-
ment se fit entendre, mais plus prononcé, l'accompagnateur
avait pu juger qu'on acceptait ses services. Mme de Montgom-
mery fut réjouie de ce souvenir. Le comte Louis de Bombelles,
que nous voyions souvent à Vienne^ était cet officieux voisin.
Il était très bon musicien; il nous avait raconté dans le temps
cette aventure, qui nous avait amusés. Je lui rappelai plu-
sieurs autres circonstances de son séjour à Vienne, à cette
époque. Je ne la connaissais pas alors; mais Mme de Mont-
gommery était cousine et nièce de plusieurs personnes de la
famille de Leduez (dont était sa mère) et que nous connais-
sions à Vienne. Nous en conclûmes que lorsqu'on a un peu
voyagé, et habité Paris et Vienne, il est impossible de garder
un incognito quelconque; petit ou grand incognito, on trouve
partout des rapports de société. Mme de Montgommery vient
de Stockholm, et va à Paris et à Florence; elle est seule ici
avec un savant en habit vert pomme. Elle nous dit que le roi
Bernadotte est très aimé en Suède; son fils Test médiocre-
ment, et n'a pas de racine dans le pays^ quelque avance qu'il
fasse aux Suédois. Qui vivra, verra.
LE MARQUIS GARIATI
M. de Blacas racontait à Tœplitz, chez la princesse de Clary,
que pendant son ambassade à Naples il alla un matin voir le
ministre, marquis Cariati, par une chaleur étouffante; il le
trouva assis sur un canapé, absolument nu, complètement nu.
Le marquis le reçut sans aucun embarras, faisant force poli-
tesses et révérences; mais, s'apercevant du pénible étonnement
de M. de Blacas, il lui demanda pardon de son négligé, passa
330 SOUVENIRS
dans son cabinet, et revint avec un gilet, pas d'autre vêtement,
un gilet j et rien de plus !
cancans!
Juillet, 1838.
Nous faisons la connaissance de Mme Ancillon, née de Verqui-
gneul, veuve du ministre ^es affaires étrangères de Prusse (i).
Elle a "été recommandée à Mme la comtesse de Chotek par
une de ses amies de Berlin, qui Test également de Mme Ancil-
lon. C'est une grande femme qui paraît très souffrante. Sa
pâleur est jaune, ses lèvres blanches. Elle a une tournure et
une mise distinguées, mais le vert domine dans sa toilette et
donne à sa couleur jaune des reflets verdâtrcs. Mme Ancillon
est détestée à Berlin. On lui reproche, à tort ou à raison, ses
cmautés conjugales pour son mari, ses caprices, ses singula-
rités. Elle était souffrante un jour, et paraissait assoupie sur
une chaise longue, dans son salon. M. Ancillon s'approcha
d'elle sur la pointe des pieds. « Flore... dit-il de sa voix Japlus
douce... Flore dort? — Va-t'en, monstre », lui répondit-elle
brusquement, sans songer qu'elle était entourée de diplomates.
Mme Ancillon vient passer la soirée chez moi avec la com-
tesse de Chotek et la comtesse Euphémie de Clary. Nous la
jugions peut-ôtre trop sévèrement. Elle nous paraît avoir le
ton et le langage vulgaires, des expressions libres et mordantes.
Elle est maldisante; je ne sais pas si cette expression est
française, mais elle est exacte, car elle nous dit beaucoup de
mal de plusieurs personnes. On répond à mes étonnements
que c'est, en général, le ton des dames belges. Quoique zélée
orangiste, elle se moque de la princesse d'Orange, qu'elle
appelle une phraseuse; mais elle loue beaucoup le prince Fré-
déric. Mme Ancillon a été dame d'honneur de la princesse
(1) Ancillon (Jean-Pierre-Frédéric), né à Berlin le 30 avril i767, mort
le 19 aviil 1837 ; il fut secrétaire d'État pour les affaires étrangères en 1831 ;
mais dès 1814 il exerçait sur la politique prussienne une influence qu'il
gai'da jusqu'à sa mort. (Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 331
Frédérique d'Orange, fille du roi de Prusse. M. Ancillon,
ministre des affaires étrangères et ex-pasteur de l'Église ré-
formée à Berlin, 3yail.fiDixante-dix ans lorsqu'il a épousé la
marquise^e Verquigneul ; elle n'a jamais pu le souffrir.
Mme Ancillon nous raconte que le prince Charles de Prusse
fait la cour aux jeunes personnes et les compromet, qu'elle Ta
violemment repoussé un jour en le menaçant; elle a accom-
pagné cette confidence d'un geste significatif et énergique de
la main.
Mais les plus beaux récits de Mme Ancillon sont assurément
ceux qui sont relatifs au prince de Ligne, quelle ne peut souf-
frir; elle n'est pas, il est vrai, la seule personne qui parle de
ses excentricités. Le prince Eugène de Ligne a été orangiste
zélé; il a eu son hôtel à Bruxelles pillé par les léopoldistes;
puis, léopoldiste lui-môme, il a été envoyé ambassadeur extra-
ordinaire à Londres, pour le couronnement de la reine Vic-
toria. Il n'a pu obtenir du roi Léopold que sa femme eût le
titre d'ambassadrice, sans lequel il n'a pas voulu l'emmener à
Londres. Le prince de Ligne a épousé en premières noces
Mlle Mélanie de Conflans. Je Tai vue à Paris, dans le monde, à
l'époque de son mariage; elle avait une physionomie beau-
coup plus prononcée que celle de son mari. Il l'a extrêmement
aimée, et cependant, de son vivant, elle se portant très
bien, on protend qu'il a dit à Mlle de Tréziguier (en plaisantant
sans doute) que s*il devenait veuf, il l'épouserait. Son déses-
poir à la mort de sa femme a été violent; il donna même des
inquiétudes. 11 avait disparu, on le cherchait avec angoisse; on
le trouva dans la chapelle, faisant une répétition du luminaire,
des obsèques qui devaient avoir lieu le lendemain; il avait
fait allumer les cierges, il admirait ce bel effet. Le lendemain,
il n'eut pas la force d'assister à cette triste cérémonie. Son
prompt mariage avec Mlle de Tréziguier, après cette grande
affliction, a étonné; elle est morte de sa première couche; la
douleur du prince de Ligne a été excessive; il posa son anneau
nuptial sur le cercueil et jura, dans son désespoir, qu'il ne se
remarierait plus. 11 partit pour Vienne, il s'arrêta à Munich,
où il pleura beaucoup, et devint amoureux de Mlle de Tascher.
332 SOUVENIRS
Le mariage fut arrêté. Le prince de Ligne lui demanda, en
considération de sa douleur, de ne pas danser pendant le car-
naval; Mlle de Tascher se soumit à cette délicatesse de veuf. Le
mariage devait se faire après l'expiration du deuil. Il arriva à
Vienne, devint amoureux de la jolie et fraîche comtesse Xave-
rine de KoUowrath (une de mes compagnes de couvent) et, en
même temps, de la princesse Iledwige Lubomirska^ fîUe du
prince Henri ; il se désole, il pleure Mlle de Tréziguier, oublie
Mlle de Tascher^ et épouse la jeune princesse Hedwige, la mène
à Bruxelles^ où elle paraît à un bal donné à l'occasion de son
mariage, avec la robe de dentelles de Mlle de Tréziguier et les
diamants de Mlle de Conflans. On a prédit au prince de Ligne
qu'il aurait cinq femmes : une Française, une Belge, une Polo-
naise, une Anglaise, une Italienne. Cette dernière doit lui être
fatale, l'étrangler et le poignarder. Les trois premières pré-
dictions se sont accomplies. Après avoir été ardent orangiste,
et avoir envoyé force mémoires au prince de Metternicb, dit-on,
contre Léopold, il est devenu son sujet dévoué ; son esprit
(s'il en a) doit être aussi inconséquent que son cœur. Le prince
de Ligne est aujourd'hui ambassadeur à Paris.
LA PRINCESSB LBON RADZIWILL, NÉE PRINCESSE OUROUSOW
Je vois passer une élégante calèche, c'est celle de la prin-
cesse Léon Radziwill. Il y a beaucoup de branches différentes
de cette grande et illustre maison de Radziwill; le prince
Guillaume et le prince Boguslaw, son frère, établis à Berlin,
sont fils de la princesse Louise de Prusse (1), et ont épousé les
deux sœurs : la princesse Mathilde et la princesse Léontine^
fille du prince Clary et de Taimable princesse, sœur de notre
chère éomtesse Thérèse de Ghotek. Voilà ce qui ajoute pour
(4) Ces deux RadziwiU étaient fils d' Antoine-Henri Radzi^'ill et de Fré-
dériquc-Dorothée-Louise-Philippine, fille unique du prince Ferdinand de
Prusse; Guillaume entra dans l'armée prussienne et commanda le 4« corps
d*armée, et, en 1860, l'arme du génie; son frère Boguslaw eut pour fille
Elisabeth Radziwill (1803-1834), qui est très souvent citée dans l'histoire
de la cour de Berlin et de la famille royale de Prusse. (Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 333
moi tant d'intérêt au nom illustre des Radziwill. La prin-
cesse Léon Radziwill^ née princesse Ourousow, ne ressemble
pas aux princesses Guillaume et Bogusiaw, si gracieuses et
si douces; elle est nièce de M. de TatitschefT, ambassadeur
de Russie à Vienne, et sœur de Mme Muskin-Pouskin; Tempe-
reur Nicolas en a été très amoureux. La conduite de cette
jeune femme a été irréprochable; elle a pris l'impératrice
pour confidente, a résisté à l'empereur et mérité son estime et
l'affection de l'impératrice. Ils l'ont mariée au prince Léon
Radziwill, dévoué à la Russie. La princesse Léon Radziwill
est jolie, mais on la dit très violente; elle s'emporta à Vienne
contre son coiffeur; après s'être fait coiffer et décoiffer trois
fois, elle le poussa rudement à la porte par les épaules. Le
coiffeur s'en est vengé en racontant cet accès de colère à toutes
ses élégantes et nobles pratiques. Le prince Léon Radziwill
est tellement dévoué à la Russie qu'il a accepté la fortune
d'un autre prince Radziwill, son cousin, dont les biens ont
été confisqués par suite de la révolution de 1832; il a le mal-
heur de jouir de cette fortune! Il fait une très petite pension à
ce pauvre prince disgracié. L'empereur lui a pardonné, mais
ne lui a pas rendu ses biens.
LE PRINCE REGNANT DE SAXE-WEIMAR
Ems, 1838.
Sa femme, la grande-duchesse Marie, sœur de l'empereur
Nicolas, a infiniment d'esprit. Une des formules habituelles
de la conversation du duc de Weimar, son mari (1), est : Sauf
le respect que je dois à ces dames. On lui demandait à Tœplitz
quel temps il faisait. 11 répondit : « Sauf le respect que je dois
à ces dames, le temps est un peu duriuscule. > Il entra un jour
chez la grande-duchesse sa femme en tenant un cahier de
papier : « Sauf le respect que je vous dois, ma chère amie,
voici un papier que j'ai déjà relu cinq fois, et je n'y comprends
(1) Charles-Frédéric de Saxe-Weimar, grand-duc du 14 juin 1828 au
8 juillet 1853. (É(i.)
334 SOUVENIRS
pas un mot. — Lisez-le une sixième, » lui répondit tranquille-
ment la spirituelle grande-duchesse, qui s'en débarrassa poli-
ment de cette manière.
EMPEREUR ET IMPÉRATRICE
"■ - - _^ ^ 1838.
L'impératrice régnante d'Autriche, fiUe du roi de Sar-
daigne (1), est très belle, très digne, polie avec grâce ; elle
a de Tesprit et de l'usage, quoique son éducation ait été pres-
que claustrale ; elle a l'air dune sainte dans les cérémonies
d'église, mais telle qu'on les représente dans les beaux tableaux;
elle se met avec une décence qui nuit à l'élégance : elle est
sévère sur cet article avec les femmes qui viennent à la cour
et qui sont souvent très embarrassées d'allier la sévère mo-
destie avec la coupe de leurs robes (2). La jeune et belle impé-
ratrice est remplie de soin pour l'empereur, qu'elle aime avec
tendresse; elle s'empare avec adresse, amabilité et sans affec-
tation de la conversation, quand elle prévoit que l'empereur
sera embarassé de répondre. Elle a enchanté par sa sagesse, sa
beauté, et ses manières nobles et distinguées l'empereur de
Russie, les souverains et les diplomates réunis à Tœplilz Tan-
née qui a suivi la mort de l'empereur François.
L'empereur Ferdinand, actuellement régnant, si bon, si
simple, est monté sur le trône le jour de Saint-Simplicien, c'est
une bizarre coïncidence ; son état de faiblesse intellectuelle est
(1) Marie-Auna-CaroliDe, née en i803, troisième fille du roi Victor-
Emmanuel I*% avait épousé à Vienne, le 17 février 1831, Ferdinand, depuis
empereur d'Autriche, (d.)
(2t) L'aversion et la sévérité de la jeune impératrice pour les robes
décolletées ont donné lieu à une plaisante mystification. On répandit le
bruit, la veille d'une réception solennelle à la cour, que la souveraine exi-
geait des robes ou au moins des collerettes montantes sur ses robes ;
toutes les marchandes de modes, lingères et fenimes de chambre furent
occupées À confectionner une sorte de chemisette qui rendit les toilettes
des dames très disgracieuses. L'impératrice fut très étonnée de ce brusque
changement et très fâchée qu'on eût donné son nom à cette bizarre inven-
tion. On appelait ces collerettes montantes des Mariannet, du nom de
Marianne de l'impératrice ; on accusa la princesse de Metternich de cette
espièglerie.
DE LA BARONNE DU MONTET 335
causé par de fréquentes et courtes attaques d'épilepsje. 11^
paraît quelquefois, mais très rarement, presque aussi intelli-
gent qu'un autre, particulièrement lorsqu'il parle en français;
son langage en allemand est trivial et commun.
L'empereur Ferdinand aime passionnément les cérémonies; \
il voudrait toujours être couronné. A un de ses voyages à Tœ- .
plitz, la princesse Louise de Clary lui demanda s'il irait le soir '
au spectacle : « Aujourd'hui, je ne le puis pas, répondit-il,
Kolowrat (i) veut que je travaille; Kolowrat m'apportera du |
travail. » Il fit, en disant ces paroles, le geste d'un homme
qu'on charge d'un lourd fardeau : c Non, non, je n'irai pas au
spectacle; il faut que je travaille avec Kolov^at I... » Mais si
le travail a peu d'attrait pour cet excellent prince, la clémence
et la bienfaisance marquent toutes les heures de sa vie.
Le maréchal Maison a révolté tout le monde à Vienne, pen-
dant son ambassade, par ses manières grossières et triviales.
M. de Sainte- Aulaire, au contraire, y est très considéré; il est
d'une excessive politesse, mais quelques personnes trouvent
qu'il a une politesse de maître d'hôtel.
Le roi de Saxe à fait orner à Pilnitz l'appartement qu'à oc-
cupé pendant la saison des eaux l'impératrice de Russie du
plus beau tableau de sa galerie. Elle est très sensible à cette
magnificence de bon goût.
M. de Tatistcheff a fait transporter à Tœplitz des meubles et
des tableaux du plus grand prix, pour l'appartement que doit
y occuper l'empereur Nicolas ; il a fait garnir les contrevents
et les fenêtres de barres de fer. Cette précaution étonne et
paraît inutile; elle offense les bons habitants de Tœplitz.
Le roi de Prusse est aussi à Tœplitz, et paraît enchanté du
logement simple et élégant que lui a fait préparer le prince de
Clary : des papiers charmants et des meubles en toile peinte
d'une extrême fraîcheur. Le roi se moque des magnificences
de M. de Tatistcheff et des frais immenses qu'il a faits pour
loger Tempereur de Russie.
(1) François-Antoine, comto de Kolowrat-Liebsteinsky, homme d'État
autrichien, né le 31 janvier 1778, mort le 4 avril 1861 . (Éd.)
336 SOUVENIRS
La princesse de Mettemich (née comtesse de Zichy) a pris
le célèbre savant Alexandre de Humboldt en aversion parce
qu'il s'empare exclusivement de la conversation, et empêche
\e prince de Mettemich de raconter, ce qu'il fait avec plaisir et
avec grâce. Je Tai entendu plusieurs fois à Vienne, chez la
comtesse Zichy-Ferraris; il est difflcile effectivement de racon-
ter plus spirituellement, et avec une plus agréable bonhomie.
Le prince de Mettemich a fait ses études à Strasbourg; il a con-
servé un accent d'empire très prononcé, que je ne trouve pas
désagréable, au contraire : parlant le français avec la plus ex-
trême élégance, cet accent a une grâce originale.
C'est M. Ancillon, ministre des affaires étrangères, et
M. Guizot, protestants l'un et l'autre, qui ont fait, dit-on, le
mariage de la princesse Hélène de Mecklenbourg avec le duc
d'Orléans. Celte jeune princesse est très zélée protestante; les
ministres de sa religion l'appellent la sainte^ quoique cette
dénomination ne soit pas en usage dans sa secte qui n'en
reconnaît pas.
En fait de bizarreries protestantes, je n'en vois pas de plus
étranges que celle des dames diaconesses de Berlin singeant
nos dames de charité, mais recevant gravement, en plus, la
confession auriculaire des pauvres femmes protestantes ; et aussi
le titre de chanoine de l'église protestante de Saint-Thomas à
Strasbourg conféré à M. Guizot, et qui lui vaut 22,000 francs.
N'est-ce pas joli, le chanoine Guizot ?
La baronne de Montboissier a été une fois chargée d'insi-
nuer à Charles X, alors Monsieur, la gêne où se trouvait
M. de Chateaubriand. Le prince s'impatienta et répondit brus-
quement: « Nous avons envoyé 50,000 francs à Chateaubriand
il y a trois mois ; c'est un bourreau d'argent. »
UN MENAGE WURTEMBEUGEOIS
Bado, septembre et octobre 1838.
Il y a ici un noble ménage wurtembergeois sur lequel les
œuvres de Balzac ont une funeste influence : M. et Mme de
DK LA BARONNE DU MONTET 337
Velden s'adoraieat^ Us sont j«uae6 et beaux rua ei laulxe ; ils
sont séparés I Mme de Veldeo prétend que son mari rappelait
BiUêraive, quand eHe ne lui parlait pas en style passionné,
exalté et ampoulé. Le mari lui reproche de l'avoir appelé
Navet quand il lui parlait comme à une simple mortelle ou tout
simptement comme i sa femme.
GlARUS X
Une Anglaise disait d'un air dénigrant à Mme la marquise
de D... : < N'est-il pas vrai que Charles X disait la messe tous
les jours, aux Tuileries? — Assurément, lui répondit^elle, car je
la hii serrais. — Vous plaisantes. — Et tous, Madame^ ne
plaisantiez-vous pas? > Cette sottise avait été répétée mJUe
fois, mais il fallait être bien obstinément crédule pour la pren-
dre au sérieux.
C'est une chose assex bizarre qu'on se soit acharné à repré-
senter Charles X et le dauphin comme des.Jû|;pts. Le roi
était devenu pieiix> mais pas dévot. Le dauphin, très religieux,
était particulfàirement ennemi de l'esprit cagot; il réprinunda
vertement un jour un officier général qui, croyant lui faire la
cour, dénonçait comme un homme peu religieux un militaire
distingué. Le dauphin s'est plusieurs fois déclaré très sévè-
rement contre de pareilles accusations, dont, au reste, il n'a
jamais tenu compte envers les officiers dénoncés.
Le général Bertier de Sauvigny, alors colonel du 3' régiment
de la garde royale, avait porté une plainte de ce genre contre
mon frère, chef de bataillon dans son régiment; le duc d'An-
goulème ne Ten accueillit pas moins avec bienveillance et dis-
tinction ; il fut nommé colonel peu de temps a^rès.
Tous les hommes qui approchaient le plus près du roi et du
dauphin n'avaient assurément pas été choisis parmi les dé-
vots; les ducs de Duras, d'Aumont, de Maillé, MM. d'Auti-
champ, de Vérac, duc de Damas, etc., non seulement n'étaient
pas dévots, mais étaient malheureusement des hommes de
mœurs faciles. Le général Guilleminot, si distingué par M. le
22
338 SOUVENIRS
dauphin, était-il dévot? Le maréchal Maison, ce modèle d'in-
gratitude, rétait il ? Le duc de Guiche, le général BordesouUe et
tant d'autres, ou plutôt tous les autres^ Tétaient ils ? Un seul,
peut-être, le maréchal Soult... Mon oncle, le cardinal de la
Fare, nous raconta en revenant d'une procession royale (je
crois que c'était une des grandes processions du jubilé) qu'il
s'était trouvé à côté du maréchal, qui suivait les chants reli-
gieux avec la plus constante attention, et ne levait presque
pas les yeux de dessus son livre. Le cardinal lui en témoigna
son admiration... < Cela vous paraît peut-être extraordinaire.
Monseigneur, lui répondit-il, mais je puis assurer à Votre É mi-
nence que cela est parfaitement sincère. > Il appuya sur ce
dernier mot.
J'ai parlé de l'ingratitude du maréchal Maison. En voulez-
vous une preuve de plus que celles qui sont généralement
connues? Se trouvant à Carlsbad en 1832 (je crois), et à la
fontaine, en même temps que Mme la dauphine, il affecta de
garder son chapeau sur sa tête, sans faire le moindre geste
qui indiquât qu'il avait l'intention de l'ôter. La foule en fut
indignée et un Polonais connu par ses opinions exaltées ne
put s'empêcher de dire haut : < Cela est de par trop mauvais
goût I >
LE CARDINAL DE LATIL
Émigré à Londres, l'abbé de Latil (1) se fit connaître par les
soins qu'il donnait aux malheureux émigrés, aux plus pauvres,
aux domestiques, aux malades des classes inférieures, remplis-
sant ainsi de la manière la plus charitable les saints devoirs
du ministère. Il fit la connaissance, je ne sais comment, de
Mme la marquise de Laage (à Londres). M. le comte d'Artois
venait souvent à cette époque passer ses soirées chez elle.
(1) L*abbé de Latil, né en 1761, aumônier du comte d'Artois depuis
1794, évêque d'Amyclée in partibui en 1816, de Chartres en 1821, arche-
vêque de Reims en 1824, cardinal en 1826, mort en 1839. (Cf. Con-etp. de.
Vaudreuil et du comte d'Arloii, par Pingaud. Paris, Pion. II, p. i44.)
DE LA BARONNE DU MONTET 339
I/abbé de Latil désira y être admis. Mme de Laage en fit la
demande au prince, qui la rejeta vivement. L'embarras de la
marquise fut extrême; comment lui apprendre le refus positif?
Elle éluda, elle chercha à gagner du temps; elle revint à la
charge quelquefois en riant, quelquefois en plaisantant; tou-
jours même obstination. Enfin elle arracha ce consentement
pour ainsi dire de force : ce fut à la suite d'une plaisanterie^ un
pari à discrétion, je crôis^ que Mme de Laage obtint l'admission
de l'abbé de Latil à ses soirées à Londres. Il ne tarda pas à y
être très agréable à M. le comte d'Artois. L'abbé de Latil n'a
pas été confesseur de Monsieur; il n'a pas eu le crédit qu'on
lui a supposé. Nous le voyions souvent à Paris; il nous parla
avec amertume, après la mort de mon oncle, du refus formel
et très sec que lui avait fait Mme la Dauphine de le nommer
son premier aumônier : < Je ne veux pas de gros poisson », lui
avait-elle répondu brusquement. M. le cardinal Latil, alors
cardinal-archevêque de Reims, pair de France, cordon bleu,
était effectivement un gros poisson, et cependant il ambition-
nait cette place de premier aumônier. Savez-vous pourquoi?
pour avoir une place convenable; oui, une place, un simple
prie-Dieu dans la chapelle du roi; lorsqu'il y venait, il n'y en
avait pas une réservée pour lui ; il se trouvait pêle-mêle avec
les officiers, les gentilshommes, les généraux, et il ne trouvait
pas, avec raison, que sa dignité d*archevêque et de cardinal
fût assez respectée dans cette foule de courtisans. Il vint nous
voir en 1830, au printemps et au moment où les Chambres
allaient s'ouvrir; M. du Montet lui témoigna son étonnement
de le voir partir dans une circonstance aussi intéressante :
< Que voulez-vous, lui répondit le cardinal, je suis ici de la
manière la plus désagréable; je ne puis plus obtenir un ins-
tant d'audience ni d'attention du roi; je lui ai annoncé ce
matin mon départ qu'il a paru approuver. Je pars. >
Le cardinal était très aimable, très spirituel ; il était petit, mais
il avait une figure noble, des traits réguliers. Van Dyck en eût
fait un beau portrait. Mais le comte d'Artois s'était attaché en
Angleterre à M. de Latil, dont l'esprit et la conversation lui
plaisaient ; peut-être craignait-il en France qu'on lui supposât
346 SOUVENIRS
d6 rinfluence suF lui; les journaux libéraux 1 attaquaieai vive-
ment, ei lui reproehaient d'exercer luie puksance qu'A n'a
jamais eue.
M. DE LVCHKSI-PALLI
Le comte de Wateb (père de Tauteiur de la Mode) disak ce
soir que son fik s'était trouvé i Gratz au moment oè M de
Luchesi-Palli venait d'apprendre la mort de son père et de sa
mère, le duc et la duchesse de Caslel-Franco, victimes du
choléra à Païenne, dont le duc était gouverneur. La douleur
de M. Luchesi-Palli fut extrême, profonde et religieuse. Il Die
parut pas au déjeAner de la duchesse de Berrj pendant neuf
jours, qu'il consacra à la retraite et à une neuvaine pour ses
parents; il assistait tous les matins en grand deuil à la messe
qui se célébrait pour eux; il eonmnmia à la dernière, et c'est
seulement après avoir accompli ce pieux devoir qu'il reparut
chez Mme la duchesse de Berry. Le roi Charles X, en parlant
en 4836 à Mme de Laage de Mme de Lucheai, lui dit : « Dans
notre malheur nous sommes heureux qu'Ole ait épousé M. de
Luchesi, dont le tact et la conduite sont irréprochables. >
Bbne la dauphine avait dit à Mme la dudiesse de Berry :
t J'irai chêz vous, ma sœur, je vous le promets. > Elle avait
appuyé sur ces mots : J'irai ckez vous à firundsee. c Quelques
heures après cette promesse^ M. de Luchesi vint trouver
M. de Blacas et lui exprima son inquiétude. < Mme la dndiesse
de Berry est bien réellement chez elle à Brundsee, lui dit-il,
mais les circonstances ont nécessité que cette terre fût achetée
en mon nom ; veuillez en prévenir Mme la dauphine, au cas
que cette circonstance lui déplaise. > M. de Blacas s'acqiiitta
au moment même de sa commission, à laquelle la noble prin-
cesse répondit de la manière la plus gracieuse, en confirmant
sa promesse. Arrivée à Brundsee, Mme la dauphine parcourut
le château avec vivacité; ^e s arrêta devant une porte qui
était fermée, et demanda où elle conduisait; on ne lui répondit
pas. Elle devina sans doute et insista pour qu'elle fût ouverte,
DE LA BARONNE DU MONTET 341
il fallut lui obéir. C'était la chambre des enfants que Ton «vait
▼o«Ui dérober à m vue. . . Une charmmte petite fiUe s'approoba
de Mme la dauphlne qui l'embraesa, et<lit au doc 4e Bordeaux
d'en faire autant; M. le comte de Luehesi lui ordonna de
hBÂser la main de Monseigneur... < Non, non, dit la dauphine,
il faut qu'il l'embrasse > , ce que le jeune prince ftt auesitôt en
rougissant beaucoup.
Mme la duchesse de Berry porte habituellement une paire
de bracelets remarquables. Sur Tun des bracelets se voient
les portraits en petites miniatures des parents les plus
prodMB 64 viyaaits de Madame, sur l'autre ceux des plus
proches parents aussi morts. Sur ce dernier on voit le portrait
de la reine Marie-Anlomette avec ces mots : Portrait de ma très
chère tante Marie- Antoinette, reine de France. Lorsqu'un des
parents vivants vient à mourir, son portrait passe au bracelet
des morts t
LB DUC Dl BBRBT
La princesse de Reuse nous racontait aujourd'hui, que je
ne sais dans qurtle petite ville d'Allemagne oà se trouvait le
duc de Berry pendant l'émigration avec la princesse Chanrlotte
de Rohan, sa tante^ il lui disait : • Je m'ennuie à mourir, je
meuTB tf*«nvie de danser un peu; donnez-moi un bal, je vous
en prie. — Mais, monseigneur, il n'y a pas un chat dans cette
trîete petite ville; je ne connais personne, je ne vois que mes
femmes de chambre. — Eh bien! s'écria le jeune prince, donnes-
moi un bal de femmes de chambre... Je le veux bien, un bal
de femmes de chambre, je ne demande pas mieux^ pourvu
que je danse t > Vous pensez bien qu'on ne lui fit pas ce
plaisir.
Il était bien jeune alors et bien étourdi, mais quel noble
c«eur! Il avait eu une petite intrigue d'amour à l'année des
princes avec la fflle d'un aoos-offilcier, très légère et très gen-
tille. Il n'avait pas d'argent; il n'osait pas en demander à
M. de Damas-Crux, son mentor, chargé de ses petites finances.
342 SOUVENIRS
Cependant il fut le trouver et avec un grand embarras il lui
demanda vingt-cinq louis, c Vingt cinq louis t mais Monsei-
gneur a déjà touché sa pension et... » Puis s'apercevant de
l'embarras toujours croissant du prince, il ajouta en le fixant
très sévèrement : t Ah! Monseigneur, vingt-cinq louis pour un
prince du sang, ce n'est pas assez; en voici cent. >
Je suis un peu honteuse de cette histoire un peu leste ; mais
elle n'est pas la mienne, je répète celle de Mme la princesse
de Reuss.
Je m'aperçois qu'il est des choses qu'il est plus facile de
dire que d'écrire, d'abord parce qu'on écoute peu dans le
monde; puis on parle bas — de manière à ce que tout le monde
entende!... Mais c'est égal; on a parlé bas.
LE PRINCE FRÉDÉRIC DE HBSSE-DARMSTADT
ET LE PRINCE EMILE
Le prince Frédéric de Hesse-Darmstadt a embrassé la reli-
gion catholique, dont il est un zélé et pieux protecteur dans
la Hesse grand-ducale; il emploie ses revenus à ériger et
réparer des chapelles catholiques et à entretenir le culte et les
ministres. Le prince a eu dès sa plus tendre jeunesse un
attrait irrésistible pour la religion catholique; la princesse sa
mère, zélée protestante, le surprit un jour à genoux, invo-
quant et baisant avec ferveur une image de la Sainte Vierge;
le pauvre petit prince fut sévèrement réprimandé et fouetté
pour ce délit.
Le prince Emile de Darmstadt ne ressemble en rien au
prince Frédéric, son frère. C'est un militaire très distingué, et
que l'empereur Napoléon avait remarqué, au point qu'il avait
pensé le faire roi de Prusse : t En avant, roi de Prusse! » s'était
écrié Napoléon pendant une des grandes batailles, en s'adres-
sant au prince Emile, malgré sa grande jeunesse (1). Le che-
valeresque prince Emile refusa cet honneur usurpé.
(1) On sait que ce mot est une fable. (Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 343
Le prince Emile vint me voir ces jours-ci; il nou8 fait quel-
quefois cette faveur; il témoigne beaucoup d'estime et de
bienveillance à M. du Montet, qui est son confrère d'ordre
comme chevalier de Marie-Thérèse. Il vint comme je vous
le disais^ ces jours-ci. Je voulais le faire asseoir sur le canapé,
n'ayant pas de fauteuils autour de ma table; il s'y refusait et
voulait prendre une chaise : t Mais ce n'est pas un trône,
monseigneur >, lui dis-je en riant, en insistant pour le
canapé; il comprit l'allusion, et sourit très gracieusement.
Le prince Emile est spirituel, simple, poli et très aimable;
il est adoré à Darmstadt et à Bade, où il vient souvent; il est
joueur, grand et noble joueur, mais malheureux. Le public
s'intéresse à ses pertes, il n'est pas riche. Durant la campagne
de Russie, où il commandait les troupes hessoises au ser-
vice de France, il dut la vie au dévouement de ses soldats.
Ces braves gens le voyant une nuit près de succomber au
froid et à la fatigue, près de la Bérézina, le couvrirent pendant
son sommeil, auquel il n'avait pu résister, de leurs manteaux
et autres vêtements, et se couchèrent près de lui pour le
réchauffer; plusieurs de ces fidèles soldats ne se relevèrent
jamais! Le prince qui a inspiré un tel attachement doit être
excellent; il l'est effectivement, et de plus très aimable, d'une
simplicité, d'une modestie, d'une réserve, que sa profonde
instruction, sa brillante valeur et sa haute position sociale
rendent encore plus méritoires (1).
LA PRINCESSE MATHILDE DE BAVIÈRE
La princesse Mathilde de Bavière, fille du roi Louis de
Bavière, a épousé le prince héréditaire de Hesse-Darmstadt.
La comtesse de Redern, née princesse Odescalchi, femme du
ministre de Prusse à cette cour, me disait que la jeune et belle
princesse héréditaire, qui est très pieuse, témoignait chaque
(1) Kriiilc (h» He'î-c-narmslndt. né lo 3 sopl^Miibre 17^0, moiin;» \ IVmIp
W 30 HM'il 1851) (l'une altaqin' d'aijoi.lexn-, (is'i.)
344 SOUVENÏRfi
année le désir que les calholîques, qui sont en très petit
nombre à Darmstadt, se rémiisseiit à elle pour laine leur
communion pascale le jevdi saint dans la principale église
ou chapelle catholiqiie qni existe dans cette ville, ce <|ui a
efîectivement lieu tous les ans de la manière la plus édifiante.
La comtesse de Hedern me disait que c'était une chose tou-
chante de voir ce petit troupeau réuni autour de cette jeuue
princesse pour accomplir ce devoir. On a bâti à Darmstadt
une église catholique, mais dan« un style de tempk^ et même
de théâtre; c'est une rotonde éclairée seulement par en haut,
presque sans ornement, d'une nudité et d'un froid glacial.
SOIRÉB ET THÉ CRXZ lIAftAMl LA GRANDB-]>I^GHBSSB
15 août ia38.
Mme la grande-duchease n'a pas la distmction, ni la noblease
de manières qaeje lui supposais. Laprincesse Marie, sa fille (i),
la seule qui ne soit pas mariée eaeore^ n'est pas jolie; elle a de
la <}igiiité sans grâces, de la politesse sans bienveillance. La
comtesse de Walsh renq)]it ses fonctions de grande-mattresse
avec une amabilité, un charme de bonté, d'exquise politesse
et d'usage du monde bien rares. Son ftls, le comte Théobald de
Walsh, auteur d'un charmant ouvrage sur la Soisse et d'une
spirituelle réfutation des œuvres de George Sand, est un
homme d'esprit et d'excellent ton. 11 était évidemment chargé
d'entretenir la conversation^ ou plutôt de la faire, car lui seul
parlait haut en s'adressant toujours â Mme la grande-duchesse,
qu'il mettait en scène, qu'on me pardonne l'expression, pour
lui donner l'occasion de parler; les dames qui entouraient la
table à thé étaient toutes très silencieuses, les ps'incesses
Tronhetzkoï, Galitzin, Dolgorouki, Radziwill, quelques An<
glaises. Mme la grande-duchesse s'est levée lorsqu'on a an-
noncé le prince Emile de Darmstadt. Mme ia princesse Marie
a accompagné sur le piano un jeune artiste de Bade qui va se
(1) Mariée depuis au marquis de Douglas, duc d'Hamilton.
DE LA BARONNE BU MONTET 345
perfectionDer en Italie pour le IhéÀtre. M. du Montet a eu «ne
coQTersatkm très intâfedsaate fendant oette tCHPée a^ec le
Ymnx baron de Gagern, ancien ministre^ et qui a été au con-
grès de Vienne chargé des intérêts de plusieurs princes d'Alle-
magne. Son fils (mUitaire) s'approche de moi; nous causons
comme danciennes connaissances, avec simplicité et bon*
horaie; Je ne le connaissais pas; j'étais près de froides et
sèches princesses russes : il m'avait sans doute jugée plus con-
venationable qu'elles.
UN VlfiUlC SOLDAT DB LA BATAILLB DE BOSBACH,
SOUVBRIB BK BADB
Se 8C|>t6nfare 18M.
NoQs avons passé la soirée chez la prmcesse de Rcriss, et
la princesse raconte des anecdotes plaisantes avec une aimable
simplicité. ËUe nous dit qu'à sa première visite de noces chez
ime vieille princesse de Reuss-Oéra, née princesse de Bavière,
elle avait imaginé de se mettre en élégante jeune femme pari-
sienne : robe de mousseline ravissante, car c'était en éié^ et il
faisait une chaleur horrible; mais sa belle-mère (née prm-
cesse de Nassau) lui dit : « Mais, ma chère enfant^ ce n'est
pas cela du tout; il faut des diamants, toutes les pendeloques
et ornements d'apparat, une toilette de cour et de grand céré-
monial. » La jeune et jolie princesse Gasparine mit une robe
de blonde et vue guirlande de diamaf&ts, et partit dans une
voiture découverte, au grand galop de six chevaux, horrible-
ment secouée, elle et ses beaux diamants^ qu'elle était obligée
de soutenir avec ses deux mains sur sa tête; c'est dans cette
brillante parure, toute couverte de la poussière soulevée par
la voiture et par les chevaux des piqueurs galopant aux
portières, qu'elle arriva à quatre lieues de Greitz. Pendant le
dtner, il fut question d'âges, et la princesse de Géra dit qu'il
existait encore chez elle un vieux chasseur âgé de cent dix
ans. Cet homme était Français, avait assisté à la bataille de
Rosbach, et même, ajouta-t-elle en riant^ était le seul qui
346 SOUVENIRS
n'eût pas décampé; il avait été fait prisonnier. La princesse
de Reuss, belle-mère de la princesse Gasparine, faisait en vain
toutes les mines imaginables pour la faire taire; mais voyant
que la bonne dame était très disposée à s'égayer de cette
funeste bataille, elle lui dit : < Enfin, je suis obligée de vous
rappeler que ma belle fille est petite-fille du maréchal de Sou-
bise. — Oh! ne vous en affligez pas, ma chère petite, s'écria
la vieille princesse; il n'y a que ceux qui n'ont jamais livré
de bataille qui n'en ont jamais perdu, et si vous voulez vous
donner la peine de lire l'histoire de ma famille (la maison de
Bavière), vous verrez que plus d'un de mes ancêtres ont eu
aussi ce malheur. > Je suis fâchée de ne pas savoir le nom du
vieux de Rosbach resté si ferme sur le champ de bataille. Les
princes de Géra l'avaient pris en grande affection.
Les princes et princesses de Reuss ont aussi leur revenant
(qui n'est pas un revenant bon). Je les trouve très modestes
de se contenter d'un petit homme gris, les dames blanches sont
plus royales. Le petit homme gris de la maison de Reuss
apparaît pour annoncer la mort! C'est un fait avéré, M. de
Marcy, grand-maître du Prince XIX, mari de la princesse Gas-
parine, l'a vu ainsi que les sentinelles... Une jeune et char-
mante princesse de Reuss, qui était à table, très gaie et bien
portante, fit un cri horrible; les personnes présentes crurent
qu'elle voulait les efl'rayer, mais la jeune princesse était deve-
nue pâle comme la mort, elle tremblait et sanglotait... Elle
montrait avec terreur l'angle de la salle où elle avait subite-
ment aperçu celle terrible petite figure de l'homme gris qui
grimaçait en la regardant. On voulut en vain la distraire, lui
faire honte de sa frayeur... c Je l'ai vu, dit-elle, il ressemble à
un petit vieux portrait qui est dans telle salle... » Celte jolie
jeune princesse mourut quelques mois après; cela ne pouvait
être autrement.
Les femmes blanches^ les petits hommes gris, les grandes figures
noires sont d'étiquette dans les maisons princières allemandes.
Napoléon, qui était hors ligne, avait, \\x\, son petit homme rouge.,.
Je n'ai jamais aimé ce petit homme rouge; sa couleur ferait
crain^ln* une parenté avec le diable.
I)K LA BARONNE DU MONTKT 347
MADAIIK LA DUCHESSE d'oRLÊANS-PENTHIB VRE
(veuve de PHILIPPE-ÉGALITÉ)
Mme la marquise de Laage^ attachée à Mme la princesse
de LambalJe et ensuite à Mme la duchesse d'Orléans douai-
rière^ nous a fort intéressées en nous racontant ce soir les
magnificences de l'hôtel de Penthièvre : le service d'or, etc;
mais surtout les charités inm:ienses, les bienfaits innombrables
du vertueux duc de Penthièvre, et il faut ajouter, hélas 1 l'in-
gratitude noire de ses vassaux. Il avait envoyé un de ses
valets de chambre au club de section de Vernon, pour entendre
ce qui serait résolu à son sujet. Un patriote remarqua qu'il
serait injuste de dépouiller le citoyen Penthièvre, qui don-
nait la moitié de son bien aux pauvres, c Eh bien, s'écria un
misérable, quand nous aurons l'autre moitié, nous aurons le
double. > Quand on rapporta cette réponse au duc, il répon-
dit froidement : < Le calcul est juste. > Mme la duchesse
d'Orléans, aussi bienfaisante que son père, fut mise en prison.
Elle disait qu'une des choses qui lui avaient été le plus pénibles
avait été l'obscurité complète dès cinq heures du soir en hiver,
jusqu'au lendemain matin; le geôlier venait lui retirer sa
lampe à cinq heures; il ne valait guère la peine de lui en
donner une. La solitude, le bruit des verroux qui se refer-
maient sur elle la remplissaient d'angoisses. On lui apportait
de misérables aliments sur un plat encroûté de saletés; on lui
avait donné plus tard pour compagne une fille publique, qui
d'abord la tutoyait, mais qui avait changé promptement de
manières, la servait même avec respect, et ne l'approchait
plus sans être appelée par elle. Le sanguinaire et brutal geô-
lier lui apprit la mort de Mme de Noailles, son amie, de la
manière la plus cruelle, en faisant un geste horrible t
M. Belurgel, notaire de Mme la duchesse d'Orléans, bon,
fidèle et zélé serviteur, sorti de prison, où il avait été incar-
céré avec sa femme, s'empressa d'aller voir Mme la duchesse
dOrléans, qui lui raconta toutes ses souffrances, ses angoisses
et ses privations. M. Belurgel, dans le costume le plus rigou-
348 SOUVKNtRS
reux des notaires royaux, dans l'attitude continuelle d'un
profond fiaUit, un pi«d en avant, la main sur «oh cœur, le
chapeau sous le bras, répondait à chaque douloureux souve-
nir de la princesse par ces mots dits avec une sensible émo-
tion : < Princesse, c'est comme Mme Behirgelt... absolament
comme Mme Belurgel. > Mme la duchesse d'Orléans ne parlait
de son mari qu'en l'appelant très tristement ce tnaiheureux
homme. • Comprenez- vous, disait-elle, jusqu'où il« ont pu
entraîner ce malheureux homme? •
Toutes les personnes qui ont approché de près Mme la
duchesse d'Orléans-Penthièvre savent qu'elle craignait exces-
sivement son fils Louis-Philippe et Mlle Adélaïde. Son visage
se couvrait de taches rouges lorsqu'on lui annonçait la visite
de ses enfants; leur continuelle obsession pour la forcer de se
dessaisir de l'administration de sa fortune en faveur du duc
d'Orléans son fils, et de se contenter d'une pension, donnaient
lieu à des scènes violentes. Monsieur, depuis Charles X, était
l'intermédiaire entre le fils et la mère; il appuyait les préten-
tions de M. le duc d'Orléans et faisait sans cesse des efforts
pour les réconcilier.
Le jour même où Mme la duchesse d'Orléans douairière se
cassa la jambe, elle eut à subir une scène violente avec son
fils. Le duc d'Orléans, très effrayé, vint chercher Monsieur, qui
partit aussitôt pour les réconcilier, quoiqu'il fût fort tard.
ENCORE LE PRTNGB LOTTIS-!! APOLliOH
1837.
Mme de Walsh nous fit ainsi le portrait moral et politique
du prince Louis Bonaparte, qu'elle connaît beaucoup. Grande
instruction, volonté ferme, entêtement ou ténacité dans ses
projets, audace et ambition effrénées. Son caractère «t sa pen-
sée sont éminemment despotiques et, porté au pouvoir violent
du sabre, il ne dissimule pas que tout ce qu'il dit au peuple
sur la liberté dont il jouirait sous son gouvernement, s'il par-
venait jamais au pouvoir, n'est qu'une amorce, dont il rît avec
DE LA BARONNE DU MONTET 349
ses adeptes, et doot il ne tiendrait aucun compte. Le prince
Louis Bonaparte écrit parfaitement; il exprime ses idées par
écrit avec prëetsioD-» clarté et éloquence, mais il manque de
présence d'esprit en parlant. Il est courageux jusqu'à la témé-
rité; l'ajouterai qu'on peut réellemAnt lui appliquer les paroles
remarquables de Napoléon : « Du sublime au ridicule il n'y a
qu'un pas. > Le prince Louis dit peut-être à part lui : < I>a ridi-
cule au sublime il n'y a qu'un pas i , et ce pas, il l'a fait à Stras-
bourg. Il est menteur comme tous les membres de la famille
Bonaparte; Napoléon mentait avec facilité; son ûls, le
jeune et intéressant duc de Keicbstadt, mentait aussi, dans
son enfance, au moina. Le roi de Wurtemberg en parlant à
M. de B... du fils de Jér6me, le jeune due de Montfort^ disait :
c II m'a promis... mais je ne puis compter sur sa parole, car il
ment toujours, i
MONSISUB KT MADAME DB WATWTL
M. et Mme de Watwyl logeaient l'année dernière à côté
d'un des conjurés de Strasbourg, chez lequel se tenaient les
bruyantes -réunions de ces jeunes étourdis; ils ne s'embarras-
saient nullement qu'on pdt les entendre conspirer, séparés ^ /
seulement par une porte de l'appartement de M. de Watwyl; -'
ils criaient, ils hurlaient leur complot, parlant tous à la ;
fois et faisaient un vacarme assourdissant. M. de Watwyl
eut souTent l'idée de les engager à faire moins de bruit •
et d'indiscrétion ; mais^ nous dit-il plaisamment, il n'arait '
pas voulu se mêler des affaires de Louis-Philippe et lui laisser
le soin de se défendre. Nous avons fait avec grand plaisir la
connaissance de M. et de Mme de Watwyl, Suisses de haute
naissance. Mme de Watwyl est une femme très distinguée,
d'esprit, d'instruction. Elle est fille de l'avoyer Steiger. Ce
ménage est très uni; ils sont riches et voyagent beaucoup.
M. et Mme de Watwyl sont protestants, mais tes protestants
les plus tolérants que j'aie rencontrés de ma vie. Mme de
Watwyl nous raconte qu'un de leurs ministres, très zélé, faisait
350 SOUVENIRS
en présence de son mari le projet d'une croisade, ou plutôt
de propagande contre les catholiques : « Monsieur, lui dit
sévèrement M. de Watwyl, vous feriez mieux d'en entreprendre
d'abord une contre les athées. •
J'ai entendu M. de Watwyl parler avec estime des jésuites;
il nous dit cette parole remarquable pour un protestant : t Ce
sont les jésuites qui ont arrêté la réforme : ce torrent eût
tout entraîné; les jésuites ont empêché la révolution univer-
selle d'envahir l'Europe à cette époque. > Mais à propos de
cette croisade contre les catholiques, que voulait prêcher le
ministre protestant, je me rappelle l'indignation du major
Filz-Maurice contre le célibat des prêtres. Son excellente
femme, fille d'un ministre anglican, partageait naturellement
ses sentiments, c Mais pourquoi, leur disais-je, le célibat des
prêtres catholiques vous irrite-t-il? — Parce qu'il est immoral^
criait le major. — Pourquoi immoral? • On comprend sa
réponse. Mais je lui répliquai : t S'il est immoral qu'il y ait
des hommes qui renoncent aux douceurs de la vie de famille
pour se consacrer uniquement à la grande famille, aux saints
et pénibles devoirs du ministère, aux malheureux, aux ma-
lades, aux mourants, aux morts même, combien il doit y
avoir plus de danger pour les mœurs en tolérant cette mul-
titude de jeunes et vieux célibataires; ces hommes qui
renoncent au mariage, uniquement pour jouir plus librement
de la vie et ne pas entendre crier des marmots I Égoïstes que
les devoirs de famille effrayent, que l'entretien d'une femme
légitime fait reculer; mais qui se ruinent en payant follement
le vice! Major, soyez juste, ajoutai-je, avant de prêcher votre
grande croisade contre nos bons prêtres célibataires, prêchez-
en une petite contre tous les vieux garçons^ parce qu'ils ne sont
décidément bons à rien. Il faut être juste pour tout le monde.
Si les prêtres sont dangereux parce qu'ils ne se marient pas,
pauvres martyrs du plus admirable dévouement, combien plus
doivent l'être ceux qui n'ont rien à faire qu'à s'ennuyer! » Le
major ne me répondit rien La croisade contre les vieux gar-
çons l'avait interloqué. J'avais quelques gros et formidables
arguments vivants à lui citer, quelques-uns de ses compatriotes
DE LA BARONNE DU MONTET 35i
dont la vie de garçon était bien scandaleuse. Quoique excel-
lent mari et homme très moral, le major vivait dans les meil-
leures relations sociales avec eux.
Un mot en courant sur les jésuites. Je n'en ai rencontré
que de parfaits, honmies droits, savants et très éclairés et
tolérants; mais c'est une chose bizarre que le fanatisme de
quelques dévots pour Tordre en général et l'étrange préven-
tion qui fait confondre cet ordre par leurs adversaires hai-
neux avec le catholicisme. Pour les ennemis des jésuites, c*est
la même chose, Jésuites et Catholicisme : c'est absurde; bien des
fervents catholiques ne sont pas partisans des jésuites. C'est
ce qu'on ne persuadera jamais à leurs antagonistes. Mme la
dauphine leur était peu favorable; elle avait même une sorte
de prévention contre eux. L'abbé Georgel, secrétaire dévoué
au cardinal de Rohan dans" l'affaire du Collier, était jésuite.
Mme la duchesse d'AngouIème refusa de le recevoir à Mitau.
SOUVENIRS ET OUBLIS
Le prince de Ligne raconta un soir chez la reine qu'il avait
élevé deux de ses laquais à la dignité de valets de chambre^
et qu'ayant voulu, immédiatement après, sortir en voiture, il
se trouva dans le plus grand embarras, ses deux valets de
chambre ayant obstinément refusé de monter derrière sa
voiture, ne voulant pas déroger; il fut obligé de les solliciter
de lui faire cette faveur, pour cette fois seulement. Us eurent
beaucoup de peine à y consentir.
11 fut plus heureux dans une autre occasion; je ne me rap-
pelle plus si ce fut à la suite d'un pari ou d'un oubli, mais il
fit (et il s'en vantait) le voyage de Paris à Bruxelles en poste,
sans payer un sou aux postillons ni aux maîtres de poste.
J'ai lu une de ses lettres, imprimée dans une petite brochure
éphémère, où il rappelait à la belle comtesse Rosalie Rz... les
vols qu'il avait faits sur les établis des marchands, en se pro-
menant avec elle.
Les souvenirs ont leurs écarts; dites-moi pourquoi je passe
352 SOUVENIRS
du prince de Ligne au bon maréchal de Ferr&ris? C'est
Bruxelles qui me met sitr le chemin de Vienne. La marédiale>
née duchesse d'Ursel, venait d'expirer; le maréchal était près
d'elle et avait reçu son dernier sotipir; on voulut réloigoer.
Arrivé dans son appartement, où sa fille et ses amis le condui-
sirent, il se mit aussitôt à parler de fm Mme de Ferraris; il
y avait cinq minutes qu'elle avait cessé de vivre I C'était un
excellent ménage; mais pour en revenir aux souvenirs, je ne
trouve rien de plus injuste que de se fÀcher contre les oublieurs;
les oublis sont souvent bien malencontreux, funestes même
et presque toujours désagréables; mais rien n'est plus indé-
pendant de notre volonté qu'un sottwnir ou un oubli, dans de
certaines choses, s'entend : car il est des souvenirs qui oe
peuvent s'effacer sans dégrader le cœur; des oublis qui ne
peuvent s'expliquer que par l'absence totale du sentiment
des convenances.
Mais il est des gens qui oublient tout; vous leur donnez
une adresse, ils l'oublient; une commission qui vous intéresse
vivement, ils l'oublient; une heure d'où dépend un rendez-
vous important, ils l'oublient; ces pauvres oublieux sont en
général très olficienx, ce qui complique singulièresaMit leurs
méfaits.... Ils s'entêtent à porter une lettre que vous venez de
finir à la poste; cette lettre est essentielle à vos affaires^ soyez
sûr qu'elle restera quinie jours dans leur poche on qu'ils
oublieront de l'affranchir» ce qui la fera mettre au rebut; et si
par aventure ils se chargent de vous amener une voiture,
soyez parfaitement sûr que vous retournerez chez vous à
pied, par une pluie à verse, après avoir excédé une pauvre
mattresse de maison qui attendait votre départ avec impa-
tience pour se reposer des fatigues de la soirée. Je ne vous
conseille pas de céder à leurs instances pour vous prendre un
billet de loterie : ils n'y penseront que le lendemain du tirage.
L'oubli ne ressemble pas à la distraction. Voublieur ne
pense pas du tout. Le distrait pense mal à propos. Le premier
est toujours fâcheux, le second souvent plaisant.
DE LA BARONNE DU MONTET 353
LB COMTE XAVIER DE MAISTRE
Seligensladt, 1795. Nancy, avril 1839.
Hélas! il m'en souvient de cette triste petite ville, près de
Francfort : Seligenstadt, où nous passâmes le rigoureux hiver \
de 1794 à 1795. La très petite colonie d'émigrés qui s'y trou- (
vait était composée de la famille de Mornac, de la comtesse de
Choiseul, abbesse d'un chapitre de Lorraine, d'un M. de Grux
(je crois), et de notre famille. C'est chez ma mère que l'on se
réunissait tous les soirs; on pjolitiquait beaucoup, cela nous
paraissait fort triste, à nous pauvres enfants de huit, neuf et
dix ans. Léon de Mornac était notre contemporain; son frère
nous paraissait bien vieux, il avait près de seize ans! Le .
matin nous passions notre temps gaiement, car cet horrible
hiver de 1794 à 1795 nous procurait abondamment de la neige
et de la glace. Nous avions inventé les montagnes russes bien
avant les jardins Tivoli et Beaujonî Mais le soir, hélas! tou-
jours de la politique, et nous n'osions élever la voix, de crainte
d'interrompre une discussion ou la lecture des gazettes.
Jamais nous ne voyions rire nos parents; la douleur et l'in-
quiétude dominaient tous les cœurs; l'indignation exaspérait
tous les esprits; et pourtant, il m'en souvient, un soir toutes
les physionomies étaient épanouies; on souriait de ce sourire
fin qui comprend une pensée fine; on nous faisait signe de
nous taire, mais sans impatience, car nous cherchions à com-
prendre aussi ce qui charmait nos parents, et leur faisait un
instant oublier leurs malheurs. C'était ma mère qui lisait.
Jamais je n'ai entendu mieux lire. L'ouvrage qui ravissait ce
petit auditoire d'exilés était le Voyage^ autour de via chambre.
Non, jamais je n'oublierai ce rayon consolateur dans ce sombre
et terrible hiver. Le Voyage autour de ma chambre me rappela
toujours une trêve dans les larmes. Nous autres enfants, nous
voulûmes aussi faire le voyage autour de ma chambre; nous
n'en comprenions que le matériel, et mon frère, le plus malin
des frères, se chargea volontiers de faire verser l'embarcation.
Hélas! ma mère chérie! si l'on vous eût dit alors : Votre
354 SOUVENIRS
fille, la plus petite de vos filles, recevra un jour chez elle en
France l'auteur de ce délicieux ouvrage ! Les cheveux blonds
et bouclés de votre enfant seront blancs alors et le comte
Xavier de Maistre aura atteint un âge avancé ; son front sera
chauve, ses yeux si spirituels se seront éteints, enfoncés; il
pleurera tous ses enfants, et vous, ma mère, les vôtres vous
pleureront. C'est dans un bel et élégant appartement (1),
entourée de jolis objets d'art et de meubles confortables, que
votre fille dira au comte de Maistre, avec l'accent du cœur, la
lecture de Seligenstadt : il écoutera son récit avec sensibilité;
il baisera la main de votre fille devenue vieille; il embrassera
avec affection votre gendre I « Monsieur le comte, disais-je au
vénérable vieillard, que je suis heureuse de vous voiri Vous
êtes pour moi bien plus qu'une célébrité (pour parler le lan-
gage du jour), bien plus qu'un spirituel écrivain, bien plus
que le Sterne décent, comme vous a si bien nommé Mme de
Staël; vous êtes l'auteur favori de ma mère! •
Le comte Xavier de Maistre passa plusieurs soirées chez
moi. n venait aussi souvent le matin et ne pouvait s'empêcher
de faire le voyage autour de ma chambre, s'arrêtant devant
chaque tableau, ouvrant mes, livres, feuilletant mes jolis
albums, admirant et respirant le parfum des plantes rares
qui ornaient mes jardinières ; j'en avais de très belles à cette
époque. Mme de Maistre s'étonitait d'en voir d'aussi nouvelles
et aussi distinguées en... province, elles étaient encore rares
à Paris. Nous donnâmes un dtner que le comte trouva excel-
lent, il le prouva; mais ce qui me fit le plus de plaisir, ce
furent les louanges simples et charmantes qu'il donna à notre
établissement, à nos salons.
Mon mari s'étant aperçu que le comte de Maistre, extrême-
ment chauve, craignait de s'enrhumer et avait toujours un
bonnet grec à la main pour s'en couvrir dès qu'il sortait de sa
chambre, lui conseilla de se faire faire une petite perruque. Le
lendemain le comte de Maistre le pria de le conduire chez un
artiste. Mon mari le fit entrer dans le salon d'un modeste coif-
(1) Rue de la Monnaie, n» 4, à Nancy.
DE LA BARONNE DU MONTET 335
feur, OÙ ce vénérable vieillard, lieutenant-général des armées
russes, s'assit sur une escabelle^ au milieu des individus aux-
quels on faisait la barl)e, et se laissa prendre mesure. Le len-
demain il revint chez moi', tout enchanté de son faux toupet
semi-gris qui lui allait à merveille. Mon mari lui dit : « Monsieur
le comte, je puis me vanter d'avoir ajouté quelque chose à la
tête du célèbre auteur du Voyage autour de ma cfiambre^ mais ce
n'est pas de l'esprit, ce n'est qu'une perruque. »
Voici quelques anecdotes sur le comte Xavier de Maistre. 11
entra chez un libraire de Nancy, et témoigna le désir d'avoir
un ouvrage intéressant, attachant et non fatigant pour lire en
voiture. Le libraire, qui ne le connaissait pas^ se hâta de lui
présenter ses œuvres, qui venaient d'être réimprimées à Paris.
Le comte les refusa. Le libraire insista : « Mais, Monsieur, je
ne puis rien vous donner de mieux, rien. » Le comte s'obstina;
alors le libraire impatienté lui tourna le dos en lui disant de
chercher lui-même ce. qui lui conviendrait le mieux.
Voulez-vous avoir une idée de l'orgueil provincial? J'avais
cru faire une chose agréable au marquis et à la marquise de
Raigecourt (elle est Savoyarde) en les invitant à df ner avec le
comte Xavier de Maistre. Je disais dans mon billet que j'étais
persuadée que la marquise verrait avec intérêt son illustre
compatriote. L'invitation ne fut pas acceptée, et le refus pou-
vait et devait se traduire ainsi : « Si le comte de Maistre a envie
de nous voir, qu'il vienne nous faire une visite I » U ne les con-
naissait nullement, et je me gardai bien de lui en faire la pro-
position.
J'avais témoigné un vif intérêt au comte Xavier pour le
chien du Lépreux. 11 nous raconta ce qui lui en avait donné
l'idée; c'est une plus triste histoire encore. Etant très jeune,
il avait un chien qu'il aimait beaucoup ; son gouverneur l'enga-
geait à s'en défaire; il ne pouvait s'y décider; enfin le cruel
mentor le fit assommer et jeter dans l'eau; le pauvre animal
n'était qu'étourdi et grièvement blessé; l'eau le ranima; il se
traîna tout sanglant et furtivement le soir dans la maison, fut
se coucher dans le lit, sous les draps de son jeune ami; on l'en
tira. . . on le tua, . . Je fis un cri ; je ne puis penser à cette histoire.
336 SOUVENIRS
ARRIVéB A PARIS. — l'ÊMBDTB
12 mai 1839.
J'avais vivement désiré ce voyage, il y avait quelques
années que mon mari n'était allé à Paris; je le blâmais; je
savais que mille choses nouvelles Ty intéresseraient, j'avais
insisté, il se décida, nous partîmes. J'avais écrit à mon neveu
de Yillevielle de nous arrêter un logement. Un hasard singu-
lier lui fit préférer le dernier que j'avais occupé en 1833, rue
Saint-Dominique-Saint-Germain. En écrivant à mon neveu, je
n'avais fait qu'une seule observation, qui parut presque une
plaisanterie : c Logez-nous bien loin des fureurs populaires,
loin des émeutes! > On avait ri. Nous arrivâmes précisément
le 12 mai, jour de la dernière émeute (1). Il faisait un temps
superbe, il était neuf heures du soir; nous avions relayé i
Pomponne^ et je songeais à une délicieuse lettre de Mme de
Sévigné qui raconte à sa fille un séjour dans ce beau château,
sa partie d'échecs avec le maître et l'affection que lui inspirait
la famille spirituelle de M. de Pomponne. J'avais regardé de
tous les côtés sans trouver rien qui ressemblât au château du
ministre disgracié^ je rêvais au beau siècle, lorsque la voiture
s'arrêta à Neuilly-sur-Marne, dernier relais. Nous demandons
des chevaux; on nous regarde avec étonnement : c Vous
voulez aller à cette heure à Paris? > Le maître de poste,
arrivé, nous trouve bien téméraires, c Mais pourquoi? — 11 y
a grand danger, Madame; je crois de mon devoir de vous
engager à rester ici : on se bat à Paris; il y a des barricades,
des morts. — Et pourquoi? et pourquoi? » m'écriai-je dans un
trouble extrême. Mon mari décida alors que nous passerions
la nuit à Neuilly-sur-Marne. Je voulais rebrousser chemin au
plus vite, non-seulement retourner à Nancy, mais passer le
Rhin, fuir. 11 me semblait que nous ne pourrions aller trop
loin. Nous couchâmes, c'est-à-dire, nous restâmes dans une
(1) C'est réineutc dirigée par Barbes, Blanqui et Martin Bernard qui
tentèrent ce jour-là de soulever le quartier Saint-Martin. {Éd.)
DE LA BARONNE DU MONTET 357
horrible auberge^ la seule de ce village, si près de Paris.
Noue étions en société avec des comédiens ambulants, des
rouliers et des paysans de la banlieue, parce que c'était
précisément la fête de Neuilly-sur-Marne.
A minuit, le maître de poste vint nous apporter les nou-
velles qu'il venait de recevoir de Paris : elles disaient que les
partis restaient en présence, qu'on se battrait probablement
le lendemain, etc. Il nous engagea à attendre de nouvelles
informations avant de nous mettre en route, et nous promit
de nous envoyer de Paris, où il irait lui-même, un de ses
postillons, pour nous rendre un compte bien exact de l'état
des choses. Le lendemain, à dix heures, nous reçûmes effec-
tivement ce courrier, expédié par l'obligeant maître de poste,
qui était parti à trois heures du matin pour Paris. Il nous
faisait dire de nous mettre promptement en route, que nous
aurions le temps d'arriver avant la reprise de l'émeute^ qu'on
croyait que les hostilités ne reprendraient que vers une
heure ou deux; nous fîmes atteler aussitôt et partîmes au
grand galop. Nous rencontrâmes le maître de poste qui reve-
nait de Paris; il nous dit de nous hâter, qu'il se formait de
nouveaux rassemblements dans la rue Saint-Antoine; nous
devions la traverser. A Vincennes, tout était tranquille; mais
dans la forêt nous rencontrâmes des hommes et des cochers
de camions qui nous criaient que nous allions nous faire
brûler; les gardes des barrières nous apprirent que l'on bat-
tait le rappel^ que les rassemblements devenaient compacts
dans la rue Saint-Antoine; ils nous engagèrent à prendre un
long détour. Cela devint effectivement très nécessaire, car,
vers le milieu de cette longue rue du Faubourg-Saint-Antoine,
nous nous trouvâmes dans le commencement d'une foule hos-
tile, menaçante; notre postillon tourna court dans une petite
rue étroite, si étroite, que notre voiture, à elle seule, eût fait
une véritable barricade. On nous montra quelquefois les
poings, on nous rit au nez, on nous injuria un peu, mais on
ne nous arrêta pas, et, en vérité, dans les horribles petites
rues et tortueuses que nous parcourûmes, rien n'était plus
facile. Notre postillon nous conduisit admirablement. Il
358 SOUVENIRS
tournait à propos lorsqu'il apercevait des rassemblements;
nous en évitâmes plusieurs, et entre autres celui qui portait,
en tête d'une colonne d'insurgés, le corps mort d'un ouvrier
tué devant l'École polytechnique. Nous vîmes le drapeau
noir flotter sur ce rassemblement. La vue de l'homme mort
m'eût fait mourir de frayeur.
Enfin, nous arrivâmes hôtel des Colonies, rue Saint-Domi-
nique-Saint-Germain, sans accident. Là, tout était calme.
L'émeute était du commérage pour les uns, de V histoire pour
les autres. Nous fûmes, le soir, voirie quai : des patrouilles et
des trains d'artillerie traversaient en tous sens. C'était un
spectacle pour les badauds et un amusement pour plusieurs.
Voilà comme j'ai vu l'émeute.
Paris, mai 1839.
La brillante exposition, les chefs-d'œuvre de l'industrie, les
magasins éblouissants de rubans, de fleurs, d'étoffes char-
mantes; foule partout immense et distraite.
Paris me semble une courtisane parée pour recevoir un
roi, un héros, un tyran ou un tribun.
BARON ANTONINI, MINISTRE DE NAPLES A MADRID
ET A BERLIN
Bade, 21 août 1839.
Nous revoyons ici, avec un vif intérêt, le baron Antonini,
ministre de Naples à Berlin. Il est impossible d'être plus spi-
rituel, plus aimable, et d'avoir une conversation plus atta-
chante. Il témoigne une affectueuse sympathie à M. du Montet,
dont il a déjà eu occasion, en 1836, d'apprécier l'esprit de
sagesse, les vues élevées, les sentiments chevaleresques. Il
est ami de nos amis de Vienne, Glary et Chotek, et ancien et
très fidèle ami de Mme la marquise de Laage. Le baron Anto-
nini était ministre de Naples à la cour d'Espagne au moment
de la mort de Ferdinand VII, et vous pouvez penser de quel
intérêt sont ses assertions. Instruit que le roi venait de signer
DE LA BARONNE DU MONTET 359
le testament qui changeait l'ordre de succession, il pénétra
de force dans l'appartement royal à minuit; sa qualité de
ministre de famille lui en donnait le droit; il s'adressa éner-
giquement à la reine et au roi; « Votre Majesté a-t-elle
réfléchi, dit-il au roi^ aux malédictions de ses sujets, au sang
qu'elle va faire verser? > Le roi révoqua son testament et,
après avoir accompli cet acte important, il dit à M. Antonini
et à la reine Christine : Quel poids voiis m'avez ôté! L'infante
Carlo tta apprit l'événement à Burgos; elle accourut à Ma-
drid et par des scènes violentes fit révoquer ce dernier acte,
ou fut censée l'avoir fait révoquer, car on croit que le roi était
mort lorsqu'on lui fit faire un signe de tête aflirmatif. Le plus
grand secret avait été gardé sur l'arrivée de l'infante Carlotta
et l'incroyable rapidité de son funeste voyage. Le récit du
baron Antonini était d'un saisissant et dramatique intérêt.
TOMBES ROYALES A L ESCURIAL
Le caveau où sont enterrés les rois et les reines d'Espagne
ressemblent plutôt à un salon royal qu'à un caveau sépulcral.
Les tombeaux en forme de coupes antiques, les décorations
brillantes, les dorures étincelantes, toujours éclairées par une
multitude de lustres constamment allumés, ôtent tout carac-
tère de tristesse et de recueillement à cette royale sépulture.
La reine d'Espagne, femme du roi Charles IV, avait d'abord
aimé Godoy, frère du célèbre prince de la Paix. Ce dernier
portait les billets de son frère à la reine et favorisait leur
intrigue. Préféré enfin, elle le fit introduire chez elle sous le
prétexte de raccommoder les cordes de sa guitare; mais elle
lui fut souvent infidèle. Un jeune homme sans fortune, nou-
veau favori, affectait un grand luxe, élégance et richesse dans
ses équipages. Frappé de ses étranges manières^ le roi
appela Godoy pour le lui faire remarquer. « Votre Majesté ne
sait donc pas, lui dit malignement Godoy, que M... est entre-
tenu par une vieille femme qui ruine son mari pour lui?* Le roi,
avec un gros rire, appela la reine par son petit nom, lui Ht
r
360 SOUVENIRS
remarquer l'équipage fringant : « Vous ne savez pas ce que
me conte Godoy? M... est entretenu par une vieille femme
qui ruine son mari pour lui. » Le bon roi rit plus fort en
achevant ces mots; la reine ne se déconcerta pas : < Quelle
histoire me faites txms là, dit-elle en affectant un air de prude;
fif quelle vilaine médisance t i
ESPAGNE
Les nombreux laquais de Mme de Montijo à Madrid voyaient
un j<rar le duc d'Havre et Mgr de Rechten, excessivement
polis l'un et l'autre, se faire de profondes révérences en
sortant de chez Mme de Montijo, et des civilités inûnies à
savoir qui passera le dernier. < Que font-ils, dit un Espagnol à
son voisin? — Us dansent le boléro de leur pays, » répondit
gravement un des serviteurs auquel cette question s'adres-
sait.
M. et Mme de la Romana ont été assez longtemps à Bade;
le marquis est fils du célèbre général de ce nom et trois fois
grand d'Espagne; sa femme est fille du duc de Villafranca, et
petite-flUe de Mme de Montijo, grande d'Espagne, femme
d'une instruction rare; elle traduisait en lisant, sans hésiter,
un auteur espagnol en français, à faire illusion. Le marquis
de la Romana cause beaucoup; j'aimais sa conversation
sérieuse et franche, mêlée de mots espagnols. Sa femme est
très petite, chétive, brune, de beaux yeux; elle est simple,
naturelle, et très enfant gâté; elle a des expressions originales,
naïves, une petite voix criarde et aiguë, et une physionomie
spirituelle. Elle nous disait tranquilleme